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mardi 2 décembre 2025

Penser le quotidien : stratégies et interactions (A quoi sert la philosophie ?)

 

Je conçois l’existence, je la ressens ainsi, comme un perpétuel combat. Avec ses pauses, ses répits. On se débat. Avec les autres, bien sûr, mais ils ne sont qu’une composante de l’équation, tantôt ennemis, tantôt alliés, simples figurants, pour la plupart. Occupés chacun à ses luttes : entrecroisement stochastique de trajectoires épiques dont chacun est le héros.

On se débat avec « ce qu’on a à faire », ce qu’on croit avoir à faire, et ici la « philo », il vaut mieux dire, tant ce mot est compromis, incertain, inentendable, la réflexion, l’acte de réflféchir, peut nous être utile : pour interroger ce que nous croyons nécessaire, « avoir à faire » : suspendre notre action, notre « départ en guerre », quelle qu’elle soit, pour vérifier si elle est nécessaire, inévitable, profitable. Quel parti prendre. Délibérer.

J’aime beaucoup cet incipit des Fleurs Bleues de Queneau : « Le vingt-cinq septembre douze cent soixante-quatre, au petit jour, le  duc d’Auge se pointa sur le sommet du donjon de son château pour y  considérer, un tantinet soit peu, la situation historique. Elle était  plutôt floue. ».

C’est ce que nous faisons tous, au moins de temps en temps : « considérer, un tantinet soit peu, la situation ». S’accorder un peu de temps de perplexité : ce serait ça, la « philosophie » (et on voit ici qu’elle ne peut avoir grand chose à voir avec la connaissance de tout ce que les autres avant moi, fussent-ils illustres, ont pensé de la situation qu’eux avaient à considérer, du haut de leur donjon à eux. Ça peut m’aider, au cas où se trouveraient des similitudes, montrer des pistes déjà explorées, éviter des fourvoiements : il me reviendra toujours d’appliquer ces « connaissances » à la particularité de mon cas.)

Nous nous débattons face à nos besoins, nos envies, nos désirs, nos projets, nos angoisses et nos peurs : ce que je dois faire, me procurer, où aller. Et le rôle des autres là-dedans : ceux qui peuvent m’aider, ceux qui peuvent constituer un obstacle, une concurrence, ceux pour qui je peux constituer un obstacle, ou une proie, dans leur propre quête. Je peux croiser la route de Salah Abdeslam en allant au Bataclan, comme celle d’un conducteur alcoolisé : ils n’ont rien à voir avec mon histoire, mais peuvent y faire irruption.

En général, nous avons peu à voir les uns avec les autres en ce qui concerne « nos luttes ». C’est essentiellement le cas de nos « proches » : famille, voisins, collègues : ceux qui interfèrent.

Et, le plus souvent, nous menons nos luttes sans nous concerter, sauf avec ceux qui ont à voir avec elle : nous formons des « équipes », que nous croyons naturelles, parfois formalisées par un type de pacte : le couple pour les affaires domestiques, collègues pour le travail, camarades pour la politique, coéquipiers pour le sport, etc.

Tout cela « marche tout seul » : sans qu’on ait à y penser, sans qu’on pense à y penser, tant cela « va de soi » : l’existence des équipes, leurs périmètre, fonctionnement, limites.

Ainsi de nos « luttes ». De ce que nous nous escrimons à faire, à tenter. Le scénario est tout écrit, il n’y a qu’à le suivre. On part travailler, on passe faire des courses, vient le temps de la détente, celui des loisirs, des hobbies, du repos, des visites ritualisées à certains groupes : famille, amis ...

Nous avons nos projets, inscrits parmi ceux qui nous sont assignés par les autres : quand j’aurai fini mon temps dévolu à ma mission sociale, je m’occuperai d’un projet qui m’importe, immobilier, ou bancaire, musical, littéraire, un aménagement ou une acquisition.

Mon temps est réparti : mécaniquement, et en dehors de moi, il se distribue de lui-même entre temps contraints (travail, nécessités matérielles, activités obligatoires, repos) et temps « libre » : celui que je peux consacrer à ce qui m’apporte du plaisir.

C’est ainsi que les hommes vivent. En s’efforçant de concilier ce qu’ils voudraient et ce qu’ils ont à subir : avec plus ou moins de plaisir et de souffrances que leur situation et leurs compétences les mettent à l’abri des prédations des autres, et en capacité de satisfaire les leurs.

Il n’y a pas besoin de « penser » tout ça », si ce n’est pour élaborer des stratégies plus efficaces : quel métier, quel lieu de vie, quel partenaire, et comment se les procurer ;

Ça se met à « penser » quand ça ne va plus de soi, tout seul : quand la mécanique dysfonctionne. Ou quand je discerne une incohérence. Entre les discours et les effets que je constate : « nous agissons dans l’intérêt général », et soudain je m’aperçois que certains ont surtout satisfait leur intérêt particulier. Je doute. Je remets en question le pan de réalité concerné : je ne peux plus me contenter de ce qui m’en était dit, de comment le définit le langage usuel : c’est là que commence l’acte de réflexion, l’activité de distance critique, quand je découvre que les choses (les gens, les valeurs, les institutions, les idées) ne sont pas forcément comme on me l’avait dit, que je me rends compte que, finalement, je ne saurai jamais indiscutablement comment elles sont, ce qu’elles sont, que j’aurai toujours, si je n’accepte plus d’être dupe, à mettre en doute, à mettre en question : ce que je vois, ce que je vis.

C’est là qu’intervient la pensée de l’autre. Comme pierre d’achoppement, et pierre de touche. Pas forcément « meilleure » que la mienne, plus juste, mais apportant un deuxième point de vue, dont la divergence ou la convergence ne signifie rien de définitif, mais constitue un indice, une indication, de ce qui est « juste », « vrai » : conforme à ce qui marche dans le réel.

C’est parce que nous sommes en permanence à essayer de faire quelque chose, à tenter de réussir, à viser un plaisir ou à combattre un désagrément, qu’il y a une utilité à ce que la philo soit utile : on peut mener ses combats, réussir ses projets, résoudre ses problèmes sans recourir à elle. En recourant juste à une pensée pragmatique, adaptée au domaine de notre action : quelle est la meilleure voiture à acheter, le bon placement, la bonne destination de vacances : la plupart de nos décisions quotidiennes sont triviales, nous en traitons des dizaines par heure (quel est le meilleur trajet, qu’est-ce que j’achète pour manger, est-ce que nous invitons les Untel, etc) : toutes ces questions, et y compris l’homme politique pour lequel nous allons voter, nous y répondons sans recourir au mode « philosophique », sans problématiser, sonder les semblants ni les enjeux.

C’est un « choix », stratégique, que nous ne choisissons pas vraiment, d’ailleurs : lui aussi résulte de notre formation, de notre conformation intellectuelle, du stock de nos expériences. Régler au cas par cas les questions « pratiques », au fur et à mesure qu’elles se présentent. Et réserver la philosophie, la réflexion critique et systématique, à des activités « philosophiques », des moments dédiés, lectures, cours, colloques, etc.

Quoi qu’il en soit (quoi que nous ayons « choisi », sans l’avoir forcément choisi, pensé, décidé : c’est un paradoxe que le recours ou non à la philosophie soit un choix philosophique), nous avons en commun ces « luttes », ces projets, désirs, ces difficultés contre lesquelles nous nous battons : nous avons en commun d’en avoir tous, mais, à certaines exceptions, ces luttes (ces « quêtes », comme on dit dans la littérature épique et certains jeux) sont tous différents, divers.

Mon avis est qu’il nous est profitable de nous associer à la pensée des autres, en ce qui concerne nos « combats » (projets, problèmes) du quotidien, et de leur appliquer une pensée « philosophique » (critique, analytique, systématique) : que ce sont les « vraies » questions, celles du réel, et non les intitulés académiques (« qu’est-ce que l’amour ? » ou « la foi s’oppose—t-elle à la science ? »), celles-là qu’il y a intérêt (bénéfice) à scruter.

Non d’ailleurs qu’il n’y ait pas la place pour les deux sortes, les questions « théoriques », métaphysiques, et celles qui se posent à nous au quotidien : ce qui me paraît une erreur, c’est de négliger les secondes au profit des premières.

C’est d’ailleurs une attitude courante : il nous arrive de demander l’avis d’un ami, d’un proche, sur une question que nous avons à résoudre : « qu’est-ce que tu en penses, j’hésite entre ces deux modèles de ponceuses ; on me propose un poste aux Philippines, à ton avis, j’accepte ? Marjorie et moi, ça ne va plus du tout : je ne sais plus quoi faire pour arranger la situation ... »

Mais cela reste occasionnel, et « spontané », superficiel : la question est rarement examinée sous l’angle d’une reconstruction conceptuelle (c’est davantage le cas de problèmes existentiels, lorsqu’ils sont confiés aux soins d’un thérapeute).

Il me semble que le champ de bataille confus de nos existences, avec les illusions et erreurs d’appréciation qui nous font parfois courir après des leurres, mérite d’être passé au crible de récits partagés et d’échanges de réflexions croisées.