Théorie
des mécanismes de prédation
L’erreur de la plupart des
théories me paraît être de postuler un Bien et un Mal en soi (que chacune,
d’ailleurs, définit de manières contradictoires), là où il serait plus
efficace, plus pertinent, de ne discerner que des processus aussi déterminés
que ceux qui gouvernent les autres états de la matière, le minéral, le végétal
et l’animal.
Voltaire et Rousseau, par exemple, débattent
pour savoir si l’Homme est fondamentalement bon ou mauvais. Il n’est pour moi
ni l’un ni l’autre, pas plus que l’animal qui chasse pour assurer sa
subsistance, sa survie et sa reproduction. Les êtres vivants tendent
« simplement » vers ce qui leur paraît le gain maximum. Ce qui
nécessite des stratégies, programmées (résultat des sélections génétiques) ou
peaufinées par l’expérience. Là où les systèmes moraux, religieux et
philosophiques croient pouvoir discerner des gens mauvais, méchants, et
d’autres (la plupart) qui seraient mus par des motivations plus positives,
« nobles », « généreuses », je ne repère qu’une palette de
stratégies motivées par des mécanismes semblables.
Qui ne se réduisent pas à la
dévoration de l’autre : toutes les espèces, y compris végétales, sont
capables de collaboration, d’alliances, lorsqu’elles sont plus efficaces.
Beaucoup de prédateurs ont des techniques de chasse en groupe, dans l’exécution
desquelles ils n’attaquent que leurs proies, en suspendant, provisoirement, la
compétition interne au clan.
Les espèces les plus sociables,
qui misent leurs chances de survie sur la collaboration du groupe, développent
des attitudes de soutien mutuel, chez leur progéniture notamment. Mais dans la
limite de leur intérêt propre.
L’élaboration d’une
« morale », d’un code comportemental qui prescrit et proscrit les
actes à accomplir, peut être comprise comme une tentative de réguler les
pulsions, en valorisant celles qui sont utiles au groupe et prohibant celles
qui lui nuisent.
Le dénominateur commun de tous
les décalogues est la répression du seul assouvissement du plaisir individuel,
aux dépens des autres (moyen d’abaisser la conflictualité, donc les risques de
blessures ou de mort et de soi-même : les interdits « moraux »
du vol, du meurtre, du mensonge jouent (mal !) un rôle d’apaisement
social, condition d’une prospérité individuelle et collective.
L’humain, plus que d’autres
espèces, a la capacité adaptative d’un retour réflexif sur ses actes, de s’en
faire des représentations, et d’affiner ainsi ses stratégies.
Mais cette couche artificielle,
culturelle, articulée dans le langage, de signaux régulateurs des comportements,
n’abolit pas la détermination première : celle de l’intérêt, dont la
composante essentielle est le plaisir (avec la survie).
Il en résulte que ces valeurs
morales, établies en modèles, présentant un but à atteindre, déjà en conflit
entre elles (il est interdit de tuer, ou mentir, sauf dans de nombreux cas,
validés socialement …), et avec la réalité (quand par exemple ne pas voler fait
courir un risque de mort), entrent très fréquemment dans un conflit encore plus
violent avec le principe de plaisir. Dans ces trois cas, l’individu s’arrange
(plus ou moins bien, non sans séquelles, comme le sentiment de culpabilité,
fonctionnant comme un frein) de la contradiction en inventant un contournement
langagier de l’interdit : ce que la morale lui interdisait de faire, il
peut l’accomplir pour un « bien supérieur », celui « de la
société », ou d’une entité transcendante opportunément inventée. Voire
pour le bien de la personne à laquelle il est en train de nuire, bien ultérieur
dont il a autorité pour décider qu’il est plus à même de le percevoir que sa
victime. (le « c’est pour ton bien »)
Très souvent, néanmoins, un
individu peut s’affranchir du conditionnement moral qu’il a reçu, et assumer de
choisir l’acte nuisible à l’autre dont il retire un gain (plaisir,
pouvoir) : « ils l’ont bien mérité, ou ce n’est pas si grave, ou tant
pis pour eux. »
Et ce d’autant plus facilement
que son empathie, mécanisme de régulation qui favorise la cohérence du groupe,
est faible. Ou si la force du désir pour ce qu’il convoite emporte tous ses
barrages.
La conscience de l’autre, c'est à
dire la capacité à percevoir ce qui est bon pour l’autre, est également un
frein à la réalisation du plaisir aux dépens d’un autre : son faible
développement favorise à l’inverse la prédation (mais nous sommes
« capables », lorsque l’espoir de gain est fort, d’anesthésier
momentanément cette conscience).
Ce qui complexifie ces
mécanismes, c’est la diversité contradictoire de ce qui peut constituer (ou le
sembler) un « gain » : nous tendons à acquérir ce qui peut favoriser notre survie (besoins
primaires), notre pouvoir (possibilités de gains futurs) et notre plaisir.
Or ces trois buts entrent
fréquemment en conflit, dans tous les domaines. La nourriture fortifie le corps
(l’humanité a systématiquement sélectionné ce qui améliorait l’apport
calorique), mais peut aussi bien l’altérer, si nous donnons la priorité au
plaisir gustatif.
L’effort, physique, mental,
professionnel, accroît notre efficacité, mais il parfois altère nos facultés ou
notre accès au plaisir.
Servir ou aider l’autre participe
tout autant à nos gains : en nous attirant des faveurs ou une protection
en retour, en satisfaisant notre programmation morale (la satisfaction du
devoir accompli, d’avoir « bien agi », parfois renforcée par une
valorisation sociale : compliments, reconnaissance, réputation, médailles,
etc) ; ou en savourant le plaisir de la personne aidée, si elle a de la
valeur pour nous, en tissant du lien, en nous donnant une
« utilité », un sens à nos actes.
Altruisme et égoïsme participe du
même mécanisme : plaisir et utilité, ce qui ne signifie pas qu’on doive
les considérer comme équivalents : ils n’ont pas les mêmes effets sur les
autres ni sur nous. Quand nous agissons de façon altruiste, nous savourons un
plaisir (comme dans l’acte égoïste), mais ce plaisir aura souvent (pas
toujours !) des effets bénéfiques : il nous vaudra (pas toujours …)
la valorisation par le groupe, et des attitudes bénéfiques en retour, engendrant
un cycle « vertueux ». Là où un comportement égoïste a plus de
chances de provoquer soit l’indifférence, soit la désapprobation, voire
l’hostilité. A cette aune, il est plus « efficace » d’agir de façon
altruiste qu’égoïste. Celui qui agresse les autres court plus de risques d’être
agressé en retour, ce qui le place dans un état constant de vigilance, de
méfiance, de stress.
Mais la structure de sa
personnalité peut justement faire dans certains cas que ce stress même soit une
source de plaisir, voire en soit la condition indispensable.
La complexité majeure procède
surtout, en plus de ces contradictions entre les effets de nos actes, de notre
système de représentations : la plupart de nos évaluations de ce qui est
un gain ou une perte dépendent avant tout de la perception que nous en avons.
Il n’y a pas de plaisir ou de souffrance en soi, même si on peut observer
quelques constantes, ou tendances : la plupart du temps, pour la plupart
des gens, le manque ou la souffrance physique, la maladie, les blessures, la
mort, la solitude, l’hostilité, etc. sont des valeurs négatives, fuies plutôt
que recherchées. Et à l’inverse, la satiété, les excitations sensorielles,
l’harmonie des relations, les émotions esthétiques constituent des buts
partagés.
Mais la culture dans laquelle on
a grandi, avec son système de valeurs morales, notre milieu et ses habitudes,
les particularismes de notre physiologie et de notre psychisme, les expériences
et traumatismes vécus peuvent transformer ce qui est souffrance pour la plupart
en plaisir, et réciproquement.
Certains aiment « se faire
mal », que ce soit dans le sport ou la guerre, le travail ou les loisirs,
pour toutes sortes de raisons, le plus souvent « inconscientes »
(insues) : parce qu'ils en retirent une valorisation de leur image, ou un
« pouvoir » (dont l’obtention serait indifférente à d’autres), ou un
plaisir différé (une meilleure condition physique par exemple) ; ou
« pour se punir de quelque chose », ou se conformer à une
injonction parentale (parfois imaginaire), être en conformité avec une image de
soi, comme l’a bien mis en évidence la psychanalyse.
Nous cherchons tous « le
plaisir », mais nous ne le trouvons pas tous dans les mêmes sources.
Il n’y a pas des
« méchants » et de « braves gens » : mais des
personnes qui trouvent leur plaisir dans des comportements qui nous sont plus
ou moins profitables, plus ou moins nocifs : plus ou moins compatibles
avec notre plaisir, et nous valorisons, en les louant, ceux qui le sont le
plus.
« L’ennemi », c’est
toujours celui qui nous fait du tort : mais il est l’ami de ceux qui ont
les mêmes intérêts que lui (de façon provisoire, souvent, et on assiste à des
renversements d’alliances).
Les conflits entre Occident et le
reste du monde pourraient illustrer ce système : leurs agressions
répondent notamment à notre exploitation éhontée de leurs territoires, et
parfois de façon aussi meurtrière.
Ce qui n’implique pas que nous ne
pourrions pas choisir, que tous les actes et tous les camps se
vaudraient : notre propre intérêt est un critère suffisant. Beaucoup de
personnes, formatées par l’impératif moral, ont du mal à se contenter d’une
raison aussi pragmatique : ils éprouvent la nécessité, et dans les deux
camps, de l’ « anoblir » d’une dimension morale. C’est forcément pour
le Bien qu’ils se battent, et non seulement pour leur bien.
Cela ne signifie pas non plus que
toutes les agressions se valent (et seraient de ce fait légitimes) : ceux
qui s’autorisent à assurer leur gain au prix des pertes des autres ne peuvent
pas produire un système viable, stable, puisqu’il suscite inévitablement la
riposte des victimes. Qu’il s’agisse d’un dirigeant ou d’une classe tyranniques
de leur population, d’un agresseur militaire, d’un colonisateur, leur système
n’est pas pérenne, il viendra toujours un moment où leur domination sera renversée.
Cela vaut à l’échelle
individuelle : ceux qui recherchent leur intérêt en préservant autant que
possible celui des autres tissent un lien plus stable, moins exposé à des
tensions, et moins dispendieux en énergie gaspillée à contenir la contestation.
Implications pratiques
On peut concevoir deux objectifs
essentiels à nos actes : notre conservation biologique et psychique, et la
recherche d’un état d’harmonie (objectifs parfois concurrents) : un état
de bien-être, de moindre tension, associé à un certain nombre de plaisirs. Etat
transitoire, fragile, à rétablir sans cesse.
Les autres jouent un rôle
important dans la réalisation de ces objectifs : potentiellement
auxiliaires ou adversaires (sans nécessairement qu’ils s’en rendent compte),
deux statuts changeants qu’il s’agit d’évaluer.
L’erreur commune est de supposer
à priori l’innocuité de la personne rencontrée, voire sa bienveillance :
soit d’après son attitude apparente, ses paroles, le ton de sa voix ; soit
du fait de son statut : nous tendons à méconnaître, ou à sous-évaluer, les
nuisances possibles de nos proches (alors que leur proximité et leur importance
affective rendent beaucoup plus forts leurs effets sur nous), associant à tort
agression et intentionnalité, méconnaissant le caractère mécanique,
situationnel de notre état de concurrence avec eux ; ou de personnes
« censées » nous apporter une aide, un service : on pourra se
méfier moins de son médecin, banquier, mentor, confesseur, etc. Soit, enfin,
que les intentions affichées de l’autre (sa « gentillesse ») nous
fassent décider sans vérification qu’elles sont véridiques. Nous sommes souvent
tentés de prendre nos désirs (une bienveillance universelle) pour la réalité.
En négligeant le fait que la
plupart des gens, même en l’absence d’hostilité volontaire, sont peu conscients
des effets négatifs qu’ils produisent sur les autres : le voisin bruyant
« qui ne se rend pas compte », l’ami indélicat, le collègue directif,
etc. Et que, en cas d’intentions hostiles, l’habileté minimale consiste à les
déguiser sous les apparences de la plus entières cordialité.
A l’inverse, il serait tout aussi
aberrant de présupposer une agression dans toute rencontre, et cet état de
paranoïa serait un obstacle majeur à notre sentiment d’harmonie, nous tenant en
permanence en alerte, sur nos gardes.
On ne sait pas qui est
susceptible de nous faire du tort : il suffit de conserver une réserve de
bon sens, comme nous le faisons face à une autre espèce vivante. Tous les
chiens ne se précipitent pas sur nous pour nous mordre, mais on sait que leurs
réactions peuvent être imprévisibles, mues par des ressorts qui nous échappent,
une peur soudaine, la perception d’un empiètement sur ce qu’ils considèrent
comme « leur territoire » … On reste sur ses gardes, on les tient à
l’œil.
Les humains aussi ont leurs
« territoires » imaginaires, qu’ils peuvent se mettre « à
défendre » contre ce qu’ils conçoivent comme une intrusion.
Ils poursuivent surtout leur
intérêt, tel qu’ils se le représentent, ce qui peut les amener à se montrer
parfois amicaux, serviables, mais aussi indifférents, voire hostiles, l’instant
suivant.
Il s’agit donc d’apprendre pour
chacun à évaluer ce que nous fait réellement la relation :
indépendamment de ce qui a été convenu, affiché, si elle nous renforce, enrichit,
réjouit, ou si elle nous pèse, nous coûte. C’est souvent un peu des deux, dans
des proportions variables selon le moment. A nous d’établir la distance juste,
l’attitude en rapport avec le comportement de l’autre : là encore, à ne
pas prendre notre désir (d’affection, d’harmonie) pour une réalité qui ne requerrait
pas de vérification.
Lorsque nous nous trompons (et
c’est fréquent …), des « signes » viennent nous rappeler au
réel : nous ne nous sentons pas aussi bien que nous le devrions (que nous
l’avions anticipé), le plaisir se mêle de tensions, de frustrations, de
mal-être. Cela ne signifie pas forcément que l’allié putatif ourdit de sombres
desseins contre nous, mais au moins que nous ne sommes pas en accord sur les
modalités de la relation. Prendre conscience de ce hiatus permet d’engager, si
c’est possible, un dialogue, de mettre en lumière ce qui fait dissensus, et, si
l’autre éprouve un même désir que la relation continue, de parvenir à des
accommodements.
Savoir que nous sommes
inévitablement en conflit potentiel, sans que nous l’ayons même souhaité, nous
donne le pouvoir de désamorcer ce conflit. Alors que s’imaginer que nous
serions spontanément en paix, en accord, parce que nous l’aurions décidé, ou
que la situation l’exige (le couple, le groupe d’amis ou de copains, de
collègues, de voisins, d’alliés politiques, etc), rend aveugle à ce qui
travaille à nous séparer, à nous dresser les uns contre les autres.
L’état de paix n’est pas naturel
(et il est fragile, éphémère), mais nous pouvons le construire. Non pas si
chacun « fait preuve de bonne volonté » (trop souvent on se contente
de ces bonnes intentions, de cet état déclaratif), mais si chacun fait ce
qu’il faut. Ce qui suppose la volonté de modifier ses comportements, et
plus encore de la lucidité, quant à ses désirs réels et ceux des autres.
Un tel projet commun peut
exister, mais il est rare.
Avec les autres, nous ne pouvons,
sauf à subir des déboires, désillusions, « trahisons » et déceptions,
que nous mettre dans cette posture de « paix armée », de
collaboration prudente, à renégocier sans relâche.
Il en va d’ailleurs de même à
l’intérieur de ce « groupe hétéroclite » qu’est notre propre psyché,
dont les différentes instances n’ont de cesse de conspirer les unes contre les
autres, de chercher à prendre le pouvoir sur les autres, sous le couvert
souvent des prétextes les plus persuasifs (les plus « nobles »). Il
est aisé de « s’abuser soi-même », de s’accorder quelques plaisirs
aux dépens d’une part plus essentielle. Il faut bien connaître ses penchants
pour les déjouer, et ses besoins véritables pour les réaliser.