La violence universelle
La violence ne nous pose un
problème (et nous ne la reconnaissons comme telle) que lorsqu’elle nous
affecte : que nous en sommes les victimes directes, ou qu’en pâtissent nos
proches, des personnes qui « comptent » pour nous, ou des inconnus
avec lesquels s’instaure une empathie (cas des « attentats »,
largement médiatisés, et commémorés, d’accidents de la route, d’urgence
médicale ou de certaines détresses).
Le reste du temps, c'est à dire
presque tout le temps, elle ne nous émeut pas, elle nous paraît
« normale », acceptable, et même nous ne l’identifions pas comme
violence, ou nous la nions.
Ambivalence du
Résistant/Terroriste : à l’un, les honneurs, la reconnaissance et
l’admiration, à l’autre l’opprobre et la haine. Il y a « les
coupables » et « les innocents » : les premiers
« n’ont que ce qu’ils méritent », les seconds sont victimes d’une
effroyable injustice. Pas de compassion, mais du dégoût, de l’indignation, pour
le clodo qui « encombre et salit les lieux publics », il nous
dérange : il nous rappelle inopportunément ce que nous n’avons pas envie
de savoir, ni donc de voir : que la pauvreté existe, le dénuement, dans
notre « société d’abondance » et de plaisirs, mais que tous n’en
profitent pas, que l’égalité et la justice dont nous nous targuons sont au
mieux des slogans, des intentions « pieuses », des éléments de
langage opportunistes. Il faut bien que ce soit « de leur faute »,
pour que ce ne soit pas la nôtre.
Complaisance, nous nous voyons
comme victimes, jamais responsables, jamais causes ni acteurs de ce qui nous
frappe. Ou alors, exceptionnellement, souvent dans l’après-coup, sous
l’exhortation de prêcheurs larmoyants : nous faisons acte de contrition,
de repentance, nous jurons « Plus jamais ça ! », puis, émus de
nos élans vertueux, nous nous empressons de ne rien changer, de continuer comme
avant, les mêmes causes engendrant les mêmes effets, les mêmes larmes,
surprises indignées, déclarations belliqueuses et serments hypocrites.
Ce n’est pas que nous ne veuillions
pas que ça change, que la situation s’améliore, régler les problèmes :
mais à condition, c’est logique, que ça
ne nous coûte pas trop cher. Pas « plus cher » que l’économie que
nous escomptons. Réduire la délinquance, bien sûr (qui ne le voudrait ?),
les tensions sociales, le chômage, améliorer les conditions sanitaires,
éducatives ou de logement : mais sans y mettre les moyens nécessaires, à
prélever logiquement sur ceux des plus riches, ou au détriment de dépenses plus
festives. Nos priorités sont égocentriques : nos plaisirs passent avant le
nécessaire de ceux qui ne nous sont rien. Il est finalement plus
« économique » de réprimer les violences engendrées par les
disparités sociales, et de s’en protéger (alarmes, murailles, milices), que de
repenser la répartition des richesses. Que de renoncer (horreur !) aux
privilèges. Peu importe que les systèmes de santé et d’éducation
périclitent : nous trouverons bien, si nous sommes riches (ou, plus
généralement, si nous le sommes suffisamment :
l’égoïsme à court terme n’est pas l’apanage des plus riches, chacun voit la limite des efforts qui lui paraissent
« raisonnables » à son portefeuille), des cliniques bien équipées et
hors de prix, des écoles « d’excellence » et payantes où envoyer nos
enfants.
Et, si nous voyons clairement
l’égoïsme odieux des classes qui nous sont « supérieures », celui des
privilèges que nous n’avons pas, les nôtres nous paraissent relever d’une
justice naturelle. Nous ne cherchons pas à discerner les efforts que nous
aurions à faire, nous aussi, pour que
la situation s’améliore effectivement. Ni en quoi certains aspects de notre
mode de vie sont toxiques, engendrent les catastrophes qui nous frappent, et
dont nous nous plaignons.
Concernant les attentats
terroristes, nous « ne comprenons pas » que des habitants de pays
lointains, et, pire, des ressortissants du nôtre, qui plus est, des gamins, de
plus en plus souvent, éprouvent la soudaine lubie de nous faire du mal. Nous
serions prêts à jurer que jamais nous ne leur en avons fait préalablement, ce
qui expliquerait, sans le justifier,
qu’ils aient le désir de nous en faire, à leur tour, selon le cycle stupide et
pathogène de la vengeance.
Nous avons, « eux » et
« nous », une certitude en commun, répétée à longueur de vidéos de
propagande et de déclarations officielles : « nos valeurs sont
supérieures aux leurs », et les seules, d’ailleurs, il n’y a bien sûr
qu’un seul Dieu, et c’est le mien. « Valeurs » de l’islam ou de la
République, de la Libre Entreprise ou de la Révolution, chacun voit la sainteté
à sa porte. Ne reste alors, que le djihad, la croisade.
Il n’est pourtant pas si
compliqué de reconstituer quels mécanismes peuvent amener un gamin, a priori
« normal », à assassiner des inconnus, en qui il voit le Mal. Mais
nommer les causes a ceci de vertigineux qu’on aperçoit l’immensité de ce qu’il
faudrait changer à nos sociétés pour résoudre le problème, et tout ce à quoi
nous aurions à renoncer, et certains beaucoup plus que d’autres. Pas sûr que
nous jugions que ça vaille le coût, quelque douloureuses que soient les
conséquences de notre inaction (pour certains beaucoup plus que pour d’autres
…). Et il en va de même pour les catastrophes climatiques : le problème
n’est pas que nous ne sachions pas quoi faire, c’est que les solutions efficaces
altèreraient péniblement notre confort, et plus que d’autres celui des mieux
lotis, moins impactés par ces dérèglements, et prépondérants dans les prises de
décision.
Il serait peu cohérent de leur en
vouloir, ils ne se comportent en la matière pas différemment du reste de la
population : le concept même de solidarité exclut sa mise en œuvre
partielle. On ne peut pas agir « à moitié ». N’être
« solidaire » que dans certains cas, seulement pour certaines choses
(celles qui nous posent problème …). Appeler les autres à l’être, et s’attendre
à ce qu’ils le soient, seulement sur les sujets qui nous intéressent : et
pour le reste, le reste du temps, les laisser se dépatouiller.
C’est l’erreur
« écologiste » : non seulement la question sociale n’est pas
dissociable de la question écologique, mais elle en est même un préalable. Le
« sort de la planète » et « des générations futures » peut
difficilement sembler une priorité aux générations actuelles qui voient bien
qu’on n’accorde aucune importance au leur.
Ou seulement, comme c’est notre
habitude, sous forme de grandes déclarations dégoulinant de
« générosité » : mais jamais dans les actes.
Comment des gamins ne
trouveraient-ils pas « normal » de recourir à la violence quand ils
la voient partout autour d’eux, pratiquée parfois à leur encontre, et
considérée par à peu près tous comme la réponse légitime aux problèmes et aux
frustrations ? Violence de tous ordres, de formes et d’intensités très
diverses : rarement reconnue comme telle par celui qui la pratique et en
bénéficie, qui estime en général qu’ « il en a le droit ». Les
féministes stipulent à juste titre la condition du « consentement », en
l’absence duquel précisément on peut établir la situation de violence, mais
elles en limitent curieusement l’application, parfois, au domaine de la
sexualité. Quelles motivations pourraient pousser une personne à s’assurer du
consentement d’une autre dans le cadre de la relation sexuelle, et nulle part
ailleurs, dans aucune autre situation où le viol de son consentement se fait à
son détriment ?
Or c’est quasiment en permanence
que nous passons outre le consentement d’autrui, que nous ne nous posons même
pas la question, voire que l’agression a notre préférence. A commencer par nos échanges verbaux : c’est une banalité
de constater la violence, jugée croissante par certains, des discussions entre
personnes d’avis divergents. L’insulte et l’injure sont vite de la partie. Ce
sont les relations habituelles que connaissent les enfants, dans tous les lieux
de la scolarité, et sans qu’y remédient bien souvent les adultes qui les
« entourent » (et qui n’agissent pas très différemment entre eux),
sauf dans certains lieux (« Pas en classe ! »), et si cela
atteint des proportions « excessives », notamment si les coups
prennent le relai des insultes. Et encore : on ne cherche pas beaucoup à
savoir ce qui se passe « loin des yeux », dans les recoins, on ne
s’émeut (mais alors, avec quelle vertueuse émotion !) que si le
harcèlement vient à se savoir, si notamment il aboutit à un suicide.
Nous ne réagissons pas, ou très
peu, « pour la forme », à la violence verbale, voire physique, en
dessous d’un certain seuil, elle nous paraît banale, anodine, parce que nous
avons intégré le recours à la violence comme une composante normale,
constitutive de la vie elle-même. Et nous y recourons couramment, « chaque
fois que nécessaire ». Nombre de théories, « morales »,
idéologies, y voient même une vertu à encourager. A commencer par l’institution
du Sport, forme de sacralisation rituelle de la violence, à la fois exacerbée,
portée à son comble par l’ « entraînement », et déniée (pour rester
en accord avec les autres « valeurs » dont nous nous réclamons,
l’humanité, la bonté, la fraternité …) en la rebaptisant « esprit de
compétition » (dont l’anglais « fight spirit » suggère mieux la
nature véritable). Codifiée, « encadrée » par des règles, elle serait
inoffensive, vidée de sa toxicité par l’ « art » et la
« noblesse » de ses principes (lyriquement exaltés dans les préceptes
de Coubertin), mieux, elle possèderait des vertus formatrices : elle
préparerait aux combats de la vie. Blessures, traumatismes et tricheries ne
constitueraient que d’occasionnels dérapages. Le sport, et ses « vainqueurs »,
est chaque jour étalé en modèle.
Car il n’apparaît pas
contradictoire, aux yeux des grands pacifistes que nous revendiquons d’être
(même le va-t’en guerre Trump ambitionne de recevoir le Prix Nobel de la
Paix !), d’avoir à « se battre », pour à peu près tout, et dans
tous les moments de notre vie. Se battre pour réussir, ses études puis son
insertion professionnelle, sa carrière, ses enfants, ses idées, ses
« valeurs » … C’est « dans la nature humaine » (elle a bon
dos), finalement pas si différente de celle des autres espèces. « Il faut
bien » se battre pour rester concurrentiels, gagner des parts de marché,
placer le produit, augmenter les ventes, faire prospérer l’entreprise :
peu importe aux dépens de qui. Vae victis,
après tout, c’est l’antique devise que nous honorons à peu près tous. C’est
l’ultime argument qui emporte les dernières réticences : « il faut
bien se défendre », si ce n’est pas nous qui usons de la violence, les
autres le feront, à notre encontre.
Cercle vicieux, pas dénué de fondements :
qui, plaisantait déjà Aristophane,
cessera le premier de mener la guerre
aux autres ? Qui risquera bien de se voir aussitôt assailli et défait. Le
plus souvent, ceux qui « viennent en paix », la prônent et s’en
parent de vertu cardinale, dissimulent des intentions plus belliqueuses :
le baiser de paix n’est que subterfuge, simulacre stratégique. Ruse de guerre !
Au mieux, irréalisme mièvre.
Parce qu'il y a l’antagonisme des
intérêts (et celui des croyances, des convictions), comme substrat de la
guerre, cause inépuisable : renoncer à l’affrontement (parce que c’est
stérile, douloureux et coûteux) nécessite le préalable d’un renoncement à
satisfaire ses intérêts au détriment de ceux des autres. Pour qu’il y ait
société (et non plus arène), il ne peut pas y avoir des « gagnants »
et des « perdants ». C’est ce que nous savons très bien, et savons
très bien faire, chaque fois que nous établissons une alliance, dans le cadre
relationnel ou opératoire.
Les gamins qui basculent dans le « djihadisme »
(plus fantasmé que réel) se « défendent », eux aussi. Des violences
qu’ils subissent. Ils s’en vengent contre nous, même si nous pensons qu’elles
ne sont pas de notre fait, si nous ne les avons pas voulues, que même nous n’en
avons pas conscience : que nous ne sommes pas « coupables ». Nous
les avons habitués à vivre dans un monde de violence, de « compétition »,
où seuls les plus « forts » (agressifs, dotés de compétences
combatives, ou déjà gagnants par leur naissance) obtiennent les conditions d’une
vie agréable. La violence, elle est dans ce dont nous privons les autres, et
notre indifférence à leur souffrance.
Il nous paraît normal d’avoir, à
côté d’autres qui n’ont pas, ou moins. Parce que nous l’avons « mérité »
(par notre race, statut social, religion, ascendance, capital génétique et
effort …). Nous croyons pouvoir profiter des règles du jeu qui nous déclarent
vainqueurs, inventées et perpétuées par ceux qu’elles avantagent, et que les
perdants ne renversent pas la table ? Nous pouvons, un temps, les leurrer
(par de creuses promesses : l’ « intégration » …), les intimider,
endiguer leurs coups de colère. Il n’est de digue qui tienne éternellement.
Nous leur faisons subir, et à beaucoup
d’autres, les humiliations répétées de ce qu’ils ne peuvent s’offrir, exhibé à
toutes les devantures et sur tous les écrans, et dont nous nous gavons sous
leur nez. Nos voyages et nos villas, notre respectabilité cossue, notre
suffisance moralisatrice et supérieure : il est bien étonnant qu’ils nous haïssent.
Nous sommes tellement habitués à ce que les uns croupissent dans des cités
moroses à côté d’autres qui savourent leur accès à la propriété, que nous sommes
tentés de n’y voir aucune violence. C’est dans « l’ordre des choses ».
« Il en a toujours été ainsi ». Vrai, et les peuples « barbares »
ont toujours fini par mettre Rome à sac. Le gagnant de nos sociétés concurrentielles,
candidat retenu pour les postes prestigieux, médecin, avocat, ingénieur,
universitaire, trader, etc. ne veut rien savoir des critères qui ont validé ses
compétences, ni des règles qui fixent le montant horaire de ses émoluments, il « ne
pense pas » à les interroger : un chirurgien gagne plus qu’une
infirmière, c’est « dans l’ordre des choses », presque cosmique,
quasi divin. C’est comme ça. Et tout le
monde l’accepte. Tous les subalternes ne se précipitent pas pour autant égorger
leurs voisins ? Il y faut la conjugaison de conditions critiques :
une frustration poussée à son comble jusqu'à la haine, jusqu'à un désespoir ou
une colère qui submerge la crainte des représailles, peut-être une fissure
psychologique qui facilite le débondement (on cherche peu à repérer, puis
aider, les enfants en déshérence, surtout s’ils sont de milieu modeste …). Et
le catalyseur d’une idéologie « libératrice », mobilisatrice et
déculpabilisante : ce peut être l’islamisme, ça a été l’élan républicain,
révolutionnaire, ou le nationalisme.
C’est brutal, bestial et aussi
stupide que les forces que ça prétend combattre. Ça ne débouche sur rien d’utile,
aucune amélioration. C’est ce que ceux qui s’y sont brûlés, puis ont trouvé une
lucidité, viennent parfois expliquer à ceux que ces fièvres meurtrières
pourraient infecter.
Il ne suffit pas de converser
poliment dans un salon, en respectant les usages de la grammaire et de la civilité
pour être exempt de la violence qu’on attribue aux autres. Ni pour que
disparaisse toute celle qui consume le monde.