mardi 2 juin 2020

Le chemin


                                                         

Je connais une vallée heureuse.
C’est peut-être celle de mes enfances, de mes enfances rêvées. De celles que je n’ai pas eues, ou seulement en rêve, ou peut-être mon enfance a-t-elle été un rêve, un rêve d’enfance, comme on dirait « une enfance de rêve ».
Un jour je partirai.
Je rejoindrai les montagnes.
Je traverserai les vallées vertes, où chantent des ruisseaux.
L’eau coule en frissonnant sur la peau verte des mousses.
Au-dessus, au loin, les sommets blancs.
Fermement je m’accroche à mon bâton de frêne, qui enracine ma verticalité.
Dans le sol inégal, que franchissent mes pas.
Mes chaussures raclent patiemment le chemin, sans y laisser de traces, elles le dessinent au-dessous de moi et en déroulent la sagesse. La paix absente. Il n’y a pas de sons. Que le frémissement du vent alentours dans les herbes. Que l’inclinaison humble des fleurs. Que la profondeur de l’espace.
Qui ne sont pas des sons, mais la texture du silence.

Dans le tréfonds du ciel, le cri glaçant de l’aigle, invisible presque dans le ciel, d’une altitude vertigineuse.
L’oiseau de proie étend ses ailes sur ma tête, il est le guide impérieux de mes pas, la route indéchiffrable de mes pas.

J’avance, sans savoir où je marche, je traverse sans comprendre la vallée heureuse, je remonte les morts, je contourne les rochers gris, j’escalade des buttes. Parfois une grange minuscule fait un point de pierres dans le creux des prairies. Parfois un nuage blanc se détache dans le bleu tendu au-dessus de moi, comme une promesse, comme une certitude, comme une consolation nécessaire.

Je marche à la rencontre de l’avenir. Je n’ai plus de certitudes, je laisse mes peurs et mes doutes derrière moi, je m’élève à pas lents, j’abandonne tout ce que j’ai cru désirer, tout ce que je croyais nécessaire, mes souvenirs de toi, la première fois où je t’ai rêvée, le malheur de te perdre, la fièvre de te retrouver, de t’inventer au détour des chemins, au secret des forêts, dans les augures des entrailles du monde, dans les maquis de ma mémoire, le capharnaüm inutile de mes pièces encombrées, dans la lumière hésitante des soirs qui tombent, dans les gémissements de mes misères, qui font la faiblesse du petit homme, écrasé par l’immensité incomprenable du monde, du monde trop vaste, trop étendu pour qu’on puisse l’embrasser, le tenir tout entier dans son désir.

Je me défais de ma toute-puissance imaginaire.
L’enfant qui se fait dieu par la magie de ses jeux solitaires.
Qui renie le monde.
Qui se dérobe à la réalité.
Qui résiste à la peur en s’inventant d’autres peurs plus terribles.

Les chardons et les ronces frôlent mes chevilles, font mine de les mordre, et puis renoncent, me laissent le passage, et je poursuis mon chemin, il me porte, mon âme se dilue dans l’air bleu, dans le souffle du silence, et le cri perçant de l’aigle dans le ciel me rappelle à l’ordre, à l’ordre ancien de la nécessité du monde.
Je traverse des vallons, tout emperlés de brumes. Je franchis des collines, nues, sous le soleil. J’étanche ma soif dans l’eau glacée des gaves, je m’agenouille entre les herbes et tends mes mains, elles recueillent l’eau vive échappée de leur coupe, et je bois à traits avides le liquide de vie. Je cueille des mûres, et des framboises, leur sang sucré féconde ma bouche et fouette mon sang.
Je me déleste de mes attentes.
Je renonce à tout ce que j’ai cru, à ce qu’a espéré ma conscience chancelante.
Devant moi, il n’y a plus que de l’herbe. L’ancien monde s’est effacé, il s’est dissout, songe improbable, pesant fardeau. Il n’y a plus que cette fleur bleue qui me salue, indifférente, et reprend sa méditation éternelle.
Dans un champ en pente douce des vaches broutent. A mon passage, elles lèvent la tête, elles me demandent où me conduit ma route, seul l’aigle là-haut saurait peut-être leur répondre, je les salue d’un hochement de tête. Un cheval galope à ma rencontre, il passe l’encolure par-dessus la clôture, il secoue la tête en s’ébrouant, j’effleure ses naseaux, je lui murmure : « Ne dis à personne que tu m’as vu passer le chemin. Ce sera un secret entre nous. » Il me fait la promesse, et me regarde m’éloigner.
Le soir descend.
La lumière dorée prend des teintes plus douces. La pente se fait plus escarpée. J’appuie sur mon bâton, qui frappe des étincelles sur les pierres pour me donner la force. Les heures disparaissent. Je continue à grimper. Mon souffle s’est réglé sur le tronc des arbres que je croise, et chacun me glisse un mot qui m’encourage. Ne t’arrête pas.
L’air est plus vif, à l’approche des sommets, il irrigue mes poumons et les lave de leur fatigue.
Quand le soleil fléchit sa courbe derrière les montagnes, je m’assieds aux trois-quarts d’une pente. Et je regarde les ombres doucement s’allonger sur le tapis des prés.