jeudi 21 novembre 2019

L'iguane sur la terrasse



            Les iguanes ont la peau rêche.
            En 400 mètres il avait ré-empilé ses sourires, son faux-col, son faux-nez...
            Elle ne l’en avait pas félicité, d’ailleurs.
            Un homme remontait la rue, nu, avec ses palmes.
            Personne n’y trouvait rien à redire.
            “ Vous êtes bizarre !” lui disait-on parfois.
            Qu’est-ce qui est bizarre ?
             Là il fait nuit, personne dans la rue, ça, c’est bizarre. ( sauf l’homme tout nu qui lève haut ses pieds à cause de ses palmes.)
            Un petit palmier sur le côté de la maison, à 3 ou 4 mètres de l’angle, voilà qui ferait chic !
           
            La voiture du papa remonte l’allée, en costume cravate, il descend, ses chaussures noires se posent sur le gravier beige, deux ou trois enfants accourent en criant : “Papa !
Papa ! » Ça fait une famille.
            Ce qui est bizarre, c’est tous ces gens différents qui vivent des vies différentes, qui ne se connaissent pas, et qui parfois se connaissent.
           
Tout d’un coup la vague se retire, c’est un bord de mer tout paisible sous la nuit noire, à peine une clarté de lune pour faire un reflet sur la mer sombre. On ne voit pas les personnages. Peut-être n’y en a-t-il pas. Ou peut-être sont-ils allés se coucher dans leur chambre d’hôtel, si ce sont de jeunes amants. Peut-être que ça ne marchera plus tellement bien entre eux quand ils reviendront dans leur appartement en ville. A moins qu’une femme soit restée, au bord, elle regarde vers le large, d’abord on ne l’avait pas vue parce qu’elle s’est couverte d’un chandail de couleur sombre, soit qu’il fait frais, soit que ses souvenirs la peinent un peu.
            On ne voit pas à qui elle pense. Ou à quoi. A cet homme qu’elle a connu il y a maintenant deux ou trois ans, elle n’a jamais su garder ses amants, à moins que ce ne soit eux qui ne la gardent pas. Qui ne garde pas l’autre, quand on se quitte ? Ou bien à son père mort quand elle était petite fille. Ce sont des choses qui arrivent, c’est une chose qui lui est arrivée. Elle n’en parle pas volontiers. Elle n’en est pas réellement triste. Elle s’est habituée. Quelquefois, tout de même, un mot ou un instant, va savoir, une seconde de trop dans un intervalle de temps, un hoquet de temps, il lui revient dans la poitrine, dans le ventre, cette douleur quand elle a appris, quand elle a compris, quand les jours ont passé et qu’elle a pas à pas compris qu’il ne reviendrait pas, qu’elle ne le reverrait plus, qu’elle le reverrait toujours, derrière ses yeux, et non devant, toujours le même, que ça s’est inscrit dans sa respiration, ce manque, un petit vide dans l’inspiration de l’air, comme un sanglot, en somme, mais qui ne se verrait pas, personne ne saurait, elle fermait les yeux avec un sourire apaisant, quand on lui demandait maladroitement pour se soucier d’elle, il ne vous manque pas trop, il avait fini par disparaître, mais pas ce vide dans sa respiration, c’est ce qu’elle ne peut raconter à ses amants, on ne raconte pas un vide, et ils la quittent, ils disent c’est une chouette fille, vraiment, mais elle est... comment dire, un peu bizarre. Voilà, c’est le mot, un peu bizarre.
            La fille parle au téléphone, sur la terrasse. Elle agite les mains, elle parle fort. Elle veut être comprise : “ tu comprends...”, répète-t-elle. On ne sait pas si elle parle à un homme ou à une femme. A sa meilleure amie, pour lui faite envie, la rendre verte de jalousie. “ Tu comprends, il m’a dit : venez vous baigner, vraiment un beau mec, y’a pas à dire, rien à jeter, et puis, tu comprends, je voyais qu’il me matait en douce...” Sa meilleure amie qui n’a pas pu prendre de vacances, qui s’est fait réchauffer un plat tout fait au micro-ondes, puis elle s’est préparé une infusion dans une chope blanche décorée d’un petit bonhomme rouge, et elle a versé quelques larmes, sur le bord du canapé, alors elle s’est dit “ appelle Sophie, tu auras des nouvelles “ et il y a une partie d’elle qui n’écoute pas les nouvelles de Sophie et qui se dit Pourquoi c’est jamais moi que les mecs draguent sur la plage, et dans le combiné Sophie répète : “ tu comprends ?”
Ou à un homme. Il devait venir avec elle, pour ces vacances, ils se sont un peu disputés, elle s’est braquée, elle est partie seule.“ Tu comprends, c’est pas comme si je t’aimais pas, je t’aime, ben si je t’aime, mais là t’as fait le con, reconnais que t’as fait le con ...”
            La jeune femme du bord de la plage est remontée vers sa chambre, elle marche à pas amples, un peu lentement, en passant le long de la terrasse elle fait un petit geste amical, sans s’arrêter, Sophie répond en continuant sa conversation, elle se dit : « elle est bizarre, cette femme...”

mardi 29 octobre 2019

Pour en finir avec la morale

La morale est probablement l’une des plus abjectes sécrétions du cerveau humain.
La marque la plus flagrante du conditionnement imbécile qu’inflige chaque société aux individus que ses dirigeants veulent contrôler dans leurs actes et jusque dans leurs pensées et émotions « personnelles ».
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », observait déjà Pascal, après Montaigne : chaque société, voire chaque groupe social, vénère ses particularités, qu’ils affirment universelles et « naturelles », en matière de mode vestimentaire, de pratique religieuse, sexuelle, relationnelle, artistique … Il est peu de domaines qui échappent aux oukases de la « morale ».

Chacun, sauf peut-être ceux qui ont un peu réfléchi, étudié, voyagé, s’imagine ses goûts et dégoûts moraux comme évidents, sans alternative possible : agir, penser autrement, c’est la monstruosité.
Qu’on pense aux signes les plus courants, objets éternels d’empoignades, dont il importe d’interroger les soubassements symboliques : qu’est-ce qui est en jeu, dans ces affrontements en apparence dépourvus d’enjeu, de conséquences ?

Quelles parties de son corps doit couvrir une femme ? (la question se pose aussi, avec moins de violence, pour les hommes)
Le sexe, « bien sûr », il y a sur cette zone quasi-unanimité pour toutes les civilisations, les époques (mais pas toutes). Encore faut-il noter que les morales naturistes, libertaires, parfois, n’y voient pas malice : faute, justement, d’en discerner les mécanismes, et au prix d’une incohérence (il ne suffit pas de le décider pour abolir une morale, conditionnement profondément ancré).

Mais ensuite, les certitudes divergent : la nudité des seins ne pose pas de problème à beaucoup de sociétés africaines, amazoniennes, etc, non plus désormais qu’aux femmes « libérées » occidentales, mais seulement dans le cadre limité du bord de mer : l’outrage aux bonnes mœurs est encore brandi pour réprimer les manifestations des Femen, ou des Pussy Riots en Russie. Là où le maillot deux pièces est encore l’enjeu de revendications et de répressions dans les pays musulmans les plus en avance (sur le chemin des libertés), comme il l’était dans l’Espagne franquiste, en Algérie ou Tunisie par erxemple. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. »

On mesure ici l’arbitraire et l’incohérence de ces certitudes locales : plus besoin de franchir les Pyrénées pour changer de règle, quelques mètres d’écart par rapport au littoral suffisent pour vous faire passer du Bien au Mal, du décent (étymologiquement, « ce qui convient » : à qui ? Par rapport à quoi ?) à l’indécent, du légal à l’illégal ; il n’y a qu’un pas, complexe et évolutif, de la Morale à la Loi. Les seins nus de la plage ne sauraient se promener dans les rues. Il en va de même du torse masculin : certains hommes se sont vus verbalisés, même en station balnéaire, parce qu'ils s’étaient écartés du front de mer.
Ces exemples, à la fois anodins et significatifs, permettent d’apercevoir quels mécanismes, quels enjeux réels sous-tendent ce système répressif qu’on appelle « morale ».

La couverture des cheveux des femmes (également significatif qu’elles concentrent, plus encore que les hommes, les interdits moraux) est évidemment un objet d’affrontement beaucoup plus violent aujourd'hui, avec la conception pour le moins rigoriste d’un interdit « musulman » (même si pour beaucoup de musulmans, cette prescription est imaginaire, artifice politique, outil dans la conquête du pouvoir : ce qu’est toujours la morale). Voilement des cheveux, comme il s’est aussi pratiqué dans les pays chrétiens, voilettes des femmes « convenables » ou voiles et cornettes des « bonnes sœurs » ; ou de parties plus ou moins étendues du visage, du corps des femmes, jusqu'au sinistre niqab, que même d’austères moralistes s’accordent à juger « excessif » … A partir combien de centimètres carrés de tissu bascule-t-on du moral à l’immoral … ?

On voit dans ces exemples quelques caractéristiques du processus moral : il se manifeste par l’interdit et la contrainte ; à ce titre, il fait l’objet de combats de ceux qui n’acceptent plus d’en subir la violence ; il concerne souvent des questions liées au corps, à la sexualité, et accable plus particulièrement les femmes.

A noter que ceux qui se mettent à contester, à rejeter une norme morale, ne mettent généralement pas en cause le concept même de morale : ils sortent juste l’objet, le comportement qui leur est pénible du champ moral. Ils conservent un périmètre « de ce qui est moral », la conception qu’il existerait une limite entre « ce qui est bien » et « ce qui est mal », simplement le fait incriminé par le groupe dirigeant ne fait plus partie de « ce qui est mal » : sortir sans se couvrir la tête, boire de l’alcool, fumer, être à une terrasse de café, conduire, faire du sport, éprouver du désir, exprimer son désir, prendre l’initiative amoureuse, faire des études, exercer un métier, des responsabilités, vivre sans être mariée, ne pas vouloir d’enfants … On reconnaît ici tout ce dont ont eu (et la liste n’est pas exhaustive) à se libérer les femmes, principalement, ce qu’elles ont fait plus ou moins, selon leur pays, leur degré d’éducation, leur classe sociale.
« Immoralité » (donc illégalité) de se libérer d’un mari oppressant, par le divorce, ou d’une grossesse non désirée, toujours actuelle dans de nombreux pays, et seulement reculée dans les autres : une femme qui vient porter plainte contre un mari violent risque toujours de tomber sous le coup « d’abandon du domicile conjugal », si elle le quitte. Et il y a toujours un délai après lequel on ne peut plus avorter : variable, selon les pays … aujourd'hui, ce sont la GPA, la PMA, qui cristallisent les débats et les haines.

Evidemment, s’écrieront les « tenants de la morale ». C’est toujours cet aspect d’évidence, qui ne nécessite aucune démonstration, qui « va de soi », dispense de toute précaution intellectuelle que revêt la morale, et, à l’inverse, pour les victimes, les opposants à cette violence normative, une rébellion farouche, le dégoût, l’horreur.
« Evidence » qu’il est juste et moral de lapider une femme adultère ; de mettre à mort la femme infidèle ; ou l’avorteuse ; de tourner le dos à la femme « légère » ; d’interner ou de « rééduquer » les homosexuels ; d’enfermer le délinquant ; de mettre à mort le meurtrier ; etc, etc …

La liste des interdits et des obligations édictée par les différentes morales est infinie, mouvante, et infiniment contradictoire : ce que l’un prône et revendique, l’autre l’exècre et le combat. Ce qui était illégal, abjection, devient autorisé. La loi, cette liste baroque de « ce qui est permis » et « ce qui est interdit », inscrit dans la réalité matérielle les caprices moraux du groupe (momentanément) au pouvoir (et de ses intérêts).
Prescriptions et proscriptions changent et s’inversent au hasard des luttes de clans ou de classes, des guerres, des évolutions des mentalités, progressions de la science ou des philosophes, qui mettent en doute le bien-fondé de telle certitude morale du moment, réussissent à en démasquer l’arbitraire, la fausseté, l’aberration.
Mais, dans ce tohu-bohu, ce capharnaüm, cette Tour de Babel, la croyance en La morale, le fait même que, malgré tous ces changements et ces contradictions, il puisse, il faille Une morale, a la peau dure …
Parce qu'au fond, ce n’est bien sûr pas « la » morale, notre morale, ce en quoi nous croyons, qui nous gêne : c’est la morale des autres … Que nous nommons immoralité.
Nous ne revendiquons la liberté que pour nous-mêmes, et ceux qui nous ressemblent : nous voulons bien assujettir les autres à nos principes. Nous y voyons même un devoir.

La morale est donc nécessitée par un principe de domination. Sur le fait que, ce que je crois, l’autre doit le croire. Ce que je trouve bien, l’autre doit le trouver bien aussi, ou tout au moins s’y conformer. Ce que je trouve mal, le condamner, et s’en abstenir.
La morale est le fruit et le moyen du désir de domination.
Moyen, en ce qu’elle constitue un tour de passe-passe qui « objective », prétend légitimer en-dehors de moi et sans lien avec mes intérêts, mes convictions, mes représentations, mes préférences : et les rendre à ce titre plus acceptables par ceux à qui je les impose.

La propriété est une vertu inattaquable pour celui qui est propriétaire. Ou celui qui espère le devenir. Et pour ceux qui se sont laissé faire accroire qu’il en allait ainsi du fait « de l’ordre du monde », de la nature des choses. « La volonté de Dieu », dans les sociétés encore inféodées à des croyances surnaturelles. Le « mérite », dans un système républicain,où cet équivalent « moderne » de la « vertu » désigne un surcroît d’efforts ou « d’intelligence », tous ces termes hasardeux faisant eux-mêmes l’objet des définitions les plus opportunistes, avec la caution des prêtres du moment, qu’ils portent robe ou blouse blanche.
Pour l’avantage le plus exorbitant, il s’agit toujours de cautionner une « raison », une explication quelle qu’elle soit : de convaincre.

La morale est fonctionnelle (c’est pourquoi on ne peut se contenter de la « supprimer » comme une simple anomalie de l’histoire, comme l’ont pensé un peu vite certains mouvements contestataires, libertaires notamment : ils ont subi le « retour de bâton » d’une morale « niée » mais reconstituée sous une forme nouvelle, d’autant plus virulente et pernicieuse que déniée. L’inverse d’une morale n’est pas une absence de morale). Dans la compétition générale que se livrent les êtres, pour la survie, l’accès aux moyens de subsistance et de plaisir, l’édiction d’un code moral (formalisé le plus souvent en code religieux et code légal – mais qui peut exister sans, et à côté, de ces formes explicites) permet d’instituer un ordre, une continuité : « une fois pour toutes », et « pour tout le monde » (tout un groupe, régional ou social), une cartographie des comportements et des pensées sur lesquels, ou d’après lesquels fixer les miens. Plus facile et rapide que d’avoir à chaque fois, pour chaque situation, et à chaque relation, fixer des règles du jeu, convenir de ce qui sera apprécié ou refusé. Ainsi du « Tu ne tueras point », idéal peu compatible avec la réalité conflictuelle, et souvent borné au groupe qui l’énonce : aux « semblables ».
Une « morale » est un système fixe de valeurs binaires (permis/interdit) qui s’impose au comportement de chacun à l’intérieur de tout un groupe.
On voit ce qu’un tel système a de rassurant, de facilitant. Il réduit les conflits, une fois admis ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
Il définit à combien de nourriture j’ai droit. A combien de femmes, selon la norme instituée, polygamie illimitée, ou réduite à quatre (pourquoi quatre ? A partir de cinq on tombe dans l’abomination ?), ou monogamie stricte (mais amendée par de multiples « arrangements », adultère plus ou moins dissimulé, Favorite des rois Très Chrétiens, mariage temporaire pour la « pieuse » Arabie Saoudite, légitimation et légalisation de la prostitution). Le fait que je doive, ou pas, fournir un travail pour accéder à la nourriture et aux autres biens ; combien d’heures, et le taux de rémunération de ces heures …
Peu de gens doutent aujourd'hui qu’il soit « moral » (juste, et donc acceptable) qu’un médecin gagne beaucoup plus qu’une infirmière, un ingénieur qu’une femme de ménage (la fameuse question du « mérite » : ils l’ont gagné !), sans qu’on sache très bien pourquoi le temps passé par l’un ne vaut pas celui de l’autre, ni en quoi des années « d’études » justifierait un taux horaire supérieur … « Il va de soi » que l’universitaire doit gagner plus que l’instit : pour l’universitaire, qui n’a pas à culpabiliser de son apanage, et pour l’instit (la femme de ménage, etc), à qui on a fait croire qu’il était « logique » et « juste » qu’il en aille ainsi. Qu’il n’y avait pas lieu de se révolter. Tout au plus, certains trouvent « abusifs » les salaires mirobolants de certaines vedettes sportives, ou les revenus de certains grands patrons … Ce n’est pas la différence, qui est perçue comme contestable, choquante, mais l’intensité de cette différence. On comprend que chacun trouve moral ce qui l’arrange.

Ce sont d’abord les victimes d’une obligation morale qui se rebiffent, ruent dans les brancards, entrent en résistance : minorité religieuse persécutée, femmes infériorisées, individus jugés « déviants ». Les grands perdants du système.
C’est ce qui fait la faiblesse du système moral en tant que mode de comportement et d’organisation sociale. La stabilité et la cohérence qu’il permet se trouve vite défaites par l’envers de ces « qualités » : la rigidité, donc l’inadaptation, notamment aux évolutions de la situation, modification des conditions de vie, rencontres d’autres groupes humains au système moral différent. Et, plus fondamentalement, le système moral est fait pour asseoir une férule sur autrui : source inépuisable de conflits, et il est logique que la rébellion contre la domination passe par une contestation de la morale qui la soutient. (que des femmes refusent le voile, parce que gêne immédiate, déplaisir au quotidien, mais surtout en tant que symbole actif d’une conception sexiste, phallocentrée ; et que d’autres le réclament, élément protecteur, rassurant, comme moyen permanent de se définir une « identité » : être une « femme ». Au fond, ce qui fait adopter aux une le voile est de même ordre que ce qui en pousse d’autres vers les chaussures à talons ou le maquillage ! Une croyance (opposée) en « ce que doit être la femme » ; en le fait qu’il y ait, à priori, dans une sorte « d’état de nature » hors sol, indépendamment des constructions sociales et opportunistes, une « nature de femme ».)

L’adoption d’un système moral m’oppose à priori à tous ceux qui en ont adopté un autre. Plus ou moins violemment, certes, selon que j’en ai atténué la virulence par une valeur de « tolérance », c'est à dire l’acceptation que d’autres systèmes moraux existent : facteur indispensable à la coexistence, si possible pacifique, de systèmes différents. C’est la « solution » (mécanique adaptation historique au mélange des cultures) que les sociétés « modernes » ont trouvé pour faire face à la multiplicité des groupes qu’elles ont dû intégrer : relâcher le poids de la norme, contrairement aux sociétés « traditionnelles », plus crispées sur la limite entre ce qui est acceptable ou pas ; « élargir » la liste des comportements admis : on peut désormais, ne pas se marier, être homosexuel, suivre un autre culte que celui de la majorité. Mais les frictions (voire les agressions) entre systèmes qui se côtoient sont nombreuses, peut-être en augmentation en proportion de l’hétérogénéité. D’autant que certains systèmes de valeurs ainsi mis en présence sont incompatibles. Sauf à rester dans des espaces strictement étanches, ils ne peuvent qu’en venir à l’affrontement. C’est le cas de tous les fantasmes identitaires, où le sujet se construit une image de lui-même par l’amalgame à un groupe plus ou moins imaginaire (les Blancs ; les Musulmans ; les femmes ; les Gais, etc), construit par opposition à un autre groupe.
La morale a pour fonctions d’unifier les comportements, d’un individu à l’autre et dans le temps ; de fournir une boussole permettant de reconnaître rapidement le comportement à s’autoriser de celui contre lequel lutter : un décalogue. Chacun est son premier censeur, le premier gardien de sa vertu.

Elle est l’interface entre l’individu et le groupe : dualité primordiale, qu’il faut bien résoudre. Divergence en permanence possible, qu’il s’agit de désamorcer, avant d’en arriver au conflit. En posant une approximative réciprocité : ce que je ne souhaite pas qu’on me fasse, je m’abstiens de le faire à d’autres. Ne pas convoiter la femme du prochain – pour le lointain, on est moins regardant -, pour qu’il évite de me piquer la mienne. Ne pas frapper, ne pas tuer, puisque je ne désire pas l’être. Sauf qu’apparaissent de nombreuses exceptions. Qui rendent confus l’ensemble, contestable. Et puis, une possibilité de tourner le code à mon avantage : du précepte moral, ne retenir que l’apparence. Brandir mes vertus feintes pour cacher mes vices satisfaits en secret. La stratégie universelle de Tartuffe. Faites ce que je dis, pas ce que je fais. Prévarications de gouvernants prêchant la justice, débauches de croyants prônant l’abstinence, alcoolique ou sexuelle, égoïsmes et laisser-faire de ceux qui ne trouvent insupportables que les misères qui les accablent … Vaste foire aux déguisements des turpitudes, rendues d’autant plus aiguës qu’elles se cachent, inlassablement peinte par la littérature, le cinéma, la peinture …

C’est que la fonction la plus fondamentale de la morale est de tenter de fournir une solution à la dualité de l’individu lui-même, au problème permanent des incohérences de sa multiplicité. Parvenir, par la morale, à me protéger « de moi-même » : il s’agit de lutter contre le désir, souvent allégorisé par un personnage extérieur, maléfique, malintentionné. Toutes ces pulsions, pourtant irrépressibles et simultanément nécessaires à ma vie, mais dont l’expression incontrôlée, le surgissement ou la puissance, peuvent mettre en péril mon intégrité.
Raison pour laquelle Sexualité et Diable sont fréquemment associés, désir difficile à juguler, qu’il ne faut pas réveiller, quitte à enfouir le corps, son origine, sous des quantités de tissus ; à encadrer les côtoiements des deux sexes ; à réprimer sa réalisation, hors de cadres bien définis, notamment reproductifs ; ses représentations, verbales ou visuelles. Parce que, parmi d’autres penchants au plaisir, possibles addictions à des substances, ou paresse démobilisante, le désir sexuel a chez certains la puissance de les détourner de l’effort de production (mises en garde réitérées contre les femmes, ou la masturbation), de les amener à renverser les catégories établies (les folies dont l’amour rend capable …), de menacer leur survie (tentations suicidaires ou dégoût de vivre de l’amoureux éconduit).

Paradoxe insoluble : sans les barrières instituées par « la morale », les humains seraient en proie aux déchirements de leurs contradictions internes et de leurs rivalités inter-personnelles ; contraintes par elles, ils n’échappent pas à leurs tourments, ils en enjambent très aisément l’obstacle censé les empêcher de s’affronter, et elles leur en fournissent même des motifs supplémentaires.

Inconvénient supplémentaire, elles altèrent la pensée. L’essentiel de ce qui s’est inventé s’est fait malgré ou contre les morales, leurs délires religieux, leur corset législatif. Découvrir des terres, énoncer des concepts, comprendre les fonctionnements de la matière, faciliter les relations humaines et modifier l’organisation sociale, pour chaque avancée des humains en rébellion ont eu à se battre contre la morale de leur temps, de leur société.
Effet mécanique de cette dichotomie intrinsèque : ce qui est « mal », impur, abominable, insupportable, inenvisageable, et ce qui est « bien », évidemment distinct, modèle absolu et incritiquable.
Comment dès lors envisager le « mal » (ce qui ne va pas dans le sens de ce que moi-même je voudrais) en moi-même, dans ce que fais, pense, à l’intérieur de mon « camp » ? L’autre, « l’ennemi », devient un impensable, inaccessibles donc sa compréhension, la possibilité d’un dialogue, d’une négociation, d’une réconciliation éventuelle.
Et pourtant, avec ce qui m’est contraire, il va bien me falloir coexister, sauf à l’éradiquer, ou à me faire éradiquer par lui.
Affrontements binaires entre Catholiques et Protestants ; conservateurs et révolutionnaires ; marxistes et bourgeois ; colonisés et colonisateurs ; démocraties libérales et bloc communiste ; démocraties occidentales et islamisme ; hommes « dominateurs » et femmes émancipées ; défenseurs de l’écologie et pollueurs égoïstes … La liste est infinie des morales qui s’opposent, il s’en invente régulièrement des nouvelles, tellement il s’agit d’un mode structurant le psychisme humain, la délimitation d’un territoire, d’une différenciation indispensable, et pourtant inopérante entre « Moi » et « L’Autre » (l’Ennemi). Les autres espèces animales y font moins de manières : elles dévorent ce qu’elles peuvent, attaquent ce qui les dérange, sans avoir besoin d’habiller proies et adversaires du déguisement du Mal …
Comment celui qu’affecte un problème pourrait-il confier ce problème (voire déjà se l’avouer à lui-même) si ce faisant il encourt les foudres de son propre jugement, puis de celui des autres ? Nous avons « tout intérêt » à nous croire indemnes des faiblesses que nous combattons chez les autres. A ne pas discerner nos responsabilités dans ce qu’il advient aux autres et à nous-mêmes : surtout, ne pas ternir notre image. Nier, ce qui nous ronge : jusqu'à n’y plus tenir, l’effondrement, de notre position sociale, de notre présence dominatrice dans un pays. Ne pas voir le problème : le « mal » en nous, impossible à affronter tant qu’on se le représente comme une figure maléfique, insupportable, inacceptable.

Comment faire autrement ? Peut-on se dispenser d’une position morale, d’un système de valeurs, et ne pas sombrer dans une fange confuse, dans un chaos seulement régi par les rapports de force ?
Les croyants posaient déjà la question à propos de la disparition des croyances religieuses : comment les athées pourraient-ils ne pas faire le mal, affranchis de la crainte de Dieu ? Question qui semble aujourd'hui naïve, il apparaît des critères plus immédiats qu’une croyance irrationnelle pour guider ses actes : à commencer par l’observance de la loi, à seule fin de ne pas en subir les foudres (plus probables que celles de Jupiter) ; par intérêt, ensuite : il sera plus fructueux et simple, souvent, de faire ce qu’on attend de moi ; enfin, par le mécanisme qu’on nomme « empathie » : ce que je fais à l’autre, je le ressens, plus ou moins selon les individus, et mon lien avec la personne.
Mais la « morale », malgré ses contradictions et sa nature qui échappe à une définition raisonnable, demeure cet horizon indépassable. Quitte à se voir renommée « éthique », pour en réduire, et ce n’est pas rien, si ce n’était pas rhétorique et illusoire, la dimension collective et coercitive.

La démarche scientifique nous donne pourtant une première idée d’une pensée débarrassée de la morale : là où la vision religieuse inventait affrontement entre bien et mal, la pensée scientifique ne considère que des phénomènes, ni bons ni mauvais, ni hostiles ni amicaux. Microbes et virus ne nous apportent plus la peste ou le Sida pour exercer une vengeance divine à l’encontre de nos péchés (on note que ce n’est pas le cas dans la morale écologiste : là, il est bien encore souvent question d’une « nature » qui se retournerait contre l’homme, intrinsèquement coupable, appelé à s’amender, à s’imposer des pénitences pour ses plaisirs illégitimes … Que, dans un premier temps, le Sida a été défini, par les autorités religieuses, incorrigibles, comme la punition infligée au crime sodomite … Ce qui a retardé la prise en compte par les Pouvoirs Publics de mesures contre une maladie qui ne touchait évidemment pas les seuls homosexuels …) : ainsi débarrassée de ce folklore confus, la pensée peut se concentrer sur les causes, processus, solutions.

Si l’alcoolique, le pédophile, le toxicomane, le violent, n’avaient plus à craindre la réprobation, le dégoût de leur entourage, et à commencer le leur propre, la conscience de leur problème, l’accès aux soins, seraient plus rapides et facilités.
La culpabilisation, le sentiment pénible qu’ « on a commis une faute », devrait constituer un symptôme, pour qui cherche à agir rationnellement sur sa vie, que se joue l’activation d’un « programme » implanté, dès la plus tendre enfance, normatif et simplificateur.

Au fond, la morale, en tant que mécanisme grossier et primitif de régulation comportementale, joue sur une confusion sémantique : ce qui est mal, sorte de transcendance obscure, qui préexisterait à l’humain, à l’acte de réfléchir ; et ce qui fait mal : ce que tout un chacun est plus ou moins à même de définir (et c’est le « plus ou moins » qui pose un problème).
Pas besoin d’une transcendance, d’un texte solennel, sanctifié, pour comprendre que l’autre n’a pas plus envie de recevoir des coups que moi, de se faire dépouiller,  contraindre, etc.
En première approximation, il est facile de reconnaître, par une conception en miroir, ce que l’autre peut ou non considérer comme agréable ou désagréable, et en tenir compte dans mes choix comportementaux. Là où nos appréciations diffèrent, ce qui lui semble bon que je trouve mauvais, l’écoute de ce qu’il m’en dit suffit à le comprendre.

Un premier problème tient à reconnaître ce qui est « bon », pour moi-même et à plus forte raison pour l’autre. Ce qui m’apparaît bon, désirable, peut se révéler toxique : aliment, personne, activité, etc.
A noter que la morale ne nous préservait pas davantage de cette difficulté, inhérente à chaque situation. Reconnaître le vrai du faux. Se défaire d’une référence morale ne signifie pas abandonner tout critère de choix, toute discrimination, au contraire : à la grille toute faite, anachronique du « bien/mal », on substitue toutes les grilles qui semblent pertinentes au vu de la situation, on fait appel à ses connaissances, médicales, psychologiques, historiques, etc, selon la nature du problème, au retour de son expérience, solutions et illusions rencontrées dans le passé, à l’avis d’autres personnes, entourage, amis, « spécialistes » s’il s’en trouve.
Ce qui importe, dans une action, ce sont ses conséquences : agréables ou pénibles, souhaitées ou pas. Pour soi-même, et pour les autres, niveaux qui peuvent entrer en concurrence.

Mais, sans morale, qu’est-ce qui va nous protéger de l’égoïsme ? Pourquoi, si je ne suis pas mu par le désir du bien, préparé par une éducation en ce sens, ne privilégierais-je pas mon seul intérêt ?
Par intérêt, précisément.
Avec ceux que j’aime, parce que faire ce qui est bien pour eux est aussi ce qui m’apporte du plaisir, un plaisir plus profond et plus durable qu’une satisfaction égocentrique. Avec toutes les contradictions, les conflits de priorité que cela suppose, les erreurs d’appréciation : c’est cela, penser, faire des choix. On comprend que beaucoup se cantonnent à la morale : l’acte à choisir y est généralement déjà tout défini, et en cas de conséquences désagréables, on a la consolation (en est-ce une ?) d’avoir « bien » agi, agi selon le « bien ». C’est maigre.

Mais les autres, ceux pour qui je n’éprouve pas de sympathie, voire que j’exècre, pourquoi tenir compte de leur intérêt, ne pas profiter d’eux sans vergogne, sans l’aiguillon de la vertu ?
Encore une fois, cet « aiguillon », très intermittent, n’a pas empêché beaucoup d’exactions … Justement, celui qui agit, une fois retiré le prétexte de « la morale », est placé face aux conséquences de ses actes : bonnes, il en profite, mauvaises, il comprend qu’il n’a guère intérêt à en pâtir.
A ceci près que ce qui est « mauvais » pour certains pourra être bon pour nous : c’est ce qui se passe avec la justification morale, et celui qui agit au détriment d’autrui s’en cache sous tous les prétextes possibles. Sans le paravent moral, on est confronté à la réalité de ses choix.
Dans beaucoup de cas, on s’aperçoit que ce qui avantage les autres nous avantage également, du moins à un certain terme. C’est ce qui vaut pour le problème écologique : nul besoin de se réclamer d’une « vertu », pour recycler, de se sentir « quelqu'un de bien » parce qu'on soutient telle mesure. Les perturbations climatiques auront des répercussions, d’ordres divers, sur chacun : le pragmatisme constitue une raison suffisante d’agir.

Il en va de même de toute démarche « altruiste » : l’altruisme, la prise en compte de l’autre, n’est pas une vertu, c’est seulement le souci de soi-même bien compris. Quand on a perçu que le malheur des autres finit inévitablement pas avoir des répercussions sur nous. Misères qui créent les tensions sociales, les grèves dont pâtit le « nanti », les violences, la dégradation des services, les flux de migrants, l’agressivité éventuelle des démunis, « l’insécurité » …
Certains préfèreront se réfugier dans une prédation à court terme, après eux le Déluge, ils font le pari qu’ils sauront se mettre à l’abri. C’est l’attitude choisie par beaucoup, à toutes les époques : la prétention à une morale n’y a pas changé grand-chose.

Nul besoin d’une morale pour décider de ses actes, de façon à tendre vers une harmonie en soi et avec les autres, au contraire, une pensée débarrassée des limites conceptuelles des dichotomies morales gagne en lucidité, en pouvoir d’agir sur les choses.
On est loin du compte. Ces questions, à préciser et débattre encore, sont agitées depuis des lustres, et l’étau des convictions, religieuses ou pas, s’est considérablement desserré ici ou là. Mais les conceptions ouvertes et apaisées de positions religieuses relativistes, ou de principes moraux ouverts et tolérants, côtoient les certitudes les plus rétrogrades et agressives, les prosélytismes les plus inébranlables et conquérants.
Cela n’a au fond pas grande importance, les discussions en la matière ou dans d’autres comptent peu, simples gesticulations stériles et décoratives, tant est déterminante avant tout la volonté farouche de la plupart de conserver ce qu’ils possèdent, de ne rien changer à l’ordre du monde, celui qui leur assure leurs avantages sur les autres, leur prééminence, gage d’une vie agréable aux dépends des autres, et du culte empressé de leurs vanités.

mercredi 10 juillet 2019

Les mots vides


                        Ils n’ont plus rien à écrire. Et pourtant, il faut bien. Ils ne savent pas se taire, non plus.
Ils savent que tout a été déjà dit. Depuis longtemps. Ce n’est pas nouveau. Mais eux ont la mémoire de tous les textes, scrupuleusement  répertoriés, amassés en une masse qui pèse, qui les écrase. Eux n’ont pas pu oublier ce qu’avant eux il s’était dit, croire qu’ils étaient les premiers,, feindre qu’ils seraient novateurs.

Ils savent que la littérature ne change rien, qu’on ne se bat pas avec des mots, seulement avec des pioches, des kalachnikovs et des bombes, qu’il n’y a pas de lutte avec les mots, seulement des mises en scène et de la déclamation, des simulacres de luttes, du spectacle pour oublier que rien ne va changer. ; ils savent très bien qu’il est vain de dénoncer, de critiquer, d’appeler à l’insurrection, contre les Puissants, les injustes, puisque les Puissants, c’est eux, ils sont les obligés du Prince, ses amis, ses amuseurs, le monde leur va, ou à peu près,  suffisamment pour qu’ils n’en désignent que des détails.

Alors, de quoi écrire ? Que faire de tous ces mots, de tous ces savoirs, de toute cette habileté à écrire,, qui leur remonte, comme une bile corrosive ?
Certains trouvent à s’employer. Il reste des masses, des oisifs, des esthètes à distraire. Chacun selon son rang. On peut encore et encore retourner et réassembler les vieilles histoires, les éternelles intrigues, de cœur et de sang, d’argent et de sexe, tout le vieux théâtre du désir et du pouvoir à dépoussiérer pour le remettre au goût du temps. Ça marche encore. Les rotatives turbinent à gde vitesse. Et l’employé s’endort, oublieux de sa misère, et l’instruit s’endort, consolé de son ennui, et l’érudit s’assoupit, apaisé de sa vanité. On peut encore scruter les reins et les nombrils. Malaxer les mots et les écrire à l’envers, à califourchon sur le rire et le dégoût. Découper, coller, recombiner toutes les syllabes pour croire encore qu’il reste à écrire un peu de l’histoire du monde.

Le poète ne dit plus les mots de la tribu, poète sans tribu, tribu sans mots, sans rêves, sans devenir : piétinant en boucle devant les bacs les linéaires où on lui déverse sa pitance mécanique. Comme il n’y a plus de voyage, pour la tribu, plus d’espaces incertains à découvrir, seulement un ici morne à conserver, les bardes n’ont plus de sagas à chanter. Juste une parole vide, habile et circulaire.