samedi 10 septembre 2016

Les Enfers minuscules




Tout est lié : le rapport au temps. Le rapport au désir. Le rapport à la mort. Le rapport à l’autre. Le rapport au corps. Chaque prison en suscite une autre. Chaque enfermement nécessite un autre enfermement, chaque peur un interdit, chaque culpabilité une loi. Un contrôle, une répression, un lieu de closure pour la sanction, des stratégies de mensonge pour tromper la loi. Une surveillance universelle, où la grammaire est la police de la langue. Il faut/Il ne faut pas. Le licite et l’illicite. La tentation et la soumission, comme un cercle de honte. L’Enfer est lieu absolu, idéal, le paroxysme de la Loi : on y punit, on y expie, on y arrache l’humaine condition comme une essence haïe, par la torture des chairs, plus et mieux qu’en aucun lieu du monde. L’Enfer est le Paradis des Prophètes, des Prédicateurs, des Guides de la Vertu, des Gardiens du Temple, des Défenseurs de la Foi, des Commissaires du Peuple. Là, l’humanité toute entière vouée à l’inventivité de leur haine de ce qui vit, bouge, germine, sourd, affleure, s’érige. Extirper le désir. Il faut enfermer le plaisir. Etouffer le rêve. C’est le triomphe de la rectitude, la négation parfaite de ce qui erre, de ce qui aspire. Là, toute volonté enfin est abolie. La fin de l’être. Il n’y a plus que des files infinies de prisonniers, dans l’attente hébétée de leur punition, dans l’écrasement de leur révolte. Il n’y a plus de « Je », qu’une entière et absolue impersonnalité. L’éternité vouée à l’expiation.
Le monde des encore en vie est rempli de petits Enfers juxtaposés. Assignation à de minuscules parcelles de vie qui tentent d’en éradiquer déjà le souffle. Alignement des bureaux qui enferment les gestes. Enveloppement des corps dans l’étoffe opaque des vêtements. Encadrement des relations soumises aux convenances. Découpage rigide du temps en segments identiques et répétés. Plus « une vie », déployée dans l’erratique des possibles, mais chaque heure, chaque jour, semaine, mois, saison, année, dûment estampillés, numérotés, ordonnancés, dans un décompte macabre. Emboîtements de l’espace en villes, quadrillées de rues, divisées en logements, constitués de pièces. Autant de cases à franchir à qui voudrait atteindre l’autre, labyrinthique Jeu de Loi. A chaque cellule, son préposé au contrôle de l’ordre. Autant de vigiles des franchissements de la ligne interdite. Chaque violation, chaque manquement est l’objet d’un rappel à l’ordre, d’une menace de châtiment : la montre veille sur les retards, les règles sur l’expression, les convenances sur les écarts de conduite. Tout enréglementé et gare à qui transgresse. Il se trouvera toujours un contrôleur pour s’assurer que le voyageur est en règle : il s’agit tôt ou tard de montrer ses papiers, l’identité est affaire de carte, les connaissances acquises de diplômes, le tourisme de réservation, le jeu a ses règles, le sport ou la baignade ses règlements, tout comme la bonne tenue de son compte bancaire ou de ses démarches administratives. La communauté se rassemble sous le drapeau. Elle se désigne par un nom, exclusif, comminatoire. Il est peu d’actes qui ne doivent s’accomplir dans les formes, qui ne requièrent au préalable de multiples enregistrements et autorisations, qu’il s’agisse de naître ou de mourir, de se mettre en couple ou de passer une frontière, de prendre ou de quitter un logement. Il faut un ticket pour entrer dans une salle de spectacle, tenu de rejoindre sa place, comme les parkings ou les cimetières ont les leurs, chèrement acquises, âprement défendues. Il y a des habits pour le travail, et d’autres pour la plage, d’autres encore pour les cérémonies. On peut être nu sous sa douche, en pyjama dans son lit, en robe de chambre pour accueillir le facteur, mais en tenue de détente pour ses amis, moins relâchée pour recevoir ses beaux-parents, en costume au bureau et sur son trente et un pour les Grandes Occasions.
On taille les haies, comme les cheveux, on tire les jardins au cordeau, on range sa chambre et on met de l’ordre dans ses papiers : tout ce qui dépasse attire l’attention, nourrit un soupçon d’existence, d’indiscipline, d’hérésie. Pas une parole plus haute que l’autre. Point de salut hors de la mode, comme de l’Eglise. Il y a des pensées convenables, reconnaissables à ce qu’elles ne font pas de vagues lorsqu’elles sont énoncées.
Malheur à qui s’y trompe, il se signalera à l’assemblée vigilante de ses voisins comme un original, un dissident, un réfractaire, un opposant : celui qui n’a pas le code est étranger. S’il sort du rang, il dérange, il inquiète : il devient suspect.
Il y a des heures pour rendre visite. Le jour pour se promener, la nuit pour dormir. Un temps pour tout : l’heure de manger, l’heure de partir au travail, l’heure du film à la télé. Elles ne sauraient être interchangées, celui qui déroge s’offre à la vindicte. Il n’est pas comme tout le monde. Il ne fait pas comme les autres. Peut-être ne se soucie-t-il pas du bien commun. Il fait désordre.
Même le désordre a sa mesure. Un peu de désordre divertit. A condition qu’il soit léger et éphémère. On tolère les insolences du bouffon. Les audaces du génie. Les excentricités de l’artiste. Les étourderies du distrait. A chaque petit désordre sa case, sa cause, le désordre se doit d’être ordonné, motivé, justifié, répertorié, à condition qu’à la fin tout redevienne comme avant. L’écart du fou, plus inquiétant, plus irrémédiable, requiert une case plus définitive, un encasernement de protection. Faute de pouvoir le ramener à la raison, on le contraint au moins à la camisole, puisqu’il ne saurait se contraindre lui-même. Il est toléré de petits espaces de liberté, pourvu qu’ils soient indolores et nettement délimités. Des salles pour les fêtes, et des jours dédiés, des musées pour les arts, ou des livres, rien qui ne se soumette en fin de conte aux lois du marché et à l’édification des consciences. Ce sont petites révoltes pour rire, bénignes  explosions d’une rage toute artistique : la hargne du rappeur ou le riff du rocker se confinent à la scène ou à la plage du disque, comme le spleen du poète au recueil ou la pensée révolutionnaire à l’essai. Ce sont coups de frayeur pour rassurer, simulacres de chaos pour éprouver, par contraste, la permanence quiète de l’ordre.