dimanche 10 février 2019

Tout ce qu'il me reste de la révolution, film de Judith Davis

Tout ce qu'il me reste de la révolution : Affiche


C’est fort : intelligent et sensible.

L’idée de départ est un spectacle théâtral conçu par Judith Davis  et sa troupe, L'Avantage du doute, en 2008

Le personnage qu’elle incarne est une jeune femme que révoltent le mode de vie « libéral » de notre monde, ses oppressions, ses vides : combative et militante, elle a gardé le sens des luttes de ses parents, maoïstes de 68, avec un peu de leur aspect doctrinaire.
Tantôt drôle, avec ses personnages maladroits, tantôt sensible, lorsqu’il raconte la difficulté des relations, familiales, amicales ou amoureuses, ce film touche en ce qu’il pose à hauteur d’humain la question politique : quels engagements et résistances sont encore possibles, après les désillusions des idéologies ? Il s’affranchit d’un discours militant, il interroge, il n’assène aucune réponse.
Un cinéma qui tranche agréablement avec les produits de grande consommation dont on gave le public à grand renfort de promotion : malheureusement, par cette forme insidieuse de censure, il n’est distribué que dans peu de salles (6 à Paris, par exemple !). Souhaitons que l’adhésion du public motive les distributeurs à en permettre la découverte à plus de monde …
 

dimanche 3 février 2019

Les vieux


            Effrayants effrayés, effarés de leurs yeux qui ont trop vu
Presque squelettes vieillards et vieillardes rongés d’ans
leurs yeux fixes, aveugles de la mort qui s’en vient, de la vie qui s’ensauve
Tremblants de la fatigue de n’avoir plus qui aimer
le sarcasme de la fête sur le point de finir, mascarade, rires égrotants On ne distingue plus les rires d’avec les pleurs Les uns comme les autres finissent en bêlements insanes A eux qui de l’amont voient ce qui est, la faribole amère des honneurs qu’ils ont crus, la défaite de leurs victoires vaines Toute cette splendeur factice J’étais belle si tu savais comme j’étais belle j’en ai fait tourner des têtes, ils étaient tous après moi, si tu savais Tu vois, c’est moi, là, sur la photo, mais si, je t’assure, elle montre l’image d’une très belle femme au regard éclatant, à la taille si fine Comme si la photo avait brûlé
s’était racornie avait jauni et qu’il en était sorti cette sorcière hideuse
Tu vois, coupe ce spectre moribond, à la tête qui branle, moi regarde cette baraque ! Il montre une splendeur insolente, des palmiers une pelouse irréductiblement verte et tondue de frais, une terrasse au bord de la piscine et un homme debout, impeccable et fier dans un costume blanc, du lin peut-être, et ce regard qui domine le monde
Ils s’approchent tous, maintenant, main tendue, comme un crochet avide de harponner encore un dernier résidu de bonheur, un relief de mémoire, comme des indigents venus à la fin d’un banquet, en ramasser les miettes
J’étais célèbre ! s’écrie l’un, J’avais du pouvoir s’extasie un autre, J’ai eu une très belle carrière Moi c’était la fête ! la fête ! la fête !
L’air s’emplit de leurs visions, du cliquetis de leurs rêves, leurs doigts déformés battent le vide, la déraison
Ils savent
Maintenant qu’ils ont passé le seuil
Ils ont vu ce qu’il y avait après la bataille
non les honneurs et les fanfares annoncés
Au bout de leurs luttes
Ils gémissent : Ah ! nous n’avons pas ménagé notre peine
Maintenant ils connaissent le dénouement de la farce sinistre
Cette odeur de pisse et de silence et de vomi et de désinfectant
Ils voient l’horreur dans les yeux des vivants
Relégués
On les a éloignés le plus possible du monde qui s’agite et s’évertue dans les rues les magasins les routes sur les places dans des salles qui s’amuse, le plus possible, qui amasse, désespérément
De peur qu’ils ne le contaminent de leur lenteur, leur maladie de mort
Bien loin les futurs morts s’agitent, désespérément, s’abrutissent de bruit et de paroles et de projets pour oublier, ce qu’ils savent déjà, qui les attend, leur place au mouroir est déjà réservée

Alors il vient un rire aux vieux qui n’attendent plus rien, un rire dément et gai à voir la foule s’évertuer à éviter l’inéluctable, ils se les montrent d’un doigt retors comme un crochet, Tu as vu celui-là avec toutes ses médailles et ses décorations ! Et regarde, là, cette jeunette qui minaude devant son miroir et rentre son ventre commençant Ils ont un rire qui secoue leurs os cliquetants comme un souffle qui soudain fait vaciller la flamme


Gorilles dans la brume

C’est ce que nous sommes, je pense.
Au balbutiement du langage.
Qui s’aperçoivent, interloqués, légitimement suspicieux, rassurés.
Le langage, inapproprié, à inventer, encore, peut servir à communiquer, aussi.
A faire espèce, au moins un peu. Parce que même les fauves solitaires aspirent à faire clan, au moins de temps en temps.
La démystification, la « déconstruction » si l’on veut, l’incroyance devant les idoles, quand elle n’est pas qu’une danse de salon, sert aussi à nous débarrasser, nous alléger des contraintes inutiles, nous sauve de quelques fourvoiements. Dés-espérante et desséchante, quand elle n’est qu’une posture, elle peut aussi faire préalable à un sens reconstruit, plus cohérent, nettoyé.

Je crois que l’action de penser, pour ne pas l’appeler « philosophie », terme mal fréquenté, compromis, revient toujours, comme aux « origines », à se fabriquer des outils, pour aménager la cabane et chasser le mammouth. Aménager au mieux notre île de Robinson.
Continuer à inventer le langage, pas pour faire neuf, ni beau (pour ça aussi, si ça chante), mais pour faire le tri, remplacer les mots usés, inadéquats, qui voilent et altèrent le réel. Se défaire des vieux concepts, pas parce qu'ils sont vieux, faire le tri, jeter ceux qui ne fonctionnent pas, ou plus, en forger d’autres : pas pour surprendre le bourgeois, ou faire le pitre dans les galeries (pour ça aussi, si ça nous enchante), le fou des rois ou le caniche de ces dames.

Il faudrait reprendre le chantier là où il en est resté, inachevé. Voir « ce qu’on fait maintenant », plutôt que de se complaire à une pensée de la répétition, à une glose radotante. Tirer les leçons des cinq derniers siècles : l’impasse du progressisme humaniste, cette théorie du ruissellement dont on doit aujourd'hui admettre qu’elle ne fonctionne pas : des Penseurs qui théorisent, d’autres qui vulgarisent, et une masse dont la capacité de penser augmenterait, se raffinerait sous l’effet de « l’éducation », émancipation du grand nombre garante d’un mieux pour tous.
La libération par les Lumières, la révolution par les progressistes, ça ne marche pas : très bien, pas grave : qu’est-ce qu’on fait ? Remplacer les concepts marxistes de la lutte des classes, insuffisamment affinés, non à jeter mais à repolir ; la vision binaire, stérile et inadéquate, oppresseurs/opprimés, puisqu’on a expérimenté que les uns et les autres sont l’un et l’autre, que la frontière de l’affrontement ne passe pas tout à fait par là, que c’est plus complexe, que ce sont des catégories inopérantes : là est pour moi le vrai point de la réflexion politique. Redécouper les catégories du réel, conçues selon des modes antagoniques, hommes/femmes, noirs/blancs, riches/pauvres, progressistes/réactionnaires, dominants/dominés. Penser en termes d’intrications, de définitions multiples, mobiles et non statiques, réversibles.

Se poser ces deux questions : quoi faire à l’endroit où nous sommes arrivés, et celle du statut du penseur-individu, des limites de la portée de celui qui s’interroge, isolé, donc peu audible : la contradiction entre la dimension intrinsèquement individuelle de « là où ça pense » et celle intrinsèquement collective de « là où ça agit », double condition d’une efficacité. Alors l’action de penser me semble redevenir joyeuse, qui fait vie : also sprach Zarathustra !

Seul moyen, me semble-t-il, pour que l’action de penser ne se réduise pas à « un condensé d’impuissances et d’échecs ». Le sentiment de « l’échec » me semble ne relever que des attentes qu’on a pu se laisser fixer, par une société, un système de formulations qui placent le « succès » dans la seule reconnaissance du pouvoir ou du nombre. Il n’est dans le formatage permanent de notre imaginaire que de grands philosophes, écrivains, politiques, artistes, savants, c'est à dire adulés (par le nombre) ou adoubés (par les cercles de pouvoir). C’est dire que leur « réussite » a pour prix, pour condition de recevabilité, leur impuissance, leur engagement tacite ou assumé à ne rien faire, à ne rien changer de l’ordre (et des désordres) du monde, dont ils sont redevables. C’est la loi de leur accession et maintien dans la caste mandarinale. Qu’un Bourdieu vienne cracher dans la soupe, secouer le cocotier, et, après qu’on a échoué à l’étouffer, à l’éliminer (voir le court-métrage de son fils, Le Candidat), sa consécration inévitée se solde par une assimilation aux formes indolores de l’expression universitaire : telle est la terrifiante et auto-destructrice efficacité du système « libéral », sa plasticité, qui lui permet d’absorber, de digérer ce qui vient le menacer. De ce fait, rien ne peut venir sauver le système de lui-même, comme des cellules malignes qui auraient acquis le pouvoir de transformer les leucocytes en nouvelles cellules malignes. Le gain, puisqu’il y en a forcément un, étant la conservation des personnes en profit. Exemple semblable de l’outsider Onfray, dont la para-université est une université …

Soit le dilemme entre « réussir » (être publié, reconnu, recruté, considéré : assimilé) comme autre que soi, accepter de passer sous les fourches caudines, se conformer (vendre son âme, dans les anciennes terminologies), ou rester soi mais à l’écart : dialectique de l’individuel et du collectif. N’être « rien », puisque c’est le groupe qui nomme, qui reconnaît, rien que soi, forcément chétif, ou être « quelqu'un », mais quelqu'un d’autre. La danse du courtisan, fût-ce de cours marginales ou minoritaires, comme s’y décident maints « opposants » et rebelles : il n’y aurait à choisir que la secte dont on puisse devenir l’officiant.

Dernière idée, qui assemble les autres : forger le concept d’une double intrication du collectif et de l’individuel, de l’élément et de l’ensemble, qui rend compte de bien des « contradictions » apparentes dans certaines carrières, positions, théories. Mon destin individuel est évidemment un élément de l’histoire collective, dans laquelle j’occupe un point paramétré (1e intrication). Mais à l’inverse, l’histoire collective, et le rôle que j’y joue ne sont que des éléments dans l’ensemble de « ma vie ». Le théoricien, même étiqueté contestataire, le leader politique, même « opposant », quand il pense le monde, les changements qu’il prétend y apporter, ne peut que simultanément bien que contradictoirement œuvrer pour lui-même, dans son intérêt sinon exclusif du moins prioritaire (qu’il s’agisse de son confort, son salaire, sa position sociale, sa satisfaction narcissique). De là ce jeu de dupes où d’aucuns prétendent (et se font croire, parfois) combattre un système dont ils dépendent, dont ils ne peuvent en réalité provoquer la disparition : contradiction qu’ils résolvent par la mise en scène d’un simulacre.

On en serait là, et, c’est excitant comme un suspense de film d’aventures, cela étant : qu’est-ce qu’on peut inventer pour se sortir de là ? La chasse au mammouth à poursuivre …

"Changer les choses"



Changer pas mal de choses, notamment les rapports de pouvoir, les dominations, m’a toujours paru une nécessité et une urgence.

Jeune, conscient de la difficulté de la tâche, j’ai d’abord cru pouvoir tenter quelques actions, mais je me suis vite rendu compte du peu d’audience et d’effet que peut avoir la parole d’un type lambda. Et surtout du processus de simulacre : les organisations et personnes qui déclarent (et, parfois, croient « sincèrement ») souhaiter des transformations ne le veulent pas réellement, explication la plus simple à leur « échec ».
Elles aimeraient bien que ça change, mais pas trop : changer le papier-peint de la prison, pas casser la prison. Changer le nom du directeur, pas supprimer la fonction : on passe de Louis XVI à Napoléon, du Tsar à Staline, de Sarko à Hollande, de Macron à Pimpin : ça ne me paraît pas valoir le coup de mourir pour ça.

Plus essentiellement, les « opposants » n’identifient pas la véritable cause du phénomène d’oppression : pas l’homme au pouvoir, mais ce qui en eux-mêmes fonde l’oppression, leur propre désir de puissance et de jouissance. Le « souverain », absolu ou partiel, ne l’est que par le mandat du groupe dont il sert les intérêts. On peut être à la fois victime et coresponsable (du système injuste, générateur de violence, qu’on a accepté tant qu’il nous profitait) : les juifs comme les Palestiniens, les habitants du Tiers-Monde, les défavorisés de l’Occident.

Ce que veulent les opposants, ce n’est pas que ça aille bien pour tous, mais que ça aille bien pour eux. Le système « libéral » est celui où le groupe dominant consent à ce que ça aille bien pour lui et le moins mal possible pour les autres, éventuellement. Pas rassembler les conditions nécessaires pour que nul ne soit lésé, parce que mécaniquement leur situation à eux s’en trouverait affectée. Au mieux, l’occidental aisé « mais progressiste » veut bien que les pauvres soient moins pauvres, dans la mesure, forcément faible, où ça ne diminue pas sa richesse, son confort

C’est la logique qui détermine les moyens d’action : le syndicaliste, le militant, fût-il de Lutte Ouvrière (sympathique Nathalie Artaud …), l’intellectuel « de gauche », tel un Badiou, veut bien imprimer des tracts, brandir des banderoles, publier des ouvrages, faire grève éventuellement, et c’est tout …
Et c’est peu, compte tenu de la puissance de l’adversaire : si Macron, bouge, si peu, c’est parce que quelques excités mettent le feu, gênent les profits du commerce, entachent « l’image de la France » à l’étranger. Face à un pouvoir radical, il ne peut être efficace que des actions radicales, trop coûteuses sur le plan personnel quand on a un salaire confortable, une position sociale et une vie somme toute agréables : c’est le fondement du consentement qui fait la force de la tyrannie démocratique, une soumission aux règles du jeu en échange d’un relatif confort.

Le simulacre démocratique est un spectacle qui se joue à deux : un pouvoir qui domine, aux têtes changeantes pour créer l’illusion d’une impermanence, et une « opposition » qui s’oppose, mais pas trop, qui brandit et manifeste, pour rendre la soumission moins frustrante : c’est le simulacre.

Ces oppositions en paroles parviennent parfois à changer le papier peint : coup de pouce au smic, améliorations ponctuelles, et ce n’est pas rien, ça n’est pas méprisable pour ceux qui en profitent, mais mon sentiment est : « tout ça pour ça ». J’enrage que l’oppression quotidienne se perpétue, mais s’il ne faut se battre que pour un peu de mieux pour une catégorie, c’est là que je préfère encore « fumer mon cigare dans ma voiture », m’arranger à ma façon moi aussi des désordres du monde, puisque le simulacre ne m’apporte aucun réconfort, aucune illusion « d’avoir fait ce que j’ai pu ». Danser pour la pluie, prier pour nos frères ou scander des slogans dans la rue ne me fait pas me sentir plus agissant.

Je n’ai pas envie de « me battre » (de m’en donner la bonne conscience), par exemple, pour tenter d’abroger une réforme du lycée injuste (elle l’est) qui vient remplacer une situation à peine moins injuste et aberrante, qui, étrangement, ne suscitait pas de rébellion : si les profs voulaient effectivement s’opposer au n’importe quoi des études, ils en auraient les moyens immédiats, et ils s’en seraient saisi. C’est tout un système de sélection sociale et de déliquescence comportementale qui serait à déconstruire : le prof lambda, syndiqué ou pas, est trop heureux que ses propres rejetons et lui-même soient du côté des bénéficiaires pour ne pas appliquer la validation de diplômes imbéciles.

Rien d’un « tout ou rien » simpliste : disons qu’il y a un « seuil d’efficience » à partir duquel il me semble raisonnable d’agir. Et un seuil de crédibilité : ceux qui se trompent de cible (en conspuant le monarque du moment au lieu de démonter le système dont ils sont eux-mêmes des soutiens) ou qui sous-estiment la force adverse (en imaginant qu’une grève, ou des cahiers de doléance ! puissent faire plier l’adversaire) me sont suspects.
Les activistes violents, type Baader ou Blackblocks, me semblent voués à la même inefficacité globale, sacrifier eux aussi à un autre type de simulacre : s’agiter pour ne pas s’avouer impuissant.

Une pensée et une action de la transformation commencerait par tirer leçon de la longue histoire des « luttes » et révolutions, pour poser la question là où elle me semble : qu’est-ce qu’il reste possible de faire, compte tenu de la réalité des motivations des uns et des autres, sur quels leviers réels agir … ? Mais ce serait une autre histoire … Je reviendrai dans dix-mille ans.