samedi 23 novembre 2013

Elle est partie



                  Partie.
            Elle est partie. Ce sont trois mots simples, faciles à penser, à dire, demain si je croise Mathurin devant Chez Félicie j’aurai à lui dire, il n’y a que ça que j’aurai à lui dire, mais je ne pourrai pas, je ne le lui dirai sûrement pas, c’est étrange comme on s’évertue à ne pas dire ce qui brûle les lèvres, entaille le gosier, emplit la boucle comme une houle amère.
Pas plus qu’à Mme Legorce en prenant mon pain
« Comment ça va, ce matin, Monsieur Sorel ? » me demandera-t-elle comme à chaque fois, d’un ton guilleret et engageant et derrière le client suivant et autour la foule qui attend aussi tout ce silence continu des mots attendus qui se referme derrière soi quand on sort de la boutique c’est impossible à rompre
Si à la question de Mme Legorce je réponds cette seule urgence : « elle est partie », ce serait comme un trou dans le voile uniforme de la paix collective, où il ne se passe rien, ou alors c’est le fracas d’un nouvelle
« Vous avez su ? Pour le fils de Mme Pigères. La pauvre. C’est malheureux quand même. Ça vous arrive sans qu’on s’y attende. »
Ou la commisération soudaine, ce basculement du regard désormais quand on vous voit, les chuchotements la compassion « Oh oui, c’est triste ce qui lui est arrivé, ah bon ? Vous ne saviez pas ? Sa femme l’a quitté. » et il y a une trace goguenarde dans la voix, on est content malgré soi que le malheur soit tombé sur quelqu’un d’autre, et quand c’est conjugal, il y a toujours un peu de ridicule, de vaudeville, l’homme quitté doit un peu y être pour quelque chose
Mais ce n’est pas ça !
C’est la table de la cuisine, le grand plateau de bois marron qui fait tout d’un coup une grande place inutile
derrière il y a la lumière de la porte ouverte sur dehors
et tout ça n’a plus d’intérêt, ne sert plus à rien
la maison autour est silencieuse de la présence disparue
c’est définitif et incompréhensible comme une mort
on ne comprend pas à quoi sert l’escalier, pourquoi les pièces en haut,
Il se dit qu’il ne saura pas le vivre
et pourtant peu de choses ont changé
Le ciel est toujours le ciel le village en bas la voiture pour y aller et Mathurin qui sortira de son café qui s’il savait tendrait une main consolatrice une brève étreinte sur l’épaule « Mon pauvre vieux. Ça va aller, tu vas voir » mais jamais il ne pourrait le leur dire à aucun
parce que les mots ne disent pas, ça ne dit rien : « elle est partie ».
            Il retrouve un peu sa respiration.
            Il y a un mot sur la table. « Je pars ». Comme quand elle allait faire une course, ou une balade, ou voir une copine. « Je vais voir Sophie. Ne m’attends pas pour manger. » Et il aimait l’imaginer avec son amie, toutes les deux à bavarder, et se faire sa soirée à lui, et puis elle revenait, et la vie continuait.
C’est ça qu’il doit se dire, ça qu’il faut comprendre, qu’il se répète pour voir si ça s’incarne, dans la lumière, dans sa chair, si les meubles le buffet les plaques de cuisson la hotte le comprennent, ou si les mots rebondissent, incompatibles, privés de substance
Qu’est-ce que ça peut vouloir dire : « elle est partie » ?
C’est comme après un accident, quand on ressort hébété de la carcasse broyée, et qu’on essaie de se répéter, sans y croire, « je suis vivant… », et on ne comprend plus ce que ça veut dire, on ne fait plus la différence la vie la mort c’est surtout une question de mots

dimanche 17 novembre 2013

Quai d'Orsay, film de Bertrand Tavernier







avec Thierry Lhermitte

Drôle et pertinent : comme un prolongement des répliques de Figaro dans la comédie de Beaumarchais ("feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore [...] voilà toute la politique !"), satire tonique des vanités et des incompétences du petit monde politique, ivre des délices du pouvoir et des hochets qu'il leur octroie.
Du rythme (les claquements de porte de Thierry Lhermitte, qui, gonflé de lui-même, brasse beaucoup d'air, tout à la séduction de lui-même, tel un Villepin - le "modèle" de la caricature - en pose pour l'Histoire), des dialogues qui font mouche, pointant jusqu'à l'absurde la farce grinçante de ces grands commis de l'Etat, issus du sérail, de ces Grandes Ecoles vaniteuses et compassées : coûteux et inutiles.
Au-delà du spectacle réjouissant, une réflexion acerbe sur l'un des travers (pas nouveau) de notre société : l'impéritie suffisante des "élites" qui nous gouvernent.

mercredi 13 novembre 2013

Gravity







Lourd !
Qu'ont bien pu trouver les critiques à ce film ?
Quelques "belles images" de l'espace ; quelques bons moments du scénario, essentiellement dus aux interventions drôlatiques de G. Clooney ...
Pour le reste, du déjà vu 100 fois dans le cinéma américain : une grosse dose de film-catastrophe (ça explose à tout va, les chutes d'immeubles sont juste remplacées par celles des stations orbitales .... Curieux comme les cinéastes américains ont ce besoin compulsif de tout faire péter, comme des gamins de 5 ans avec leurs jouets !), un scénario minimal (en même temps, une capsule spatiale, ça limite les possibilités ...), les péripéties up and down attendues, prévisibles de ce genre d'histoires ("va-t-elle y arriver ...?") ... Et (attention : claustrophobes s'abstenir !) plein de scènes pénibles à supporter : c'est décidé, l'espace, je n'irai pas.
Bon, oui, l'allégorie  (bien américaine elle aussi) maintes fois mise en scène de la-tentation-dépressive-qu'il-faut-savoir-combattre, les p'tits gars ... Mettez-moi à la place un bon Kubrick, ou un Clint Eastwood bien tassé !

samedi 9 novembre 2013

Homme assis au bord d'un rectangle de lumière



         Il n’aurait pas dû la faire monter.
Rumine. Bougon. Même pas barbu, non. Déjà vieux. Ronchon. Cloporte qui claudique entre quatre murs. Bientôt entre quatre planches.
Il fixe le rectangle de lumière sur le plancher.
Comme s’il cherchait à y apercevoir.
Quoi ?
Il ne sait pas. Il ne se rappelle pas.
Il l’a vue dans l’embrasure de sa porte. Elle attendait. Qui ? Pas lui, en tout cas. Elle ne lui a pas fait signe. Il l’a regardée, honteux quand même, ses gros seins dans l’échancrure de sa robe rouge, robe de stupre, souliers à talons ridicules sous ses gros mollets, il ne l’a pas trouvée belle.
Elle ne lui a pas plu. Elle le regardait approcher, mâchant son chewing-gum. C’est peut-être pour ça qu’il l’a accostée, qu’ils ont mécaniquement négocié la passe, si elle avait été belle, comme une femme qu’on rêve, comme une de ces créatures au cinéma, il n’aurait pas osé, peur qu’elle dérange l’ordonnancement de laideur de sa chambre.
Elle ronfle, les fesses à l’air. Ça ne leur a pas plu ni à l’un ni à l’autre.
Qu’est-ce qu’il va en faire, maintenant ? il croyait que les putes, leur ouvrage terminé, ça se rhabillait et ça filait en vitesse faire un autre client. En tout cas c’est comme ça qu’elles font dans les films.
Il va souvent au cinéma. Voir les putes, jamais. Qu’est-ce qui lui a pris ? Qu’est-ce qu’il croyait ?
Il est sorti comme ça, histoire de sortir, tout en sachant que ce serait pareil dehors que dedans, le même ennui, mais plus bruyant.
Il est parti s’acheter quelque chose à manger, une boîte, quelque chose, dans une épicerie, quelque part où il n’aurait pas à parler. Et c’est une pute qu’il a ramenée.
Elle dort et elle a le dessous des pieds sale. Elle prend tout le canapé ; il n’a nulle part ailleurs où s’assoir. Qu’est-ce qu’il va en faire ?
Il la regarde, de dos. Sa nuque. Il pourrait la tuer. Ce serait facile. Il y a un mince filet de vie qui glisse sous les vertèbres. Il suffirait d’appuyer, fort, un coup sec, peut-être avec les deux mains, et ce serait fini. C’est fragile, une vie, et ça ne sert à rien.
C’est une idée stupide. Ce serait pire. La foule, les cris, les curieux qui se presseraient sur le seuil, pour apercevoir un bout du spectacle effarant, un corps dont est sortie la vie, presque pas différent d’un corps vivant, mais pourtant définitivement dissemblable. C’est drôle comme on fait tout une histoire d’une vie, quand elle a cessé ; vivante, cette pute n’aurait intéressé personne ; lui non plus. Personne ; On fait semblant. Il y a les conventions, le simulacre du respect appris. Mais en réalité, rien.
Les flics. Il y aurait les flics et leurs questions, les gyrophares, tout ce bruit, toute cette agitation. Ce serait pire ; Les questions, une mitraille de questions. Les gens veulent comprendre, ils aiment croire qu’ils comprennent, ils exigent des réponses, des explications, s’imaginer qu’eux ne sont pas comme ça, qu’ils n’auraient pas fait ça, ils ont besoin de se fabriquer leur fable, que tout soit en ordre.
Il fixe le rectangle de lumière sur le sol et il ne discerne rien.

mercredi 6 novembre 2013

La Stratégie d'Ender : quelle adaptation ?

Espoirs et craintes : l'adaptation au cinéma d'un magnifique roman de science-fiction (d'Orson Scott Card). La machine Hollywood (les impératifs du commerce de masse) pourra-t-elle épargner la subtilité du roman ? Ou, comme bien souvent, ne va-t-elle produire qu'un blockbuster épais et lourdingue, aux effets bien lourds ? (type "Guerre des étoiles", le space-opera livré avec smileys ...)
A voir ...


Eh bien, c'est vu ! Et bien vu.

Excellent ! Malgré mes craintes (adapter le subtil roman d'Orson Scott Card risquait de donner un pénible blockbuster à gros effets spéciaux ...), j'ai apprécié cette variation virtuose sur l'un des thèmes majeurs du romancier, celui de "l'Autre" (la Science-Fiction se prête particulièrement bien à ce genre d'allégorie).
Les acteurs sont impeccables, y compris tous ces adolescents dont on pouvait redouter le pire (la niaiserie à l'américaine) ; les effets visuels sont ingénieux, spectaculaires mais pas envahissants ; surtout, le film illustre la philosophie de Scott Card (les spectateurs qui n'en ont pas la lecture risquent de passer à côté de son intérêt : ce qu'oublient ceux qui ont le sarcasme automatique et le mépris rapide, c'est qu'on apprécie une oeuvre en fonction de ce qu'on a auparavant acquis, ou pas ...) : le rapport complexe, antagonique et complémentaire à la fois, entre "soi" et "l'autre" ("l'ennemi" !) ; la tension entre autorité et identité, contrôle de soi et réactions primaires ; et le statut du père (un Harrison Ford juste en figure de substitution), souvent interrogé, souvent défaillant d'ailleurs, dans l'oeuvre du romancier. 

 

Prisoners, de Denis Villeneuve

film de Denis Villeneuve (il avait fait le superbe "Incendie"). Fort, dense. Réalisation et jeu impeccables et implacables. Quelques images pas faciles à supporter, mais ce n'est pas gratuit.

Blue jasmine et La vie d'Adèle


Je n'avais rien posté sur 2 grands films de cette rentrée ? Blue Jasmine, de Woody Allen, drôle et profond, virtuose, subtil, incisif et touchant.
Et La Vie d'Adèle, de Kéchiche, qui peint avec maestria l'éveil aux sentiments amoureux d'une jeune fille ; oui, et l'homosexualité aussi, l'actualité récente fait que c'est important, la mettre à l'écran pour ceux qu'elle dérange encore ; mais surtout une histoire d'êtres, filmée juste à hauteur d'humain, sur les bonheurs et les difficultés d'être ensemble.