mardi 9 février 2021

La nuit volée

 

Elle cesse. Elle s’abandonne. A la nuit qui descend. Pénombre. Le monde se voile. Elle ne discerne plus. Ce monde obscur dont la réalité vacille, effacé. Plus tangible. Elle s’allonge. L’éclat dehors d’un réverbère. Une bougie rougeâtre, comme un fanal incertain. Perdus de vue, les autres. Absents. Peut-être l’ont-ils toujours été. Elle s’engourdit, elle s’assoupit. Du fond d’aileurs surgissent des images. Des visages. Des pièces, inconnues. Oubliées, de son enfance. Elle ne sait plus si elle a eu une enfance. Probablement. Elle est suspendue entre deux temps. Cône vertigineux. Quelques voix. Indistinctes. Elle ne sait plus. C’était un été, probablement près de la plage, c’est arrivé, c’est tout. Il y avait des oncles et des enfants, galopant entre les jupes des femmes. L’apéritif se prépare, on cause, elle ne fait pas attention. Elle est allée se reposer dans une chambre. Elle n’a pas envie d’être avec les autres, trop de soleil, trop de bruit, le bruit des voix. Elle entend la porte s’ouvrir, une ombre qui s’est faufilée, elle n’est plus seule. Mais elle n’ouvre pas les yeux. Elle sent le contact d’une main. Sur sa cuisse. Elle a 16 ans. Mais elle n’ouvre pas les yeux. Tout se brouille. 16 ans pour toujours.

L’ombre est épaisse, maintenant. Elle a avalé tous les objets dans la pièce. Ça ne marche plus, le temps. Toutes les nuits depuis ce jour-là, ça ne marche plus. Peut-être aurait-elle dû ouvrir les yeux. Voir. Qu’est-ce que ça aurait changé. La nuit volée. Tous les jours après ses 16 ans. Elle est encore dans cette chambre, elle est ici, maintenant, mais aussi dans la chambre, avec l’ombre, qui la dépèce. Méticuleusement. On entend les enfants, dans le salon, qui crient, une voix les gronde, des bruits de verres qui trinquent.

Ça fait comme des herbes, au bord de la plage, des herbes pour se cacher. Entre les herbes regarder les baigneurs qui vont et qui viennent, le miroitement aveuglant de la mer, ils ne la voient pas. Elle garde la tête baissée entre les herbes, qui la cachent.

Elle n’a pas dormi. La tâche du réverbère s’est élargie, une lueur blanchâtre qui se répand sur toute la fenêtre, à l’assaut du dedans. Le retour de la lumière, sans penser elle s’habille et va travailler, elle croise des gens et fait ce qu’elle a à faire, ils lui sourient sans la voir, ils lui parlent, elle leur répond sans entendre ce qu’elle dit. Elle ne dit rien, peut-être. Elle les quitte, revient dans la pièce, nourrit son corps, regarde des silhouettes s’agiter sur l’écran, elle ne met pas le son. Elle reste longtemps à les fixer, comme si elles avaient quelque chose à lui raconter.

Elle sent dehors la nuit se rapprocher, descendre comme un voile, avaler la lumière, elle éteint la télé, elle se laisse prendre, emporter, glisser dans la pénombre, se dissoudre, ses yeux fixent la nuit comme s’ils voyaient. La nuit la vide. Les images reviennent. Le film passe en boucle.