jeudi 16 février 2017

Obscénité (« Outrage aux bonnes mœurs »)




L’Obscénité, ce n’est pas les Amants qui baisent sur la Place Publique. Pas la main qui entrouvre les cuisses, pas la bouche qui enfourne la bite.

C’est le banquier, et sa cravate. Son sourire amical, honnête voleur.
C’est le présentateur qui débite, guilleret, les nouvelles du monde.
Le défilé vertueux des manifestants solidaires, quand ils s’indignent, Peuple de Grenouilles, contre ce qu’ils ont laissé s’accomplir.
Ce sont les vitrines, pimpant dégueulis d’abondances au nez des démunis.

Pas les poitrines offertes qui s’étalent sur les affiches.

Mais l’effarouchement des prudes qui re-cèlent ce qu’elles ont promis.
Singer l’amour en déclarations fades et sirupeuses.

Les foules suantes vociférant au sang qui gicle du taureau. La fierté imbécile aux trophées étalés. Croire qu’un homme mérite d’être célèbre parce que ses jambes ont couru un peu plus vite. Juger indigne le vêtement élimé, honteuse la pauvreté, pardonnable, la bêtise. Respectable, l’homme d’affaires.
Ces restaurants affectés où la vanité cliquète. Ces villes proprettes où on ne se rencontre pas. Ces émissions où s’exhibent la veulerie et l’ignorance. Ces dîners en ville où se prostitue l’intelligence satisfaite d’elle-même, indifférente. Ces simulacres, où on abdique le pouvoir à la moins lamentable des marionnettes.

Et crier : « Nous sommes libres ! »

L'Ennemi



L’Ennemi est : tout ce qui t’empêche de vivre. Tout ce qui t’empêche d’être.

L’Ennemi est le soleil, quand tu ne veux pas de soleil.
L’Ennemi est tout ce qui te contraint. L’Ennemi est la Loi : la loi des autres, la loi du Groupe, qui prétend te contraindre : à travailler, quand tu veux juste écouter de la musique au soleil, à porter des vêtements qui ne te plaisent pas, à dire, à ne pas dire, à être là où tu ne veux pas, à être autre que toi, à ne pas être. A te joindre à l’obscène litanie des prières.

L’Ennemi est le serviteur de la Loi, celui qui croit à la Loi, qui se prosterne, et la sert, vénéré despote.
Celui qui dit : Ne fais pas ça, et voudrait t’empêcher de le faire.
C’est celui qui veut te prendre ce que tu as, et aussi ce que tu n’as pas. L’eau que tu bois, l’air que tu rêves, les rêves qui te nourrissent.
Ton âme. Tes désirs. Ce qui palpite, au plus obscur de toi.
L’Ennemi, c’est l’ami qui n’est pas là, qui te ferme sa porte. C’est le passant qui te croise sans te voir, la foule qui t’encombre, et le vacarme.

L’Ennemi, c’est toi. C’est ton désir, et tes vaines croyances. C’est ta faiblesse, tout le cortège de tes faiblesses.
C’est l’ennui. Le fatras lourd des conversations convenues, les colifichets clinquants de la sociabilité vide. La soumission chafouine au Convenable. Les savoirs inutiles. Les honneurs, les vaines gloires, de paraître autre que ce qu’on est, les élégances de pacotille. Les chimères du pouvoir, le hochet dérisoire de la puissance.
Les rimes, et la raison.
L’illusion de te plaire.

La la land : navet toxique !



Attention ! Navet toxique ! Non seulement les chorégraphies sont pauvres et banales, les voix médiocres et sans originalité, l'intrigue un collage de tous les poncifs niaiseux, mais en plus il faut supporter une idéologie nauséabonde, d'autant plus qu'elle est dans l'air du temps, et illustrée ici de façon hypocrite, en faisant semblant du contraire ! A savoir que ce qui serait important pour chacun de nous, ce serait ... d'être célèbres, bien sûr ! Forcément un écrivain Reconnu, de renommée internationale (et riche !), sinon, à quoi bon ? Et l'également riche propriétaire d'un cabaret, doublé d'un pianiste hypnotisant ... C'est ça, la "réussite" qu'on vend aux spectateurs médusés de cet interminable clip ... "Fame" ... Piteux.

lundi 13 février 2017

Les Terres de l'Aube (nouvelle)



La nouvelle


            Comment va-t-il réagir à la nouvelle ? Il s’est suicidé. Il ne le sait pas encore. Sa main pend, inerte. Son corps flasque gît inutile. C’est l’aboutissement d’une longue histoire.
  Ses yeux vitreux  déjà considèrent une dernière fois le défilé morne des jours. Taches de lumière colorées, visages, photos d’enfants, une vieille Peugeot qu’il a eue, un repas, dont on ne voit pas les convives.
  Il va se lever, décrocher dans le placard une veste légère, aller danser dans une discothèque. Il y aura trop de bruit. Les corps se serrent en tas indistincts, la lumière n’est  pas très bonne. Dans les flashs crépitants il voit des filles très belles, aux corps ravis, aux yeux de drame. Il se sent très bien. Il a chaud. C’est agréable, une torpeur.
  Il ressort. L’air frais lui fait du bien. Il a déjà vécu plusieurs fois. Ce n’est pas toujours la même femme qui l’accompagne. Cette fois il n’y a pas de femme. Il n’en avait pas envie.
  Il se sent bien dans l’obscurité et le silence.
  Il aime bien tous ces gens qu’il ne connaît pas et qui s’amusent à l’intérieur. C’est agréable de savoir que les gens s’amusent.
  Il se rend une dernière fois dans une forêt voisine. Un liquide rouge poisse le long de son bras, puis sur la moquette. Il ne s’en soucie pas. Il est tellement bien, dans une douce torpeur. Il rentre de l’école, il y a le goûter et le visage de sa mère qui lui sourit. Il ne parvient pas à se rappeler ce qu’elle est devenue.
  Les arbres s’élèvent, graves, au-dessus de lui, un peu inquiétants, ils se perdent là-haut dans la nuit. Mais ils ne lui veulent aucun mal. Ils l’attendent. Il se couche sur la mousse piquante. Là-haut un ciel à peine étoilé s’étend.
  Il décide de rentrer. Rien ne le presse. Il traverse le parking désert, jonché de voitures endormies. Il monte l’escalier. L’idée le traverse qu’il a oublié quelque chose. Oublié peut-être de prévenir quelqu’un, mais de quoi ?
  La nuit du vide appartement l’accueille familièrement.
  Il ne sait pas encore la nouvelle.

froid

Mangez vite ça va être froid ! La maîtresse de maison, très élégante bien que je ne la connusse pas (mais je l’eusse volontiers connussée entre deux portes), posa sur la table un sauté de veau. Je n’avais pas été invité et ne me trouvais donc pas à table, mais la dame en noir si. D’une autre élégance, moins de bijoux, elle était venue avec son mari, naturellement, qui faisait plus âgé qu’elle. Mais allez savoir !


noir

            Ils avaient sonné à la porte de leurs hôtes. Ils avaient trouvé à se garer pas loin. Derrière eux le boulevard circulait à peine, quelques voitures dardant leurs phares, pressées de rentrer.
            Monique vint leur ouvrir, les fit entrer, on se fit les embrassades, on prit des nouvelles, on gagna le salon : les Dussollier étaient déjà arrivés, installés, un drink à la main. Ambiance intime, tamisée, confortable. Roland fit son entrée, s’exclama, salua les arrivants, la dame en noir avait engagé un dialogue inutile avec Jacqueline, Mme Dussollier.
            On trinqua. On bavardait. Chacun trouvait une anecdote amusante à raconter, sur son métier, les dernières vacances, les frasques de l’aîné.
            On passa à table. Le sauté de veau était excellent. Les vins se succédaient avec brio. Des amis ravis de se retrouver.
            Mme Dussollier faisait face à la fenêtre. Elle eut un petit sursaut, réprima un léger cri. On se retourna. De dehors, une tête hagarde scrutait la pièce. On devinait vaguement, sous la tache des lampadaires, un type enveloppé dans une gabardine informe, froide, noire.
            Nathalie dit doucement : « c’est pour moi ».
« Tu veux que je m’en occupe? », proposa son mari.
« Non, laisse, j’y vais. »
            On entendit son pas dans le couloir, la porte s’ouvrit, un conciliabule. Nathalie revint au salon, fouilla son sac à main, en extirpa quelque chose et repartit. On comprit les mots : « ça ira ? », suivis d’un murmure incompréhensible. La porte se referma, Nathalie regagna sa place, impassible. Le silence dura un moment. Chacun peut-être imaginait l’homme traînant ses pas sur le trottoir. Quelqu’un s’écria : « c’est terrible, tout de même !
        Vous faites un métier difficile.
        Comment a-t-il eu l’adresse ?
        Je ne sais pas. Tout cela n’est pas grave. En quelque sorte. »
La conversation s’éparpilla. Une bouteille de vin se mit à circuler. Puis ce fut le dessert.




Je ne suis pas convaincu de la nécessité d’écrire. Cela ou autre chose. Qu’importe où il ira. Après ce repas où il n’était pas convié. Marcher. Inutile rectitude des rues. Elles nous ramènent de toute façon au fond de notre niche. Il n’y a pas de voyage.
Elle part en voyage. En avion, elle le lui a dit. Pour où, il ne le sait pas. En vacances. Pour elle, il peut exister des vacances. Comment les aime-t-elle ? Au soleil, sur des plages de sable fin, au bord de lagons bleus ? A arpenter les vestiges prestigieux de monuments oubliés ? Dans le confort discret d’hôtels classieux ? Elle lui échappe. Il ne l’a jamais tenue. Il a pu le croire. A cause de son sourire. Elle semblait si sincèrement ravie de le voir. Il se croyait vraiment le bienvenu. Ensuite la porte refermée, elle devait l’oublier. Lui se retrouvait dans la rue, à déambuler. Je ne suis pas convaincu de la nécessité de parler. Tous nos mots tombent en poussière dans le silence blanc de la mort. Il croise d’autres fantômes. Ils ne font pas attention à lui. Qu’espérait-il ? Qu’elle devînt sa compagne ? Il ne la méritait pas. Il en eût fait une image sainte. Le bruit des voitures était agaçant. Où allaient les gens ? Qu’avaient-ils à faire, qu’ils n’eussent fait, déjà, et qui en valût la peine ? Ne pouvait-elle être autre chose qu’une amante, qu’une amie, qu’une sœur ? Ils auraient inventé un nouveau mot. Pourquoi eût-elle voulu l’accompagner dans son errance ? Il rentra chez lui. Les gestes routiniers lui donnaient la nausée. Ce soir, il faudrait s’en contenter, et dormir avec ça.



Lui se retrouvait dans la rue à déambuler, comme dans un désert de buissons épineux.
Supposons qu’elle soit partie aux Antilles. Lui n’aurait pas pu lui payer le voyage. Et même en admettant. Ils se retrouvent sur le sable, devant une paillote entourée de cocotiers. Chacun est allé prendre une douche, pour chasser la fatigue du voyage. Que va-t-il lui dire ? De quoi vont-ils parler ? Il la connaît à peine, il ne l’a vue que trois ou quatre fois. A travers le masque vert elle se penche vers lui, sa blouse l’effleure. Il essaie d’ouvrir une bouche gigantesque, ses yeux s’écarquillent d’anxiété, ses pupilles sont béantes d’émotion.
Roger l’accueille de sa vanne habituelle. Roger fait partie de la punition, comme le bus qui tressaute, comme le hall et l’escalier qui le mènent vers la torture quotidienne. Il réussit à gagner la minuscule niche vitrée qui lui sert de bureau sans avoir à saluer aucun collègue. Les autres sont déjà au travail. Il regarde son écran noir.
D’ailleurs à quel titre l’accompagnerait-il ? A supposer qu’elle n’ait pas de mari ? Faut-il commencer par meubler la conversation, avec des banalités, pour tenir une rassurante distance, ou mieux distiller quelques fines saillies, arborer un esprit vif et brillant ? Mais les traits d’esprit ne sont pas son fort, et près d’elle il se sent encore plus vide que d’habitude. L’embrasser directement, sans se compliquer de tous ces préludes, de toutes ces stratégies de séduction… Mais est-ce vraiment de cela qu’il a envie ? Non, il préfère l’entendre parler, et s’étourdir de la lumière de son regard. Elle ne serait jamais partie si loin avec un quasi-inconnu, de toute façon. Tout cela est stupide. Il faut comparer les chiffres. Il entre son code. Les données s’affichent sur l’écran. C’est une journée qui commence.



Les fantômes, ça n’existe pas.
J’en ai vu trois, silencieuses et murées. Figées dans un  caveau, immobiles de cire. Les fantômes sont des femmes, qui errent dans l’air pâle, sous leur bure scellée. Elles tournent et hantent le crépuscule rouge, et leur bouche muette s’ouvre sans un cri sur une horreur sourde qui crie. Elles tendent leurs mains affreuses et décharnées, elles veulent dans leur folie obscure, nous dévorer. Et elles dansent, elles dansent, sinistre chant désenchanté.
Il a coupé le son de la télé. L’appartement vieillot est immense et minuscule autour de lui. 






            Il marche dans le désir, assoiffé par les sables. Il cherche la sortie du monde, dans une ronde qui le ramène obsessionnellement à son point de départ. Il marche contre le vent, contre le vain souvenir qui parle, et, sournois, se profile derrière le buisson. Le buisson prend feu, le cerf prend peur et la fuite. La suite ? Petite mademoiselle, levez bien la jambe, tendez votre pied, on tend la jambe, on tend on tend on tend on tend !
            Il repoussa les couvertures. Il était trempé de sueur. A tâtons, l’esprit encore à moitié dans sa nuit, il se leva, se prescrivit une forte dose de café noir, alla dissoudre les résidus de rêves sous une douche fraîche. Dehors, il faisait déjà un grand ciel bleu, une journée à sortir, à tenter l’aventure.
            Rester confiné ne te vaut rien. Vois du monde. Trace la route. Le hasard est au bout du chemin. Même les petits vieux qu’il croise sur le trottoir, en train de faire péniblement leurs courses, lui parurent sympathiques.





            Ses pas résonnaient dans l’église vide. on pourrait croire que les églises sont faites pour que des pas résonnent dans leur grand ventre creux. Il n’aime pas lorsqu’elles débordent de monde, débondent leur contenu de crédulité humaine , lorsqu’elles charrient leur foule plus frileuse que pieuse. Le sanctuaire s’accommode mieux  de l’intrusion furtive d’un repentant, qui va à confesse, sillonnant entre les piliers glacés.
  Lui ne va pas à confesse. « Mon Dieu, ne me pardonnez pas, parce que j’ai péché gravement. J’ai convoité la femme de mon prochain. Sans même la connaître. Après tout, il pourrait partager, ce veinard, cet égoïste ! Tous les hommes nantis d’une femme exceptionnelle ne doivent en savourer la jouissance qu’un temps limité. Et puis non. Abolissez ce décret. Il suffit qu’Elle me revienne. Qu’il lui fiche la paix, ce salopard ! Depuis combien d’années il la tient sous séquestre, dans les liens abusifs du mariage ?
  J’ai aussi quitté mon boulot. Je n’avais même pas de raison de le faire. Mais je n’en avais pas non plus de le garder, ce qui est pire. Et enfin, le plus grave, j’ai désespéré de Vous, de votre mansuétude et de votre omnipotence. Parfois, je me demande si je ne suis pas Vous, devenu amnésique. Ça expliquerait tout, entre autre le foutu état de cette planète. C’est le bordel (curieux comme les jurons ont toujours davantage ému  la cléricature que, mettons, le zèle inquisitoire ou la collaboration…) tant que je ne retrouve pas la fichue formule pour recouvrer mes pouvoirs de Dieu. Possible aussi que je sois en mission, incognito, sur terre, pour me rendre compte, un peu, à hauteur d’homme, de l’étendue des dégâts. Parce que c’est vrai que de là-haut, à force, ça fausse les perspectives. On mesure tout à l’aune de l’éternité, on ne se rend pas compte que pour une vie d’homme, une vie, c’est pas grand chose. Je me demande si je ne vais pas leur rallonger de quelques siècles.
  En fait, je suis venu dans cette église pour discuter avec Moi-même, à l’écart des humaines passions. Et de la foule qui presse. Et de mon voisin avec ses questions. Il fait
froid, dans une église. Ça fait mieux ressentir la chaleur de la chair.
  On entend ses pensées résonner dans sa tête, comme tout à l’heure les pas dans l’église. Alors on s’arrête pour écouter. On est seul avec soi-même, ce qui fait doux, et donc on n’est plus seul. On s’entend. Mal, au début, c’est si ténu, une âme qui s’attendrit. Et puis après, on s’entend bien. On laisse le superflu sur un banc, ça pourrait toujours servir à quelqu’un, et on se retire, plus léger, plus tranquille, plus en paix.
  Curieux comme ici son image ne me poursuit pas. « Vade retro… ». La femme diabolique ? Naïveté misogyne. Le diable, le Satan tentateur, c’est le désir ; c’est la cupidité dévorante qui menace de nous perdre, de nous avaler dans ses illusions obsédantes, c’est contre cette partie de soi que nous nous battons, arrière, moi-même : moi je m’aime, mais c’est pour mieux me manger, mon enfant. Bon, ça me laisse du temps libre, tout ça, reste à savoir quoi en faire : du stop, une cure d’amaigrissement, des vieux os, tout un fromage…
  Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, les pauvres crédules qui ont bâti les églises, mais ils l’ont fait.



            C’est une journée qui commence. Les données s’affichent sur l’écran. Son regard se brouille. Virevolte. Hésite. Comment s’appelle-t-elle ? Julie…Sophie ? Une des rares secrétaires affriolantes à cet étage. La femme est un repos pour l’homme. Il n’est pas opposé à la réciproque. Mais il est moins sûr que ça fonctionne. Enfin, à elles de voir. La machine affiche toute une série de graphiques, de diagrammes, de bilans exhaustifs et ennuyeux. Dehors on aperçoit le ciel bleu. Juste un coin, le cadre de la vitre, oblitéré par un angle de l’immeuble d’en face.
  Combien sont-ils, comme moi, à rêver de se tirer. Mettre les voiles. Foutre le camp. Combien, d’esclaves cybernétiques ? Enchaînés à quoi ? Qui trépignent sur place, à brûler leur vie, le cul sous un bureau protecteur, somme toute. Enchaînés par qui ? S’ils se rebiffaient, tous, tous les caves accrochés à leur gagne-pain, qui en crèvent, et se défoulent les dimanches, et les jours de vacances y’en a bon bwana donner jours pas travailler ; si tous les cocus de la vie se donnaient le mot et se redressaient : « non, on joue plus à vos conneries, avec vos règles qui nous entubent, on se la partage autrement, la richesse produite : RE-DIS-TRI-BU-TION ! », ça ferait des vagues, une sacrée houle, même.
Seulement, voilà, bien sûr. Ils n’allaient pas tous brandir leur ras-le-bol à la même minute. Pour les uns ce serait «non, aujourd’hui, ça va, il y a deux mois, je dis pas, ça m’aurait tenté mais là, non, vraiment, j’ai eu un chouette week-end, la télé était super, un a vu les Lions rétamer l’AS Athleticos, on s’est bien marré, entre potes, après un barbecue, bah, la vie c’est pas si moche, faut faire avec… » Tout d’un coup il a une illumination : c’est ça qu’ils se disent, tous, dès qu’ils se rencontrent, ils se tiennent au courant de la progression du complot contre les Puissants, ces super-larbins qui veillent à ce que la noria tourne bien, et rond : « ça va ? – Ça va. » « Ça va » donc « pas aujourd’hui », aujourd’hui je tiens encore, pas de révolution, mais demain, peut-être, « ça n’ira plus », et alors « ils » verront. Mais « ils » savent qu’ils sont là encore pour deux mille ans, car demain ça ira pour beaucoup d’entre nous. Et quand bien même des professionnels de la révolution viendraient mettre leur savoir-faire à notre service, et notre vie au leur, in fine ils se mettraient aussi notre peau dans la poche, et la vie recommencerait à tourner son âne de ronde. FLN, Nomenklatura, nouveaux profiteurs cousins des anciens (quand ce ne sont pas les mêmes).
Alors quoi ? Julie (ou Sophie ?) n’est pas repassée, distribuer la consolation de ses jambes résillées, reviens, Julie, rasséréner le désespoir révolutionnaire !
Tachycardie. Adrénaline. Peut-être quelques endorphines. Sur son écran noir explosent des étoiles rouges. Il sent qu’il va, immobile, passer le mur du sens. Il métabolise la rupture. Il sent les chaînes de ses molécules se rompre, s’effacer les attaches au bon sens résignateur. Il entre en dissidence synaptique. Comme un air de printemps, euphorique, qui lui soulève les voiles, qui lui souffle dans les écoutilles. Quelque part – pas ici, dans ce bureau laid et taciturne – les femmes sont belles, ont des fragrances de seins nus, de hanches ondulantes, quelque part, il faut qu’il y aille. Il se lève. Avec une solennité tragique que nul autre ne perçoit. Il va brûler tous ses vaisseaux. Il s’engage dans le couloir. Taberneau, l’un de ses chefs de service, s’avance vers lui, le cénacle des Puissants l’a mandaté pour l’intercepter, le retenir in extremis enchaîné au banc de rame, il lance un péremptoire « Julien, vous… » et il reste médusé, bouche ouverte, Julien n’a pas obéi au réflexe conditionné, Julien n’a pas ralenti, ne s’est pas arrêté, Julien se fout des ordres et des contre-ordres, Julien s’esbigne, se carapate, se fait la malle et la belle. Adios muchachos. Vous pouvez crever.



            L’appartement vieillot est immense et minuscule autour de lui. Des murs idiots, très loin, empêtrés dans une tapisserie fanée, jaunasse. Une moquette vieux bleu, qui évoque plus la saleté que le confort. Dans un coin, un lit balourd, aux imbéciles montants en bois, récupéré par esprit d’économie dans une ancienne maison de famille. Un décorateur, une épouse, un bricoleur feraient valser tout ça, arracheraient à nu, rénoveraient, donneraient une nouvelle vie à la pièce fourbue.
            Toute cette agitation hypothétique suffit à l’épuiser, le dissuade de persévérer dans l’immense projet qu’il a conçu : se lever. On est bien, couché. On peut encore mâchouiller une vision optimiste du monde. La couette pèse légèrement de sa chaleur d’amante. On est encore à l’abri de tout, du temps, du bruit, du mouvement. L’univers attend, a le temps, immobile, bienveillant. Cela pourrait durer toujours. Le sommeil revient rôder, flaire sa proie offerte et l’emporte dans un surcroît de rêves.
            « Julien ! Tu t’es rendormi ! Tu vas être en retard à l’école ! » La voix agacée, culpabilisatrice, monte d’un passé indélébile, une mère, contremaître servile, nous a dressés au temps, dressés à nous dresser, à répudier l’opulente horizontalité, pliés au gré inflexible du " tout ce qu’il y a à faire dans une journée ", ployés à ne pas prendre le temps, à se laisser prendre, puis perdre, par lui, à avancer comme des soldats de plomb sur l’incertain chemin de l’activité sociale.
            C’est une loi intangible, primordiale, qu’il ne s’agit même pas d’interroger sous peine de lapidation unanime : il faut se lever. Homo erectus : homo faber ! « Qu’est-ce que tu fabriques encore au lit? » Au lit, on ne fabrique rien (seul, s’entend), et celui qui fléchit, qui tente d’extorquer une ultime minute de délai à l’exécution de la sentence de travail, qui espérait se réfugier dans un recoin infime de sa jouissance onaniste, celui-là ne peut que se voir entouré de la réprobation générale, postée comme les courtisans au lever du roi.
            Le ventre s’est de nouveau détendu, sous la chaleur apaisante du rêve, le souffle est de nouveau régulier, libre. Et puis l’antique culpabilité revient fouailler les viscères, s’immisce dans la quiétude usurpée, rétablit la conscience comme on rallume en grand d’un coup la lumière : elle accomplit son œuvre, elle gâche irrémédiablement le vestige de volupté. Il faut se rendre à quarante siècles de vie sociale organisée. Il ne sert à rien d’atermoyer, de mendier quelques vaines minutes supplémentaires : il va falloir y aller, rejoindre le groupe, le flot des rues, la foule des bureaux. Sinon…
            Sinon quoi ? La paresse salvatrice a trouvé cette désespérée manœuvre dilatoire : argumenter. Exiger des comptes, que l’on formule des raisons. Et s’il ne se levait pas ? Un espoir insensé, lumineux, renaît. Oui, dites-moi, que se passerait-il : « ils » viendraient le chercher, l’extirper de son refuge ? Vous savez bien que non. Il aurait droit, d’abord, au bénéfice du doute : « êtes-vous malade ? » La société, dans sa mansuétude, tolère quelques écarts. Mais il faudra le prouver, en fournir l’attestation délivrée par le spécialiste de la maladie, le préposé au constat de la santé des autres. Non. Il n’est pas malade, ce n’est pas ça. Il ne s’agit plus, cette fois-ci, d’une trêve ; de rester couché quelque temps, de manière exceptionnelle. Il ne se lèvera plus. Plus jamais. La société ne s’en émouvra pas. Avec indifférence elle lui retirera ses subsides, le monde de la consommation se refermera sur sa tête comme un océan impavide. Il pourra rester là tant que ses réserves tiendront. Ensuite, des hommes viendront, ils dépèceront l’appartement, ils enlèveront les murs, et le toit, et il devra aller dormir dehors, s’il trouve un coin tranquille. Au bout du compte il mourra.
                                   Cela ne fait pas de grosse différence : s’il se lève, il mourra quand même. Plus tard, peut-être, et autrement.
                                   Le débat en reste à ce défaut de réponse prééminente.  Les deux positions se valent, à peu de choses près.
                                   Il soupire, il rejette la couette et, finalement, il s’assied sur le bord du lit.
                                   Dès qu’on remet le monde à l’endroit, les ennuis recommencent. Impossible de réfuter la rugueuse réalité. Cet appartement pue la négligence et l’abandon, et cela lui donne la nausée. Un instant l’idée de retomber couché le tente. Il résiste. Aujourd’hui encore il retournera se battre.





            Vous m’agacez, tous autour. Supporter cette permanence molle. Cette répétition vide. Ronde hypnotique d’hologrammes aux fausses allures de vivants. Sous-produits peu crédibles de mon imaginaire fatigué : intimes trop intimes qui se croient permis de squatter mes plus dernières heures ; affiliés par convention d’état-civil, encombrants et envahissants ; voisins invisibles mais pas inaudibles, surcroît de son qui raye le silence des arbres. Inconnus qui croisez au large, hors de portée de canon, qui prenez plaisir à me narguer par votre absence, par vos arrangements secrets. Et elle, la Sibylle, qui me fixe de son œil unique, pour me reprocher, muette, mes non faits et non gestes. Allez au diable ! Je n’ai pas besoin de votre humanité factice. Je vous ai inventés. Le temps de le souhaiter, et je vous oublie. A quoi bon cette foule ennuyeuse ! Ce bruit, ces mouvements de bouche qui simulent la parole, écorchent l’intelligence, cette agitation qui rompt le calme morne de la contemplation. Je vous raye de l’existence. Terminée, l’humanité, effacée.




            J’entends le pas sacré de Dieu qui marche dans les combles. Ca fait un nom de Dieu de bruit qui résonne. Un silence qui résonne, tellement fort que ça vrille la tête, vous ne pouvez plus penser qu’à ça, à ce silence tonitruant. Vous parlez pour masquer le silence, mais vous l’entendez quand même résonner entre les mots, et si vous multipliez les mots, entre les syllabes. Et dès que la parole s’arrête. Il y a ce vide dans votre tête.
            Et en même temps, vous voyez de façon improbable cette jeune femme en face de vous, minuscule au fond de son fauteuil, qui vous regarde, et qui vous voit la regarder. Il n’y a personne d’autre dans la pièce et c’est d’une intimité terrorisante et en même temps très guindée, totalement codifié.
N’empêche, n’importe lequel des deux pourrait soudain sortir du code, pourrait soudain se lever et fiche une baffe à l’autre, ou pourrait se mettre à parler de ce qu’il ressent, ou pourrait soudain dire à l’autre qu’il l’aime, et qu’il en a besoin pour vivre, ce qui ne serait pas tout à fait vrai, ni tout à fait faux : il n’a pas besoin forcément de cet autre-là, mais d’un autre, d’un autre qui soit là. On pourrait rompre le silence de la parole par l’expression de la vérité mais ça risquerait d’être terrible, une parole nue, qui s’avance entre deux regards qui se soutiennent, penser qu’il y a vraiment quelqu’un d’autre dans la pièce, et non simplement un code, une convention, ce serait utile et « il ne faut pas ». « Il ne faut pas », dit la pendule qui rythme la partie, « il ne faut pas » disent les fauteuils noirs et distingués, « il ne faut pas », réprimandent les tableaux accrochés aux murs, et pourtant il serait tellement logique – mais illogique, reconnaissons-le – de sortir en courant hurler dans la rue, pourquoi se contenir, là, sur le champ, exiger des explications, immédiates – mais en même temps on se place du côté de la foule, réprobatrice, voyons, on ne se comporte pas ainsi, c’est insensé, reconnaît-on, on ne hurle pas dans la rue, hurler au vide, au rien, au silence, à la parole qui n’a pas été donnée, à l’impossible présence, trop proche et trop lointaine, de l’autre en face qu’on voit et qui voit. « Il ne faut pas », reconnaît-on, alors on reste assis, raisonnable, ânonnant la parole qui se cherche, qui se dérobe, tellement bizarre…Qu’est-ce que c’est, cette créature en face, qui pense et qui ressent quoi ? Mieux vaut faire semblant de ne pas avoir perçu son existence, sa présence épaisse d’un fumet et d’un battement de paupières, rester dans le code, à l’intérieur de la limite de ce qui est communément admis.
            Quand on sort, on est un peu  groggy, pas très sûr de ce qui ne s’est pas passé, de ce scandale qui a, une fois de plus, péri étouffé – on n’a parlé d’autre chose, on a feint de ne pas être dérangé par ce silence tapageur, feignons qu’il n’y a pas de silence, qu’il n’y a que les mots qu’on prononce, que les rues mènent toujours quelque part et que chaque jour suffit à sa peine. Feignons de vivre, de manière ordonnancée, de ne pas savoir qu’on n’est que la mort d’une ombre qui se cherche.



                                                          
            Il ne devait pas chercher à la revoir. Il prit un taxi et se fit conduire directement chez elle. Il s’installa inconfortablement dans la salle d’attente, sur une chaise en osier qui lui persécutait les fesses. Il lui fallait supporter la contiguïté avec deux autres patients : une vieille dame en fin de parcours, qui ne devait plus être cotée à l’argus, et qui attendait sagement son tour, comme elle l’avait fait  toute sa vie, d’être appelée à lui par Dieu ou le praticien, selon celui qui serait le plus rapide ; et une jeune fille agaçante, plutôt maigre et grande, et pas jolie.
        « Vous n’en avez pas assez, de ces pointes d’un sexisme lourdaud et vulgaire ? La femme n’est pour vous qu’un objet de satisfaction, propre ou impropre à vos fantasmes séniles ? » s’insurge la chienne de garde de garde. Surprise.
Il considère l’objection. Ça l’occupe. En plus il n’a pas de rendez-vous. Il est d’accord. Mais il est comme ça. Et ils sont un petit nombre. Question d’hormones, plus que d’idéologie. Et il n’est pas l’un des pires. Il n’y peut rien – et il n’a pas envie d’y pouvoir – si la vue d’un peu de chair entraperçue lui fait battre le cœur d’une systole supplémentaire, et où est le mal ? Où est le sens de cette fatwah des ayatollahs de l’égalitarisme sexuel ? On peut respecter les femmes, toutes les femmes, et vivre un peu plus heureux en matant les plus mignonnes. Et puis merde, pourquoi il se justifie ? Parce que ça l’occupe. Il n’a pas mal aux dents.
            Une porte s’ouvre. La petite vieille ressuscite, rassemble fébrilement son sac de cuir noir moche, on va voir qui assure la consultation aujourd’hui : la remplaçante, ou est-elle rentrée ?  Si c’était lui, il ne serait pas rentré des Antilles. Ou peut-être que oui. Une blouse verte tourne le coin du couloir. La vieille dame est tout excitée, lui aussi, il n’y a que la fille maigre qui ne bouge pas, indifférente, ce n’est pas son tour, elle n’a rien à gagner. C’est cela, qu’il lui reproche ; cela que ça signifie, pas être « jolie » : pas une question de mensurations, de courbes, de formes, mais de regard, d’intérêt, d’appétence, une vibration d’âme.
« T’as qu’à croire ! Ils matent le cul et ils appellent ça l’âme ! Les saligauds finis ! »
Il laisse sa féministe intérieure fulminer et reporte son attention sur l’entrée. Elle parut. La peau joyeuse et bronzée par le soleil des Antilles. En le découvrant, lui,  elle fronça un sourcil.
« Monsieur Gerval, bonjour, vous n’avez pas rendez-vous, il me semble ? ». Il plaide : « une urgence, docteur, si vous pouvez me prendre, une dent cassée, un mal de chien… » Il a pris une intonation de chien, un regard de chien, allez, maîtresse, ne me chasse pas.
Les vacances lui ont fait du bien. Elle soupire, faussement excédée.
« Bon, attendez là. J’essaierai de vous passer entre deux patients. »
Et elle disparaît, la vieille petite dame trottant allègrement sur ses talons.









« Qui est-elle ? » lui demande son voisin, par-dessus la  balustrade.
Qui est-elle ? Il n’est pas très commode de se hurler ainsi questions et réponses d’un côté à l’autre de la rue. Qui est-elle ? Les gens en bas s’arrêtent de marcher et lèvent le nez en l’air, ils s’immobilisent pour écouter la discussion.
    C’est ma dentiste !
        Vous êtes amoureux de votre dentiste ?
        Non ! Comment avez-vous entendu parler d’elle ?
        L’autre soir ! Je vous ai vu !
        Avec elle ?
        Non, justement. Vous étiez seul. Tard la nuit. Vous rentriez. L’air d’avoir le moral dans les chaussettes ! Je me suis dit : « c’est une femme ». J’avais raison ?
        En quelque sorte.  Elle partait en voyage.
        Et elle vous manquait ?
        J’avais mal aux dents…Non, je blague. Oui, en quelque sorte. A moins que je n’aie imaginé tout ça.
        Tout ça quoi ? »
A l’étage du dessous une ménagère de 41 ans qui arrosait ses fleurs en pots tout en suivant la conversation ne put se contenir plus longtemps. Elle se tordit le cou pour faire face aux deux hommes et elle apostropha Julien : «Elle existe, votre bonne femme, ou elle existe pas ? »
        C’est selon. Avec les femmes, on ne sait jamais trop. Mi réelles, mi fantasmatiques. Vous les quittez de l’œil un instant, et pfft, elles disparaissent. Et après vous ne savez plus si vous ne les avez pas inventées.
        Elle est mariée ? reprit le voisin.
        Oui. Toutes les femmes qu’on remarque le sont plus ou moins.
        Dites donc, parlez pour vous ! Je connais des femmes très bien très disponibles.
        C’est vrai ça ! (c’était une des femmes arrêtées dans la rue  qui vitupérait, c’est bien un fantasme de mec, ça, la belle inconnue inaccessible… !)
        Dites, on s’égare, là. Ça tourne au courrier du cœur, vos histoires, et c’est pas ça du tout. C’est ma vie privée, après tout ! » et Julien referma les fenêtres. Il eut le temps d’entendre « Dans ce cas, te répands pas sur la voie publique ! »
Après tout, c’est son problème, si ses dents le titillent.
Il voit un masque vert, surmonté des deux yeux les plus aigus du monde, se pencher sur lui. Il devine son souffle, mêlé au parfum de son corps, la blouse se soulève à intervalles réguliers, une main délicate s’avance vers son visage, une voix de gorge susurre, un rien moqueuse : « alors, elle est où, cette urgence ? »
            Et dévotement il ouvre la bouche pour engloutir ses doigts fragiles, et il doit se retenir de ne pas les lécher. Au-dessus de lui, il voit le casque noir de ses cheveux à la frange droite, et il plonge dans une tiède torpeur. Il n’en demande pas plus à la vie.




Il marche tout droit. Un peu à l’aventure. Curieux comme on n’est plus grand-chose, pensa-t-il, quand on a plaqué son boulot. Cette chose étrangère, pénible, qui met tant de temps à entrer en nous, les gestes quotidiens d’une profession, finit par s’incruster, ronge les chairs en partant du centre, et se substitue à elles, finalement. Ensuite on ne raisonne plus qu’en termes de semaine/week-end, travail/vacances, journée de bureau/soirée libre. Le temps " libre", c’est-à-dire à occuper soi-même, se raréfie, en même temps qu’il se délimite et se définit. On apprend à ne plus prendre en charge que cette portion de temps-là, et il reste aux " loisirs " à colmater cette oisiveté.
Que disparaisse le temps du travail : on devient un pantin largué par ses fils, à tituber sur son erre, à mouliner dans le vide. Il se retrouvait soudain à la tête d’un gigantesque stock de temps, qui semblait inépuisable, et en ce sens étouffant, encombrant : qu’allait-il faire de son temps ?
Désormais dispensé d’obligation, il manquait de nécessité. L’homme en vacances se dépêche de profiter de son temps libre ; le malade attend de recouvrer ses forces et son travail ; le chômeur essaie d’en retrouver et y emploie son énergie. Tous marchent le regard fixé sur un horizon laborieux. Lui n’avait plus d’horizon. Il en concevait une ivresse singulière.
  Autour de lui la foule progressait. Chacun se rendait quelque part. Avec hâte ou, plus rarement, en flânant. Des hommes d’affaires, qui allaient faire. Des femmes d’intérieur, qui revenaient chargées de marchandises pour le repas de midi. Quelques jeunes, en retard pour un cours, d’autres peu pressés d’en revenir, dégustant une fugitive liberté. Chaque personne croisée ou le dépassant allait remplir quelque office. Pas lui. Il fut tenté d’en arrêter quelqu’une et de l’interroger sur sa destination et son but. Cette jeune femme claquant talon haut, courait-elle rejoindre quelque amant espéré ? Ce retraité déambulant mains aux dos, s’occupait-il en attendant le déjeuner ? Et vous monsieur, quels rendez-vous vous restent-ils d’ici ce soir ?
                        Lui ne savait que faire ; se trouvait dégagé de toute obligation vis à vis de quiconque. Ça durerait ce que ça durerait. Il ne savait même pas combien d’argent il avait en poche. Homme sans but. Etait-ce cela, la liberté ? La vacance, plutôt : aucun engagement vis à vis de rien, plus aucun lien, qu’un vagabondage irraisonné.


            Il y eut de nouveau ce hululement d’une chouette invisible. Déserte, la place du village s’installait dans la nuit. De l’autre côté seul un café à la vitrine éclairée fournissait un indice de vie. Un bruit de moteur remplit la rue. La voiture s’arrêta à sa  hauteur et le type pencha la tête vers lui : « Je vous dépose ? »
            Julien ouvre machinalement la portière et s’installe. De toute façon il n’a rien d’autre à faire. Le précédent automobiliste l’a déposé dans ce village, dont il n’a même pas noté le nom, là ou ailleurs ! Il ignore où il va dormir ce soir, il commence vaguement à ressentir la faim, une sensation discrète d’homme civilisé bien nourri, plus une habitude qu’un manque réel. Est-ce ainsi qu’on commence une vie de clochard ? Insensiblement, on s’éloigne du routinier sentier d’un chez soi commode, on rompt les amarres, mais sans virulence, juste faute de savoir à quoi et pourquoi on était amarré.
            Dans la voiture le type ne pose pas de questions, comme s’il devinait que Julien n’aurait pas envie de lui répondre. Ils se taisent. L’homme conduit. Julien se laisse conduire, la route nocturne s’entrouvre au fur et à mesure sous la percée des phares, puis se referme derrière eux, c’est lénifiant de se laisser emporter ainsi. Julien goûte une torpeur qui lui évite de penser.
            Ils parviennent à ce nouveau village, perché au haut d’une colline ; la rue montante est obstruée par deux bornes comme, en ville, les rues piétonnières. L’homme se gare à côté, sur un petit parking déjà occupé par quatre ou cinq voitures. Il coupe le moteur et explique : « moi je m’arrête là. » Puis, avec un sourire : « vous ne savez pas où dormir ? Je vous héberge, si vous voulez. Moi, c’est Michel » dit-il en tendant la main. Ils sortent de la voiture sans la verrouiller et montent ensemble vers le village. Ils parviennent à une petite place plantée d’arbres, éclairée doucement par quelques réverbères. Sous leur lumière quelques personnes bavardent à la terrasse d’un café.
 « Salut, Michel !
– Salut Paul. A tout à l’heure peut-être. »
 Ils longent la place et franchissent la porte d’une maison de pierre.
 Julien prête peu d’attention aux lieux et à leur décoration. Il sent monter une gêne, la peur de se sentir redevable envers cet étranger. Pas envie de s’interroger sur ses motivations, pourtant il le faudrait. Jusqu’où peut-il aller ? Et demain ? Il n’a pas envie d’y penser.
« Tenez, je vous montre les lieux. » Michel ouvre quelques portes sur des pièces accueillantes, meublées de bois, ils montent à l’étage.
« Installez-vous ici. Prenez vos aises. D’ici une demi-heure, on ira manger. »

Récapitulons, se disait-il parfois. Je suis ici, où je n’ai rien à faire, ce qui unit les gens, quoi que ce soit, ne me concerne pas. Il règne entre eux une sympathie joyeuse et éprouvante, il règne un chorus accablant. Les discussions fusent, s’entremêlent, la parole rebondit de l’un à l’autre mêlée de rires et de saillies, ces gens sont bien ensemble, sont ensemble, ils forment un corps. Le moindre sujet fait débat, entre les tables maintenant toutes occupées, de gens qui fument, qui boivent un café ou un jus de fruit, dans le soir doux de sous les arbres, ou qui ne font rien. D’une table à l’autre on se hèle, on se provoque, on se prend à témoin. Les phrases font des cabrioles et je voudrais bien entrer dans la danse, j’ai l’air d’un benêt à me taire obstinément ; trouver quelque chose à proférer. Trop tard ! Le sujet vient encore de changer (« est-ce que Magali a croché son gros ? » a demandé une brunette à fossettes, et c’est reparti pour une tournée de rires), je ne devrais pas être là. Avec ces gens que je ne connais pas. Etre où ? Cloîtré, rangé dans mon deux pièces confiné, à m’anesthésier le sentiment dans un bain tiède de T.V., en attendant que la soirée se passe, que la nuit se passe, et qu’il soit de nouveau l’heure de retourner travailler ? Rien à faire, je ne me sens pas concerné par ces copains trop gais, sauf peut-être la fille un peu triste, sombre dans sa maigreur et ses cheveux noirs, qui exhale une certaine beauté altière. Elle me fait penser à Nathalie. Pourtant elle ne lui ressemble pas. Celle-ci est plus grande, plus longiligne. Curieux comme le charisme de Nathalie s’estompe, au milieu de tous ces gens, son souvenir se fait flou, paraît lointain, presque irréel. Maintenant c’est à cette femme-là – appelons-la Christine – que je souhaiterais parler. A qui est-elle ? Peu probable qu’une jolie fille comme ça soit encore libre, bien qu’il n’y ait personne à ses côtés. Et qu’elle semble bien triste pour une femme qu’on rend heureuse. Ce doit être cela : son mari est absent, il n’est pas souvent là, il la néglige et elle se morfond. Trouver un prétexte pour engager la conversation. Se lever, aller la rejoindre près de la murette.
« Je peux m’asseoir ? »
Je sursaute. Je ne l’avais pas vue approcher ; Michel est allé depuis un moment discuter à une autre table.
Je me demande si je rougis, et je me sens gêné par ma gêne, elle va me prendre pour un ballot. Je lui réponds tout de même « je vous en prie » en lui dédiant un sourire de sympathie, et elle sourit en retour, brièvement, un éclair machinal qui vient un court instant défaire sa tristesse.
Mon pouls bat un peu trop vite, je le crains. Je me traite d’imbécile, mais ça ne m’aide pas. Ne rien conclure de son geste, pour ne pas être déçu. En fait cette table était la seule où il restait une place libre, ou bien c’est mon silence, gage de tranquillité, qui l’a attirée. En tous les cas, elle est là, et j’aimerais tant trouver quelque chose à lui dire. Mais proférer une platitude m’apparaîtrait comme la pire des indécences, quasiment une insulte à la finesse que l’on devine au léger battement nerveux de sa narine. Enfin quoi ! cette fille, je n’ai pas l’intention de la draguer, je n’ai plus rien d’un adolescent éperdu. Et puis je ne la connais pas, je ne peux pas me prétendre séduit par ses qualités ; elle n’a rien d’une vamp et je ne suis pas en phase de surproduction hormonale. C’est autre chose et c’est difficile à expliquer, cette douceur éprouvée, cette tendresse que je souhaiterais exprimer, comme si nous formions un vieux couple, je sens que je la connais depuis des siècles. Elle ne produit pas sur moi cette stupeur imbécile que je ressens avec Nathalie, c’est quelque chose de plus paisible.
« Vous êtes un ami de Michel ? »
Elle a une voix douce, « la voix grave et douce des êtres chers qui se sont tus », nimbée d’une indulgence qui vous disculpe de n’avoir pas su lancer la conversation.
« Non. Du tout. En fait je faisais du stop et… » Comment en une phrase définir honnêtement ma situation ? Confier que je suis désormais une sorte de trimardeur, sans feu ni lieu, à la dérive, après avoir rompu les amarres d’un job nourricier et déprimant ? D’autant que cela ne l’intéresse sûrement pas, elle a parlé par politesse, pour rompre la gêne. Et pourtant il y a son regard grand ouvert en face du mien, et dedans tout une curiosité amicale et paisible.
Elle se méprend sur mon hésitation, elle croit s’être montrée indiscrète (la chère âme !) :
« Oh ! Bienvenue au village, dans ce cas. »
            Il ne sait plus de quoi parler. Il devrait parler de la tendresse. La tendresse…Quoi de plus simple, quoi de plus indéfinissable ? Observez le mouvement d’un enfant vers sa mère, les gestes d’une mère avec son enfant. Pas toutes les mères. Pas tous les enfants. Parfois il n’y a rien de l’un à l’autre. Et alors, comment l’enfant saura-t-il donner sa tendresse ? Existe-t-il des écoles où on apprenne ça ? Des cours de rattrapage, des cours du soir, ou des cours par correspondance ?
            Il a eu un chien. Très frisé, très « chevelu », un bon gros corniaud affectueux. Tous les deux ils échangeaient de grandes embrassades, il enfouissait son visage dans la fourrure et l’animal répondait à grands coups de langue – puis il y avait les mordillements et les gigottages sur le dos : là, il y avait une tendresse simple, naturelle, spontanément offerte et échangée. Mais avec des humains… ?
   C’était plus compliqué. Il avait eu aussi une femme – il lui semblait que c’était dans une autre vie. Une grande blonde toute en muscles et en énergie. Ils s’entendaient bien ensemble. Mais il n’y avait pas eu beaucoup de tendresse, entre eux. De la complicité, des rires, de grandes discussions, mais peu de tendresse. Il n’osait pas. Pourquoi ? Peut-être attendait-il que ça vienne de l’autre. La tendresse, croyait-il, c’est la douceur que dispense une mère à son enfant, c’est elle qui le prend dans sa tiédeur, et lui qui s’y niche. Il avait manifestement passé l’âge. Il était un peu trop grand, et puis il n’y avait plus de mère, et il n’y avait jamais eu de mère pour ça. Il s’en passait. Mais peut-être était-il malheureux de ce manque, sans le savoir, sans y penser vraiment.
      «Vous habitez ici ?
        Oui. La plupart du temps.
        Et…vous y travaillez…pardonnez mon indiscrétion.
        Du tout ! Oui, en partie, je m’occupe des enfants.
        Pas trop dur ?
        Pas ici. Ce n’est pas la même chose qu’en ville. Passez nous voir, demain, si ça vous intéresse.
        Entendu. Où est l’école ?
Elle dessine un geste circulaire de la main : « Partout. Tout le village. Vous verrez. Bon, je vous quitte. Bonsoir. »
        Bonsoir »
Il la suit des yeux pendant qu’elle s’éloigne. Il ne se sent plus de trop ici.
« Bonsoir ! »
Un type vient de s’asseoir à la table. La mâchoire carnassière, le nez un peu allongé, le cheveu frisé, l’œil allumé. Au début Julien le croit ivre. Prudemment il répond à son salut.
«  Elle est belle, hein ? » Il a une voix cassée, éraillée, un peu nasillarde. Il lui fait un peu peur, sa brusquerie le déconcerte. On dirait un loup qui va mordre. « J’ai vu ton regard, mon camarade. Des hanches fines, des cuisses fermes, des seins petits mais spirituels ! Une déesse…La femme, dans tout son mystère atterrant…C’est ma femme, mon camarade, tu crois ça ? C’est ma femme…Il paraît. Nous nous sommes un peu perdus de vue, elle et moi…Mais je ne vais pas te casser les burnes avec mes histoires. Dis-moi que tu t’en tamponnes ! On s’est pas présentés : moi c’est Richard. »
Et il brandit une longue main nerveuse, que Julien lui serre timidement.
« Et il nous vient d’où, mon camarade ? Tu n’es pas du Groupe, toi ?
        Du groupe ?
        Du groupe, du machin, de la bande » s’énerve Richard, sa voix monte en aigu, prend des inflexions menaçantes.
« Tout le Saint-Frusquin, notre sainte communauté ! »
L’estomac de Julien se serre. Il pressentait que l’idylle ne pouvait pas durer, il est tombé sur une bande d’allumés, dans une nom de Dieu de secte ! Il comprend mieux, maintenant, l’obligeante hospitalité du gentil Michel, c’est comme ça qu’ils doivent recruter, des poires comme lui un peu à l’abandon, proies faciles. On séduit, on attire, et puis on exploite. C’est ce qui arrive à Christine. Elle est là par la faute de son barjot de mari, elle subit en silence la situation, triste et résignée. S’enfuir, dès demain, ce soir il est trop tard. Pourra-t-il lui parler ? Saura-t-il la convaincre de partir avec lui ? Ça ne fait rien, au pire, il pourra alerter les autorités, dès son retour à la civilisation.
Pendant qu’il pense, son interlocuteur a continué à déverser dans le vide son monologue insensé, vindicatif. Ce type semble en vouloir à la terre entière. Julien répond par monosyllabes circonspects.
« Tu viens d’où ? T’es venu tâter du Kibboutz ? Tu vas pas t’ennuyer. Ici on partage tout. La bouffe, les corvées, les emmerdes et les femmes. Enfin, quand elles veulent bien ! Ici, t’as toujours quelqu’un pour te tenir la main, t’es jamais tout seul, mon camarade ! C’est Lénine revu par l’Abbé Pierre ! T’es venu pour ça, pt’êt bien, t’avais un pet au casque à faire jointer ? Tu pouvais pas mieux tomber, y vont te requinquer dans quinze jours t’es sur pied ! » et il hennit un long ricanement méchant. Julien proteste mollement qu’il n’a rien au casque, il est là par hasard (un autre ricanement, et : « y’ a pas de hasard ! où tu es, où tu dois être. »), d’ailleurs il repart prochainement – là, une lueur d’intérêt ajoute encore un peu de folie, si c’est possible, dans les yeux hagards du bonhomme :
« C’est vrai ça ? Tu t’ tires déjà ? (rire sauvage) Tu m’emmènerais ? »
L’idée n’enthousiasme pas Julien, qui répond « avec plaisir », le moyen de faire autrement face à ce dingue, il sera toujours à temps de s’éclipser en douce.
« T’as une voiture ? Non ? Alors c’est râpé, oublie, mon camarade, ils me laisseront pas. »
Est-ce possible ? Est-il possible que ce soit lui qui soit retenu ici contre son gré, mais alors avec quelle complicité monstrueuse de sa femme ? Est-il possible qu’il l’ait si mal jugée, subjugué par une feinte candeur, sa grâce touchante de grande fille à qui on vient juste de faire de la  peine, et qui s’est juré de ne pas pleurer ?
                        Julien sent une torpeur, une chaude indifférence envahir son esprit, y effacer toute pensée, il est bercé par la rumeur confuse des voix dont se détachent les accents narquois de Richard qui enfile les sujets à toute allure lancé comme une éolienne devenue folle. Ca souffle force sept, et en même temps il fait si calme sous les tilleuls, retranché à l’abri dans ce monde de fous.




            Les rues montent. Descendent, pavées, pierreuses. Murs de pierre blanche parfois tissés de lierre. Il marche au hasard. Le village s’enroule. Comme une coquille d’escargot autour de la petite église ; et, sur la place, de l’auberge. Avec ses tables en terrasse. Il fait un soleil de matin qui illumine les murs.

Ils sont entrés. Ils se sont fait indiquer le plat, par une dame bien rebondie. Michel lui a passé des assiettes. Des couverts. Ils ont porté tout ça sur la table. La soirée s’est déroulée au milieu des conversations. Il est resté un peu en retrait. On ne l’a pas embêté avec des questions. Un village tranquille. Des enfants disputent une partie de ballon sur la place. Les marronniers leur servent de poteaux de buts. Une vie paisible s’écoule ici. Loin du tumulte, loin de la presse. Loin du flux des villes. Il pourrait y rester longtemps, lui semble-t-il.









           
            Julien ne répond pas. Il n’a pas d’histoire. Il ne veut pas d’histoire. Il est parti pour ne pas avoir à se raconter. Ou l’inverse ? Il sent une brusque chaleur. Et s’il était venu jusqu’ici pour, justement, se raconter ? C’est idiot. Cette pensée l’irrite. L’encombre. Se raconter à qui ? Qui voudrait l’entendre ? Qui souhaite entendre l’histoire de quiconque ? Et il y a tellement de gens qui vous la dévasent, leur histoire, par bribes insipides, gluantes d’auto-complaisance, ceux qui répandent leurs scories d’aventures au petit pied, ceux qui vous bombardent des postillons de leur mesquinerie, et vous prennent à témoin, vous voudraient complices de leurs joies misérables ! Les collègues de bureau et leurs dernières vacances, les derniers exploits universitaires de l’inévitable rejeton, les soucis d’appareil dentaire de la plus jeune, sans compter les ennuis de tondeuse à gazon et la dernière découverte dans une brocante ! C’est cela qu’il a fui, les histoires des autres, qui ne l’intéressent pas puisqu’ils ne partagent pas sa vie, pourquoi éprouverait-il une soudaine et éphémère disponibilité ? Pourquoi continuer à feindre l’intérêt que commande l’hypocrisie sociale quand il vous tarde que l’autre en vienne au bout, et qu’il s’attarde voluptueusement dans des détails dont vous avez perdu le fil ? Et pourtant il aurait tellement aimé, lui, leur parler de…de Nathalie, par exemple. Il sent la monstruosité du système, chacun concerné par sa propre histoire et totalement imperméable à celle des autres ; chacun prenant son mal en patience en attendant son tour de caser la sienne. Une voix lui chuchote : tout le monde n’est pas comme ça…Il y a des gens que ça intéresse vraiment, les histoires des autres ! C’est toi, avec ton égoïsme foncier, qui es hermétique à cette communication.
Il ne réplique rien, n’essaie pas de nier, ça lui est égal ce qu’on pense de lui. Et même…A supposer qu’il parle de Nathalie, de cette histoire complètement folle, mais aux apparences tellement prosaïques : cette femme impossiblement belle, mariée à un autre, de façon absurde, alors qu’il est vital pour lui de vivre avec elle. Ce n’est même pas qu’il en soit amoureux ; il imagine le cliché nauséeux qui lui serait retourné : «mon pauvre ami, une de perdue… » Comment peut-on être aussi butor, aussi borné ! Il ne parle pas d’amour. Il parle de cette juxtaposition de points cruciaux : on ne rencontre jamais la personne qu’il faut, on s’éreinte à un boulot sans nécessité, on ne prononce pas les mots qui comptent…Toute une vie dans un bus à regarder défiler les arrêts sans trouver le bon, et à la fin, quand vous alliez vous résigner, je vais descendre à celui-là, trop tard, terminus !
Il dit, juste comme ça : "Terminus". Richard lui rend un regard de compréhension.



            Il se fit un long silence. Ils regardaient, sans les voir, tous ces gens qui bavardaient. Richard reprit :
« Qui tu crois que je suis ? »
La question étant ambiguë, Julien resta sans répondre.
« Qui tu crois, toi, dis voir, qui je suis, moi ? Tu le croiras pas, mon camarade, tu me prendras pour un dingo. »
Julien s’abstint de remarquer que c’était chose faite. Il ne poussa pas non plus la politesse jusqu’à protester.
« Un dingo, je te dis » insista pourtant Richard.
Une fois de plus Julien ne voulut pas se montrer désagréable. Perplexe, il attendit la suite.
«Mon job, à moi, ma fonction sur cette terre, c’était diriger la planète ! »
Julien s’attendait au pire, mais il fut surpris.
« Dieu, quoi, ou empereur du monde, ou ce que tu voudras. Mais bon sang, j’étais fait pour ça, faire tourner le monde, mettre de l’ordre dans tout ça. Je te les leur aurais résolus, moi, leurs problèmes. Ça t’étonne ? »
«Du tout… » eut envie de répondre Julien.
« Tu vois, un type comme Sartre, ou Dostoïevski…Ou peut-être Gandhi…J’aurais pu leur apprendre ! C’est trop con. Ou Voltaire ! A conseiller les princes. Une sorte de sage, qu’on vient consulter quand c’est vraiment le bordel. Mais le problème, c’est qu’on ne les consulte pas, les sages, alors ç’aurait été mieux de prendre en main directement les choses… » Richard se tut, rêveur…
« Et ça ne s’est pas fait ? » eut envie de persifler Julien. C’était bien de lui d’attirer les pires givrés du secteur.
« Ici, ils m’écoutent plus ! » reprit l’autre.
« Il faut dire qu’ils ont ce qu’il faut. Il faut reconnaître que la réflexion, ça manque pas, ici. Il faut que j’aille ailleurs. Que je revienne un peu prêcher la  bonne parole dans notre bon vieux monde ! » finit-il avec un sourire narquois.
L’arrivée de Michel dispensa Julien de chercher une réponse.
« Je vois que vous avez fait connaissance. Julien, si vous souhaitez vous reposer, je vous conduis.
        Volontiers. Je vous suis. Bien, Richard, à une prochaine fois.
        A la prochaine, mon camarade ! On oublie pas ce qu’on a dit ! »



Ma vie va changer. Ma vie va forcément changer. Quelle vie ? Il regarde les rideaux de laine beige écru. La petite chambre est chaleureuse, avec tout ce bois. Quelle vie ? Son errance lamentable dans ce village où il n’a rien à faire, aucune raison de rester ? Ici ou ailleurs. Ici est ailleurs. Ne pas se laisser aller. Se reprendre. Il doit bien y avoir une solution logique. A quel problème ? Sans s’en rendre compte, il finit par s’endormir.
            Il se réveille presque heureux. Reposé. A travers les rideaux filtre un rai de soleil. On entend pépier des oiseaux. Un monde calme, simple, apaisé.
Michel a laissé de quoi déjeuner dans la cuisine. Julien ne se dépêche pas de se préparer, puis il décide d’aller jeter un coup d’œil au village.