mercredi 12 mars 2014

La Charrue et les Bœufs



                 
 
Deux bœufs tiraient, un jour, une charrue.

« Hâtons-nous, dit l’un,
Car il nous faut encore creuser quelques sillons,
Et le soleil déjà décline.

-          Que t’importe, répondit l’autre,
Qu’avant la nuit ces sillons soient tracés ?
En auras-tu meilleure paille, ou double mesure de luzerne ?

-          Tout de même, reprit le premier après qu’ils eurent un moment encore tiré en silence,
Comptes-tu pour rien le contentement de notre Maître ?

-          Et que me fait qu’il soit content de moi ?
Me fera-t-il dispense des sillons de demain ?

-          Et ta fierté de Bœuf ?

-          Qu’elle est-elle ? De tirer dans un sens
Puis dans l’autre,
Tout le jour ?

-          Mais tu es bien heureux
Quand vient, le soir, la râtelée ?

-          Crois-tu qu’il nous la donne
A d’autre fin que nous tirions ?
Ne lui faut-il pas bien me nourrir,
Qu’il m’a privé d’aller à ma guise ?
Que l’on me désentrave,
Et je saurai bien me nourrir par moi-même ! »

Ils tirèrent encore,
Et le silence du labeur retomba sur leurs pas.
Puis le premier, après avoir quelque temps ruminé :

« Mais de quoi remplirais-tu tes jours,
Si tu n’avais à sillonner, saison après saison,
Les champs ?

-          Je saurais bien mener ma vie de Bœuf …
Je paîtrais à ma guise les herbes les plus tendres.
Je goûterais – car je jouirais encore
Des attributs que pour notre labeur on m’enleva –
Les charmes de quelque fraîche génisse,
J’irais de pré en pré,
Parcourant de l’ample pas du Bœuf
Tout l’orbe de la Terre,
Je resterais, placide et ruminant,
A contempler le feuillage des arbres …
Oh ! crois-moi,
Je saurais bien mettre mes pas
Là où nul ne viendrait
Me dire de les mettre ! »

Or ce philosophant,
Ils finirent sans y penser les quatre sillons,
Et allaient même commencer le cinquième …
Quand la Charrue,
Qui jusqu’ici les avait écoutés en silence,
Se récria :
« Obtuses bêtes que vous êtes !
Vous me tirez,
Et voilà tout.
Depuis quand des esclaves serviles
S’occupent-ils de savoir les raisons
Du devoir qu’on leur donne ?
Contentez-vous de me tirer,
Moi qui suis votre chef,
Votre cocher, votre gouverne ! »

Ils firent plus : ils lui laissèrent la préséance
Afin que, de devant, elle les guidât.
Ainsi, pour rendre honneur au Labeur souverain,
Il arriva qu’on mît la Charrue avant les Bœufs.

                                               Ledit Vain Marquis de S., Les Nouvelles Fables de la fontaine