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vendredi 14 novembre 2025

Commémorer ! Plutôt qu'agir ... (La violence universelle)

 

La violence universelle

 

La violence ne nous pose un problème (et nous ne la reconnaissons comme telle) que lorsqu’elle nous affecte : que nous en sommes les victimes directes, ou qu’en pâtissent nos proches, des personnes qui « comptent » pour nous, ou des inconnus avec lesquels s’instaure une empathie (cas des « attentats », largement médiatisés, et commémorés, d’accidents de la route, d’urgence médicale ou de certaines détresses).

Le reste du temps, c'est à dire presque tout le temps, elle ne nous émeut pas, elle nous paraît « normale », acceptable, et même nous ne l’identifions pas comme violence, ou nous la nions.

Ambivalence du Résistant/Terroriste : à l’un, les honneurs, la reconnaissance et l’admiration, à l’autre l’opprobre et la haine. Il y a « les coupables » et « les innocents » : les premiers « n’ont que ce qu’ils méritent », les seconds sont victimes d’une effroyable injustice. Pas de compassion, mais du dégoût, de l’indignation, pour le clodo qui « encombre et salit les lieux publics », il nous dérange : il nous rappelle inopportunément ce que nous n’avons pas envie de savoir, ni donc de voir : que la pauvreté existe, le dénuement, dans notre « société d’abondance » et de plaisirs, mais que tous n’en profitent pas, que l’égalité et la justice dont nous nous targuons sont au mieux des slogans, des intentions « pieuses », des éléments de langage opportunistes. Il faut bien que ce soit « de leur faute », pour que ce ne soit pas la nôtre.

Complaisance, nous nous voyons comme victimes, jamais responsables, jamais causes ni acteurs de ce qui nous frappe. Ou alors, exceptionnellement, souvent dans l’après-coup, sous l’exhortation de prêcheurs larmoyants : nous faisons acte de contrition, de repentance, nous jurons « Plus jamais ça ! », puis, émus de nos élans vertueux, nous nous empressons de ne rien changer, de continuer comme avant, les mêmes causes engendrant les mêmes effets, les mêmes larmes, surprises indignées, déclarations belliqueuses et serments hypocrites.

Ce n’est pas que nous ne veuillions pas que ça change, que la situation s’améliore, régler les problèmes : mais à condition, c’est logique, que ça ne nous coûte pas trop cher. Pas « plus cher » que l’économie que nous escomptons. Réduire la délinquance, bien sûr (qui ne le voudrait ?), les tensions sociales, le chômage, améliorer les conditions sanitaires, éducatives ou de logement : mais sans y mettre les moyens nécessaires, à prélever logiquement sur ceux des plus riches, ou au détriment de dépenses plus festives. Nos priorités sont égocentriques : nos plaisirs passent avant le nécessaire de ceux qui ne nous sont rien. Il est finalement plus « économique » de réprimer les violences engendrées par les disparités sociales, et de s’en protéger (alarmes, murailles, milices), que de repenser la répartition des richesses. Que de renoncer (horreur !) aux privilèges. Peu importe que les systèmes de santé et d’éducation périclitent : nous trouverons bien, si nous sommes riches (ou, plus généralement, si nous le sommes suffisamment : l’égoïsme à court terme n’est pas l’apanage des plus riches, chacun voit la limite des efforts qui lui paraissent « raisonnables » à son portefeuille), des cliniques bien équipées et hors de prix, des écoles « d’excellence » et payantes où envoyer nos enfants.

Et, si nous voyons clairement l’égoïsme odieux des classes qui nous sont « supérieures », celui des privilèges que nous n’avons pas, les nôtres nous paraissent relever d’une justice naturelle. Nous ne cherchons pas à discerner les efforts que nous aurions à faire, nous aussi, pour que la situation s’améliore effectivement. Ni en quoi certains aspects de notre mode de vie sont toxiques, engendrent les catastrophes qui nous frappent, et dont nous nous plaignons.

Concernant les attentats terroristes, nous « ne comprenons pas » que des habitants de pays lointains, et, pire, des ressortissants du nôtre, qui plus est, des gamins, de plus en plus souvent, éprouvent la soudaine lubie de nous faire du mal. Nous serions prêts à jurer que jamais nous ne leur en avons fait préalablement, ce qui expliquerait, sans le justifier, qu’ils aient le désir de nous en faire, à leur tour, selon le cycle stupide et pathogène de la vengeance.

Nous avons, « eux » et « nous », une certitude en commun, répétée à longueur de vidéos de propagande et de déclarations officielles : « nos valeurs sont supérieures aux leurs », et les seules, d’ailleurs, il n’y a bien sûr qu’un seul Dieu, et c’est le mien. « Valeurs » de l’islam ou de la République, de la Libre Entreprise ou de la Révolution, chacun voit la sainteté à sa porte. Ne reste alors, que le djihad, la croisade.

Il n’est pourtant pas si compliqué de reconstituer quels mécanismes peuvent amener un gamin, a priori « normal », à assassiner des inconnus, en qui il voit le Mal. Mais nommer les causes a ceci de vertigineux qu’on aperçoit l’immensité de ce qu’il faudrait changer à nos sociétés pour résoudre le problème, et tout ce à quoi nous aurions à renoncer, et certains beaucoup plus que d’autres. Pas sûr que nous jugions que ça vaille le coût, quelque douloureuses que soient les conséquences de notre inaction (pour certains beaucoup plus que pour d’autres …). Et il en va de même pour les catastrophes climatiques : le problème n’est pas que nous ne sachions pas quoi faire, c’est que les solutions efficaces altèreraient péniblement notre confort, et plus que d’autres celui des mieux lotis, moins impactés par ces dérèglements, et prépondérants dans les prises de décision.

Il serait peu cohérent de leur en vouloir, ils ne se comportent en la matière pas différemment du reste de la population : le concept même de solidarité exclut sa mise en œuvre partielle. On ne peut pas agir « à moitié ». N’être « solidaire » que dans certains cas, seulement pour certaines choses (celles qui nous posent problème …). Appeler les autres à l’être, et s’attendre à ce qu’ils le soient, seulement sur les sujets qui nous intéressent : et pour le reste, le reste du temps, les laisser se dépatouiller.

C’est l’erreur « écologiste » : non seulement la question sociale n’est pas dissociable de la question écologique, mais elle en est même un préalable. Le « sort de la planète » et « des générations futures » peut difficilement sembler une priorité aux générations actuelles qui voient bien qu’on n’accorde aucune importance au leur.

Ou seulement, comme c’est notre habitude, sous forme de grandes déclarations dégoulinant de « générosité » : mais jamais dans les actes.

Comment des gamins ne trouveraient-ils pas « normal » de recourir à la violence quand ils la voient partout autour d’eux, pratiquée parfois à leur encontre, et considérée par à peu près tous comme la réponse légitime aux problèmes et aux frustrations ? Violence de tous ordres, de formes et d’intensités très diverses : rarement reconnue comme telle par celui qui la pratique et en bénéficie, qui estime en général qu’ « il en a le droit ». Les féministes stipulent à juste titre la condition du « consentement », en l’absence duquel précisément on peut établir la situation de violence, mais elles en limitent curieusement l’application, parfois, au domaine de la sexualité. Quelles motivations pourraient pousser une personne à s’assurer du consentement d’une autre dans le cadre de la relation sexuelle, et nulle part ailleurs, dans aucune autre situation où le viol de son consentement se fait à son détriment ?

Or c’est quasiment en permanence que nous passons outre le consentement d’autrui, que nous ne nous posons même pas la question, voire que l’agression a notre préférence. A commencer par  nos échanges verbaux : c’est une banalité de constater la violence, jugée croissante par certains, des discussions entre personnes d’avis divergents. L’insulte et l’injure sont vite de la partie. Ce sont les relations habituelles que connaissent les enfants, dans tous les lieux de la scolarité, et sans qu’y remédient bien souvent les adultes qui les « entourent » (et qui n’agissent pas très différemment entre eux), sauf dans certains lieux (« Pas en classe ! »), et si cela atteint des proportions « excessives », notamment si les coups prennent le relai des insultes. Et encore : on ne cherche pas beaucoup à savoir ce qui se passe « loin des yeux », dans les recoins, on ne s’émeut (mais alors, avec quelle vertueuse émotion !) que si le harcèlement vient à se savoir, si notamment il aboutit à un suicide.

Nous ne réagissons pas, ou très peu, « pour la forme », à la violence verbale, voire physique, en dessous d’un certain seuil, elle nous paraît banale, anodine, parce que nous avons intégré le recours à la violence comme une composante normale, constitutive de la vie elle-même. Et nous y recourons couramment, « chaque fois que nécessaire ». Nombre de théories, « morales », idéologies, y voient même une vertu à encourager. A commencer par l’institution du Sport, forme de sacralisation rituelle de la violence, à la fois exacerbée, portée à son comble par l’ « entraînement », et déniée (pour rester en accord avec les autres « valeurs » dont nous nous réclamons, l’humanité, la bonté, la fraternité …) en la rebaptisant « esprit de compétition » (dont l’anglais « fight spirit » suggère mieux la nature véritable). Codifiée, « encadrée » par des règles, elle serait inoffensive, vidée de sa toxicité par l’ « art » et la « noblesse » de ses principes (lyriquement exaltés dans les préceptes de Coubertin), mieux, elle possèderait des vertus formatrices : elle préparerait aux combats de la vie. Blessures, traumatismes et tricheries ne constitueraient que d’occasionnels dérapages. Le sport, et ses « vainqueurs », est chaque jour étalé en modèle.

Car il n’apparaît pas contradictoire, aux yeux des grands pacifistes que nous revendiquons d’être (même le va-t’en guerre Trump ambitionne de recevoir le Prix Nobel de la Paix !), d’avoir à « se battre », pour à peu près tout, et dans tous les moments de notre vie. Se battre pour réussir, ses études puis son insertion professionnelle, sa carrière, ses enfants, ses idées, ses « valeurs » … C’est « dans la nature humaine » (elle a bon dos), finalement pas si différente de celle des autres espèces. « Il faut bien » se battre pour rester concurrentiels, gagner des parts de marché, placer le produit, augmenter les ventes, faire prospérer l’entreprise : peu importe aux dépens de qui. Vae victis, après tout, c’est l’antique devise que nous honorons à peu près tous. C’est l’ultime argument qui emporte les dernières réticences : « il faut bien se défendre », si ce n’est pas nous qui usons de la violence, les autres le feront, à notre encontre.

Cercle vicieux, pas dénué de fondements : qui, plaisantait déjà Aristophane, cessera le premier de mener la guerre aux autres ? Qui risquera bien de se voir aussitôt assailli et défait. Le plus souvent, ceux qui « viennent en paix », la prônent et s’en parent de vertu cardinale, dissimulent des intentions plus belliqueuses : le baiser de paix n’est que subterfuge, simulacre stratégique. Ruse de guerre ! Au mieux, irréalisme mièvre.

Parce qu'il y a l’antagonisme des intérêts (et celui des croyances, des convictions), comme substrat de la guerre, cause inépuisable : renoncer à l’affrontement (parce que c’est stérile, douloureux et coûteux) nécessite le préalable d’un renoncement à satisfaire ses intérêts au détriment de ceux des autres. Pour qu’il y ait société (et non plus arène), il ne peut pas y avoir des « gagnants » et des « perdants ». C’est ce que nous savons très bien, et savons très bien faire, chaque fois que nous établissons une alliance, dans le cadre relationnel ou opératoire.

Les gamins qui basculent dans le « djihadisme » (plus fantasmé que réel) se « défendent », eux aussi. Des violences qu’ils subissent. Ils s’en vengent contre nous, même si nous pensons qu’elles ne sont pas de notre fait, si nous ne les avons pas voulues, que même nous n’en avons pas conscience : que nous ne sommes pas « coupables ». Nous les avons habitués à vivre dans un monde de violence, de « compétition », où seuls les plus « forts » (agressifs, dotés de compétences combatives, ou déjà gagnants par leur naissance) obtiennent les conditions d’une vie agréable. La violence, elle est dans ce dont nous privons les autres, et notre indifférence à leur souffrance.

Il nous paraît normal d’avoir, à côté d’autres qui n’ont pas, ou moins. Parce que nous l’avons « mérité » (par notre race, statut social, religion, ascendance, capital génétique et effort …). Nous croyons pouvoir profiter des règles du jeu qui nous déclarent vainqueurs, inventées et perpétuées par ceux qu’elles avantagent, et que les perdants ne renversent pas la table ? Nous pouvons, un temps, les leurrer (par de creuses promesses : l’ « intégration » …), les intimider, endiguer leurs coups de colère. Il n’est de digue qui tienne éternellement.

Nous leur faisons subir, et à beaucoup d’autres, les humiliations répétées de ce qu’ils ne peuvent s’offrir, exhibé à toutes les devantures et sur tous les écrans, et dont nous nous gavons sous leur nez. Nos voyages et nos villas, notre respectabilité cossue, notre suffisance moralisatrice et supérieure : il est bien étonnant qu’ils nous haïssent. Nous sommes tellement habitués à ce que les uns croupissent dans des cités moroses à côté d’autres qui savourent leur accès à la propriété, que nous sommes tentés de n’y voir aucune violence. C’est dans « l’ordre des choses ». « Il en a toujours été ainsi ». Vrai, et les peuples « barbares » ont toujours fini par mettre Rome à sac. Le gagnant de nos sociétés concurrentielles, candidat retenu pour les postes prestigieux, médecin, avocat, ingénieur, universitaire, trader, etc. ne veut rien savoir des critères qui ont validé ses compétences, ni des règles qui fixent le montant horaire de ses émoluments, il « ne pense pas » à les interroger : un chirurgien gagne plus qu’une infirmière, c’est « dans l’ordre des choses », presque cosmique, quasi divin. C’est comme ça. Et tout le monde l’accepte. Tous les subalternes ne se précipitent pas pour autant égorger leurs voisins ? Il y faut la conjugaison de conditions critiques : une frustration poussée à son comble jusqu'à la haine, jusqu'à un désespoir ou une colère qui submerge la crainte des représailles, peut-être une fissure psychologique qui facilite le débondement (on cherche peu à repérer, puis aider, les enfants en déshérence, surtout s’ils sont de milieu modeste …). Et le catalyseur d’une idéologie « libératrice », mobilisatrice et déculpabilisante : ce peut être l’islamisme, ça a été l’élan républicain, révolutionnaire, ou le nationalisme.

C’est brutal, bestial et aussi stupide que les forces que ça prétend combattre. Ça ne débouche sur rien d’utile, aucune amélioration. C’est ce que ceux qui s’y sont brûlés, puis ont trouvé une lucidité, viennent parfois expliquer à ceux que ces fièvres meurtrières pourraient infecter.

Il ne suffit pas de converser poliment dans un salon, en respectant les usages de la grammaire et de la civilité pour être exempt de la violence qu’on attribue aux autres. Ni pour que disparaisse toute celle qui consume le monde.