mardi 10 novembre 2020

M’sieurs dames !

Bonjour, M’sieurs dames.

 

Comme vous l’avez deviné, j’suis le comique de service, suis venu vous faire rire. J’suis payé pour ça.

Encore que ça n’a rien d’évident, j’sais bien, j’ai pas une tête à faire rire. Notez bien, j’ai pas non plus la tête à ça.

 

C’est quand même un drôle de boulot. Faire rire sur commande, à heure fixe. C’est pas drôle. J’sais bien, vous êtes venus pour ça, pour qu’on vous distraie, vous avez payé, bon, vous aurez au moins eu le repas, c’est bon, au moins ? Eh ben, vous aurez pas tout perdu. N’aurez qu’à demander au patron de vous faire une ristourne, pour le rire que vous n’aurez pas eu.

 

Encore que j’en entends qui rient. Si, si, ne vous cachez pas, tenez, vous, madame, je vous ai vu rire, deux ou trois fois. C’était nerveux ? Mais je ne vous le reproche pas, madame, je comprends très bien. Ça n’a rien d’évident, vous étiez tranquillement à table avec monsieur, votre mari, je suppose … Non ? Ah, si ? Enfin, ça ne me regarde pas, bref vous étiez là tranquilles, vous en étiez où ? On ne vous a pas servi le dessert ? Oui, le service est un peu lent, ici, c’est agaçant. Si vous voulez, après le spectacle, j’en toucherai un mot au patron. Mais non, c’est naturel, je peux bien faire ça pour vous, vous me paraissez sympathique, non ! monsieur, je disais ça sans intention particulière, ne vous méprenez pas. On parle toujours trop. Surtout dans mon métier.

 

C’est un métier bizarre, quand on y pense. Vous n’êtes pas là pour penser ? Ah, je m’excuse … Bon, écoutez, de toute façon, c’était mal parti, ce spectacle, si, vous êtes gentils, vous dites ça par politesse, vous êtes gentils, merci, merci … Vos applaudissements, ça me touche beaucoup, mais je ne le sentais pas, ce soir. Au moment d’entrer en scène, je me disais : « ce soir, j’ai aucune envie de rire. Alors, encore moins celle de faire rigoler ! »

 Et vous ? Oui, mais vous, c’est pas pareil. vous avez payé. Ben oui. Ça crée une attente.

 

Je suis vraiment désolé. Comme je disais, vous pourrez peut-être demander au patron … Bon c’est à vous de voir …

Quitte à ce que je sois là, si vous voulez, on peut bavarder…  Après tout, on n’est pas obligés de rire. Pas tout le temps. C’est curieux, cette manie de vouloir être gais. Vous avez remarqué ? Quand vous rencontrez quelqu'un, faut avoir l’air hilare, limite l’idiot du village. Sinon, on vous regarde d’un air catastrophé : « Qu’est-ce qu’il y a ? ça va pas ? T’as pas l’air en forme. »

 

Ben non, ça va pas. C’est pas si grave. On n’est pas obligés « d’aller » tout le temps, en permanence ! Et puis, c’est quoi, cette histoire ? Forcément, que « ça va ». On sait pas bien où ni comment, mais ça va. Pourquoi il faudrait que toujours ça aille bien ? C’est agaçant, à la fin, vous trouvez pas ? Déjà on a du mal à ce que ça aille, il faut tout, il faut se forcer un peu … Alors si, en plus, il faut que ça aille bien, vous croyez pas que là, vous en demandez un peu trop … ?

Comme si on n’avait droit qu’à la moitié des sentiments. Et encore, je dis la moitié … On peut quand même pas avoir la patate tout le temps ! Vous avez la patate tout le temps, vous ? La patate ! Ah, ça vous fait rire, ça monsieur, « la patate » ! C’est bien comme ça qu’on dit, non ? La patate …

Ou la banane, si vous préférez.

Eh ben moi, y a des jours où j’ai pas la banane. Ni la patate.

Non, c’est pas gentil, vous rigolez, alors que moi je viens de vous dire que j’ai pas envie de rigoler …

C’est nerveux ? Ah, si c’est nerveux, alors …

 

Enfin, voilà, on va pas y passer le Réveillon, non plus, encore que si, après tout, c’est vrai que c’est le Réveillon, ce soir ! C’est même pour ça que vous vous étiez dit « on va aller se marrer à La Lune dans le Caniveau, il paraît qu’ils ont un spectacle du tonnerre, en ce moment … » Ben, désolé, c’est pas de chance, vous êtes pas venus le bon soir. En même temps, c’est vrai, le Réveillon, vous aviez pas trop le choix.

Enfin, c’est comme ça. On aura quand même pu bavarder un peu. Si ! C’était sympa … Enfin, moi, j’ai trouvé que c’était sympa. C’est vrai, on a rarement l’occasion d’aborder ces questions. Alors, pour une fois que je tombe sur un public intelligent … si, si, je vois bien que cette réflexion vous intéresse … Que vous ne veniez pas seulement, bêtement, passer une soirée de réveillon à vous marrer ! Non, je ne parlais pas pour vous, Monsieur, tout le monde ne peut pas non plus être intéressé. Soyez patient. Ça va plus être long.

 

Hein ? Qu’est-ce que c’est que cette dictature de la bonne humeur ?

 « Et comment tu vas ? Oh ! Super ! Ah, tant mieux, j’suis vraiment contente pour toi ! Et les enfants ? Ah, super ! Et Bruno ? Ah, su … Ah, il t’a quittée ? Ah, je savais pas, désolée, hein. Mais tu te remets ? C’est super, aussi, non, la vie de célibataire ? Non …, Ah, tu te sens un peu seule, le soir … Tu as pas trop le moral, ces temps-ci … Tu te sens comme une merde ? Je comprends. Non, je veux dire, avec Bruno qu’est parti, forcément … Ben, c’est super. Et sinon, ça va bien ? Par ailleurs, je veux dire. C’est super. Tu sais, tu devrais sortir, un peu, faire la fête. Voir des gens. Voir des mecs ! Oui, je sais, Bruno vient de te quitter … Ben, justement. C’est pas le moment de se laisser abattre. Faut pas se morfondre. En plus, on dit que ça augmente les chances de chopper un cancer. Mais non, je dis pas que tu vas avoir un cancer ! Faut se remuer, c’est tout. Ruminer toute seule, c’est pas sain ! »

 

Vous avez remarqué, on n’a plus le droit d’être triste. Ou en rogne, de s’être levé du pied gauche, de trouver qu’aujourd'hui il fait une lumière dégueulasse. Qu’on n’a rien d’intéressant à faire, qu’on trouve la conversation des gens nulle à chier, et la sienne encore pire. Qu’on a une vie de merde, des amis de merde : faut être Performant. Au boulot, en famille, au pieu, avec ses enfants, son chien, ses azalées, faut assurer ! Si t’assures pas, t’es suspect. C’est que tu t’y es mal pris. T’as pas lu les bons tutos, tu t’y es pris comme un manche, t’es un charlot. Un zéro, un cassos’, le rebut de la société. T’as commis le pire des crimes, pire qu’un blasphème : t’as pas cherché à réussir. Ou t’as pas réussi à réusssir, ce qui est pas mieux. Malheur aux perdants !

 

Faut faire envie ! Avoir de la thune, une belle baraque, une grosse situation, une femme (ou un mari) qui l’est pas, et qui sait s’attifer, des enfants qui réussissent à l’école (chiants, mais bons à l’école), une bagnole qui tient la place de deux, et des souvenirs de vacances à raconter !

 

Faut surtout pas être moche. Ou fringué comme l’as de pique. Faut avoir plein d’amis. Trouver sa vie « super ». Ou alors, faut pas que ça se voie : si tu t’emmerdes dans ta vie, si tu rames dans ton boulot, si ta nana te gonfle, si tu te demandes ce que tu vas bien pouvoir foutre de ta journée, c’est pas grave : pourvu que ça se voie pas. Plus tu rames, plus tu dois répondre, si on te demande : « Super ! » Toute façon, personne ira vérifier. Tout le monde s’en fout, si ça va moche ou « Super », l’essentiel c’est que tu sauves les apparences, que tu viennes pas ruiner l’ambiance. Le rêve collectif.

 

Et si, vraiment, un soir, tu sens que tu touches le fond, que tu ne vois pas du tout ce qui pourrait te redonner le sourire, un soir de Réveillon, par exemple … tu pourrais … tu pourrais …

 

Sais pas, moi … Si vraiment tu veux rire un coup … t’as plus qu’à te trouver un spectacle de cabaret, par exemple !

Et là, la vie te paraîtra drôle !

 

Merci, M’sieurs dames ! Merci ! Merci beaucoup ! Passez une bonne nuit de Réveillon ! Et soyez heureux ! Ou pas.