mercredi 3 février 2016

La Rencontre



                        Eiko pousse la porte et pénètre dans la chambre. Elle doit l’y retrouver. Il n’est pas là. L’amant étranger. Aux larges épaules. Tout ce qu’elle sait de lui. Il a l’air dur et indifférent. Ce n’est pas qu’il lui plaît. Ni qu’il ne lui plaît pas. C’est son indifférence qui lui plaît. Juste un corps. Dont elle ne sait rien. Ne veut rien savoir. Rien imaginer. Pas d’avant, pas d’après. Pas de mots, pas de sentiments, pas de mythe. Surtout pas d’amour. La croyance imbécile en l’amour l’assomme. Le petit culte étriqué des illusions. La pauvre justification pour s’autoriser à la rencontre.
Juste lui et elle. La présence. Lui en face d’elle. Toute la vérité brutale de leur présence. Toute l’impossibilité de fire ça : tendre la main, toucher les peaux, fondre les corps. Froidement. Lucidement. Sans voiler, tamiser, amortir, diminuer l’acte. La transgression suprême. Tirer du plaisir du corps de l’autre, voir dans ses yeux la lumière brute de son plaisir, voir dans son regard qu’il voit dans ses yeux à elle son plaisir.
Il n’y a pas eu un mot. Il réglait quelque chose avec le préposé au comptoir. Elle s’est plantée derrière lui. Il s’est retourné. Il l’a vue. Il l’ a regardée qui le regardait. Il n’a pas souri. Il a levé vers elle la clé dans sa main, elle a vu le numéro, elle a fait le chiffre trois avec les doigts. Il n’a pas hoché la tête.
A trois heures elle est descendue dans sa chambre. La porte n’était pas fermée à clef.
Il n’y a personne. Il n’est pas là.
Sur la petite table de nuit en acajou mauve festonnée d’incrustations d’ivoire dessinant des raquettes de tennis qui lui rappellent cet été où elle avait joué à la marelle et au go. Toute la nuit. Sans étoile.  A côté du ressac. La houle agitée de lumière. Il  y a une enveloppe bleue. Très pâle, rectangulaire. Sa couleur jure avec la tapisserie surchargée de grosses fleurs rouges, c’est un hôtel hideux, comme tous les hôtels, c’est la fonction des hôtels d’être hideux même quand ils sont élégamment décorés, ce sont des lieux de passage, impersonnels, qui doivent résister à la succession des histoires d’humains qui s’y arrêtent provisoirement.
Peut-être l’explication de son absence. On n’entend que le ronflement du ventilateur. Elle sent la sueur descendre au creux de ses reins. Ou une instruction lui enjoignant un autre lieu, comme un jeu de pistes.
Elle est face à son absence. C’est pareil. Présence ou absence, la même énigme de l’autre. Ses doigts effleurent l’enveloppe. Elle aimerait savoir. Elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas vouloir.
Désirer, si peu que ce soit, c’est perdre l’autre. Lui superposer la projection de son désir.
Elle prend l’enveloppe. Elle va la lire. De son grand corps, il ne lui reste que ça entre les doigts, ce petit rectangle de papier d’un bleu stupide. Tellement laid. L’enveloppe n’est pas cachetée, elle en écarte le rabat. Entre le pouce et l’index gauches elle attrape une petite feuille rectangulaire d’un bleu plus pâle.
Elle lit : « Un cadeau venu de la mer : Air, X », ou quelque chose comme ça. Ça ne veut rien dire. Ce n’était peut-être pas pour elle, pas de lui. Mais, peut-être, pour lui. D’une autre femme. Un souvenir, un message, le signal qu’il aille la rejoindre. Les gens ont une histoire, ils sont lourds de leurs histoires, ils ont des souvenirs qui brouillent la réalité de la personne en face d’eux, qu’ils confondent avec ce qu’ils croient savoir d’elle, ça évite d’avoir à se rencontrer, à se rendre compte qu’on ne se connaît pas, cette gêne face à quelqu'un qu’on ne connaît pas, qu’on va faire disparaître au plus vite, dissoudre dans une intimité, une routine, alors que c’est le seul moment vrai, le seul moment éphémère où on est conscient qu’on a face à soi un inconnu. Et le frisson inouï, sans qu’un mot n’ait encore été menti, de la première caresse.
Elle remet le papier dans l’enveloppe, elle replace l’enveloppe sur la table de nuit. Elle ressort de la pièce. Le plaisir est intact, à découvrir, encore.