lundi 26 décembre 2022

Théorie des mécanismes de prédation

 

                                               Théorie des mécanismes de prédation

 

 

L’erreur de la plupart des théories me paraît être de postuler un Bien et un Mal en soi (que chacune, d’ailleurs, définit de manières contradictoires), là où il serait plus efficace, plus pertinent, de ne discerner que des processus aussi déterminés que ceux qui gouvernent les autres états de la matière, le minéral, le végétal et l’animal.

 Voltaire et Rousseau, par exemple, débattent pour savoir si l’Homme est fondamentalement bon ou mauvais. Il n’est pour moi ni l’un ni l’autre, pas plus que l’animal qui chasse pour assurer sa subsistance, sa survie et sa reproduction. Les êtres vivants tendent « simplement » vers ce qui leur paraît le gain maximum. Ce qui nécessite des stratégies, programmées (résultat des sélections génétiques) ou peaufinées par l’expérience. Là où les systèmes moraux, religieux et philosophiques croient pouvoir discerner des gens mauvais, méchants, et d’autres (la plupart) qui seraient mus par des motivations plus positives, « nobles », « généreuses », je ne repère qu’une palette de stratégies motivées par des mécanismes semblables.

 

Qui ne se réduisent pas à la dévoration de l’autre : toutes les espèces, y compris végétales, sont capables de collaboration, d’alliances, lorsqu’elles sont plus efficaces. Beaucoup de prédateurs ont des techniques de chasse en groupe, dans l’exécution desquelles ils n’attaquent que leurs proies, en suspendant, provisoirement, la compétition interne au clan.

Les espèces les plus sociables, qui misent leurs chances de survie sur la collaboration du groupe, développent des attitudes de soutien mutuel, chez leur progéniture notamment. Mais dans la limite de leur intérêt propre.

 

L’élaboration d’une « morale », d’un code comportemental qui prescrit et proscrit les actes à accomplir, peut être comprise comme une tentative de réguler les pulsions, en valorisant celles qui sont utiles au groupe et prohibant celles qui lui nuisent.

Le dénominateur commun de tous les décalogues est la répression du seul assouvissement du plaisir individuel, aux dépens des autres (moyen d’abaisser la conflictualité, donc les risques de blessures ou de mort et de soi-même : les interdits « moraux » du vol, du meurtre, du mensonge jouent (mal !) un rôle d’apaisement social, condition d’une prospérité individuelle et collective.

L’humain, plus que d’autres espèces, a la capacité adaptative d’un retour réflexif sur ses actes, de s’en faire des représentations, et d’affiner ainsi ses stratégies.

 

Mais cette couche artificielle, culturelle, articulée dans le langage, de signaux régulateurs des comportements, n’abolit pas la détermination première : celle de l’intérêt, dont la composante essentielle est le plaisir (avec la survie).

Il en résulte que ces valeurs morales, établies en modèles, présentant un but à atteindre, déjà en conflit entre elles (il est interdit de tuer, ou mentir, sauf dans de nombreux cas, validés socialement …), et avec la réalité (quand par exemple ne pas voler fait courir un risque de mort), entrent très fréquemment dans un conflit encore plus violent avec le principe de plaisir. Dans ces trois cas, l’individu s’arrange (plus ou moins bien, non sans séquelles, comme le sentiment de culpabilité, fonctionnant comme un frein) de la contradiction en inventant un contournement langagier de l’interdit : ce que la morale lui interdisait de faire, il peut l’accomplir pour un « bien supérieur », celui « de la société », ou d’une entité transcendante opportunément inventée. Voire pour le bien de la personne à laquelle il est en train de nuire, bien ultérieur dont il a autorité pour décider qu’il est plus à même de le percevoir que sa victime. (le « c’est pour ton bien »)

 

Très souvent, néanmoins, un individu peut s’affranchir du conditionnement moral qu’il a reçu, et assumer de choisir l’acte nuisible à l’autre dont il retire un gain (plaisir, pouvoir) : « ils l’ont bien mérité, ou ce n’est pas si grave, ou tant pis pour eux. »

Et ce d’autant plus facilement que son empathie, mécanisme de régulation qui favorise la cohérence du groupe, est faible. Ou si la force du désir pour ce qu’il convoite emporte tous ses barrages.

La conscience de l’autre, c'est à dire la capacité à percevoir ce qui est bon pour l’autre, est également un frein à la réalisation du plaisir aux dépens d’un autre : son faible développement favorise à l’inverse la prédation (mais nous sommes « capables », lorsque l’espoir de gain est fort, d’anesthésier momentanément cette conscience).

 

Ce qui complexifie ces mécanismes, c’est la diversité contradictoire de ce qui peut constituer (ou le sembler) un « gain » : nous tendons à acquérir  ce qui peut favoriser notre survie (besoins primaires), notre pouvoir (possibilités de gains futurs) et notre plaisir.

Or ces trois buts entrent fréquemment en conflit, dans tous les domaines. La nourriture fortifie le corps (l’humanité a systématiquement sélectionné ce qui améliorait l’apport calorique), mais peut aussi bien l’altérer, si nous donnons la priorité au plaisir gustatif.

L’effort, physique, mental, professionnel, accroît notre efficacité, mais il parfois altère nos facultés ou notre accès au plaisir.

Servir ou aider l’autre participe tout autant à nos gains : en nous attirant des faveurs ou une protection en retour, en satisfaisant notre programmation morale (la satisfaction du devoir accompli, d’avoir « bien agi », parfois renforcée par une valorisation sociale : compliments, reconnaissance, réputation, médailles, etc) ; ou en savourant le plaisir de la personne aidée, si elle a de la valeur pour nous, en tissant du lien, en nous donnant une « utilité », un sens à nos actes.

Altruisme et égoïsme participe du même mécanisme : plaisir et utilité, ce qui ne signifie pas qu’on doive les considérer comme équivalents : ils n’ont pas les mêmes effets sur les autres ni sur nous. Quand nous agissons de façon altruiste, nous savourons un plaisir (comme dans l’acte égoïste), mais ce plaisir aura souvent (pas toujours !) des effets bénéfiques : il nous vaudra (pas toujours …) la valorisation par le groupe, et des attitudes bénéfiques en retour, engendrant un cycle « vertueux ». Là où un comportement égoïste a plus de chances de provoquer soit l’indifférence, soit la désapprobation, voire l’hostilité. A cette aune, il est plus « efficace » d’agir de façon altruiste qu’égoïste. Celui qui agresse les autres court plus de risques d’être agressé en retour, ce qui le place dans un état constant de vigilance, de méfiance, de stress.

Mais la structure de sa personnalité peut justement faire dans certains cas que ce stress même soit une source de plaisir, voire en soit la condition indispensable.

 

La complexité majeure procède surtout, en plus de ces contradictions entre les effets de nos actes, de notre système de représentations : la plupart de nos évaluations de ce qui est un gain ou une perte dépendent avant tout de la perception que nous en avons. Il n’y a pas de plaisir ou de souffrance en soi, même si on peut observer quelques constantes, ou tendances : la plupart du temps, pour la plupart des gens, le manque ou la souffrance physique, la maladie, les blessures, la mort, la solitude, l’hostilité, etc. sont des valeurs négatives, fuies plutôt que recherchées. Et à l’inverse, la satiété, les excitations sensorielles, l’harmonie des relations, les émotions esthétiques constituent des buts partagés.

Mais la culture dans laquelle on a grandi, avec son système de valeurs morales, notre milieu et ses habitudes, les particularismes de notre physiologie et de notre psychisme, les expériences et traumatismes vécus peuvent transformer ce qui est souffrance pour la plupart en plaisir, et réciproquement.

Certains aiment « se faire mal », que ce soit dans le sport ou la guerre, le travail ou les loisirs, pour toutes sortes de raisons, le plus souvent « inconscientes » (insues) : parce qu'ils en retirent une valorisation de leur image, ou un « pouvoir » (dont l’obtention serait indifférente à d’autres), ou un plaisir différé (une meilleure condition physique par exemple) ; ou « pour se punir de quelque chose », ou se conformer à une injonction parentale (parfois imaginaire), être en conformité avec une image de soi, comme l’a bien mis en évidence la psychanalyse.

 

Nous cherchons tous « le plaisir », mais nous ne le trouvons pas tous dans les mêmes sources.

Il n’y a pas des « méchants » et de « braves gens » : mais des personnes qui trouvent leur plaisir dans des comportements qui nous sont plus ou moins profitables, plus ou moins nocifs : plus ou moins compatibles avec notre plaisir, et nous valorisons, en les louant, ceux qui le sont le plus.

« L’ennemi », c’est toujours celui qui nous fait du tort : mais il est l’ami de ceux qui ont les mêmes intérêts que lui (de façon provisoire, souvent, et on assiste à des renversements d’alliances).

Les conflits entre Occident et le reste du monde pourraient illustrer ce système : leurs agressions répondent notamment à notre exploitation éhontée de leurs territoires, et parfois de façon aussi meurtrière.

Ce qui n’implique pas que nous ne pourrions pas choisir, que tous les actes et tous les camps se vaudraient : notre propre intérêt est un critère suffisant. Beaucoup de personnes, formatées par l’impératif moral, ont du mal à se contenter d’une raison aussi pragmatique : ils éprouvent la nécessité, et dans les deux camps, de l’ « anoblir » d’une dimension morale. C’est forcément pour le Bien qu’ils se battent, et non seulement pour leur bien.

 

Cela ne signifie pas non plus que toutes les agressions se valent (et seraient de ce fait légitimes) : ceux qui s’autorisent à assurer leur gain au prix des pertes des autres ne peuvent pas produire un système viable, stable, puisqu’il suscite inévitablement la riposte des victimes. Qu’il s’agisse d’un dirigeant ou d’une classe tyranniques de leur population, d’un agresseur militaire, d’un colonisateur, leur système n’est pas pérenne, il viendra toujours un moment où leur domination sera renversée.

Cela vaut à l’échelle individuelle : ceux qui recherchent leur intérêt en préservant autant que possible celui des autres tissent un lien plus stable, moins exposé à des tensions, et moins dispendieux en énergie gaspillée à contenir la contestation.

 

 

Implications pratiques

 

On peut concevoir deux objectifs essentiels à nos actes : notre conservation biologique et psychique, et la recherche d’un état d’harmonie (objectifs parfois concurrents) : un état de bien-être, de moindre tension, associé à un certain nombre de plaisirs. Etat transitoire, fragile, à rétablir sans cesse.

Les autres jouent un rôle important dans la réalisation de ces objectifs : potentiellement auxiliaires ou adversaires (sans nécessairement qu’ils s’en rendent compte), deux statuts changeants qu’il s’agit d’évaluer.

L’erreur commune est de supposer à priori l’innocuité de la personne rencontrée, voire sa bienveillance : soit d’après son attitude apparente, ses paroles, le ton de sa voix ; soit du fait de son statut : nous tendons à méconnaître, ou à sous-évaluer, les nuisances possibles de nos proches (alors que leur proximité et leur importance affective rendent beaucoup plus forts leurs effets sur nous), associant à tort agression et intentionnalité, méconnaissant le caractère mécanique, situationnel de notre état de concurrence avec eux ; ou de personnes « censées » nous apporter une aide, un service : on pourra se méfier moins de son médecin, banquier, mentor, confesseur, etc. Soit, enfin, que les intentions affichées de l’autre (sa « gentillesse ») nous fassent décider sans vérification qu’elles sont véridiques. Nous sommes souvent tentés de prendre nos désirs (une bienveillance universelle) pour la réalité.

En négligeant le fait que la plupart des gens, même en l’absence d’hostilité volontaire, sont peu conscients des effets négatifs qu’ils produisent sur les autres : le voisin bruyant « qui ne se rend pas compte », l’ami indélicat, le collègue directif, etc. Et que, en cas d’intentions hostiles, l’habileté minimale consiste à les déguiser sous les apparences de la plus entières cordialité.

A l’inverse, il serait tout aussi aberrant de présupposer une agression dans toute rencontre, et cet état de paranoïa serait un obstacle majeur à notre sentiment d’harmonie, nous tenant en permanence en alerte, sur nos gardes.

On ne sait pas qui est susceptible de nous faire du tort : il suffit de conserver une réserve de bon sens, comme nous le faisons face à une autre espèce vivante. Tous les chiens ne se précipitent pas sur nous pour nous mordre, mais on sait que leurs réactions peuvent être imprévisibles, mues par des ressorts qui nous échappent, une peur soudaine, la perception d’un empiètement sur ce qu’ils considèrent comme « leur territoire » … On reste sur ses gardes, on les tient à l’œil.

Les humains aussi ont leurs « territoires » imaginaires, qu’ils peuvent se mettre « à défendre » contre ce qu’ils conçoivent comme une intrusion.

Ils poursuivent surtout leur intérêt, tel qu’ils se le représentent, ce qui peut les amener à se montrer parfois amicaux, serviables, mais aussi indifférents, voire hostiles, l’instant suivant.

Il s’agit donc d’apprendre pour chacun à évaluer ce que nous fait réellement la relation : indépendamment de ce qui a été convenu, affiché, si elle nous renforce, enrichit, réjouit, ou si elle nous pèse, nous coûte. C’est souvent un peu des deux, dans des proportions variables selon le moment. A nous d’établir la distance juste, l’attitude en rapport avec le comportement de l’autre : là encore, à ne pas prendre notre désir (d’affection, d’harmonie) pour une réalité qui ne requerrait pas de vérification.

Lorsque nous nous trompons (et c’est fréquent …), des « signes » viennent nous rappeler au réel : nous ne nous sentons pas aussi bien que nous le devrions (que nous l’avions anticipé), le plaisir se mêle de tensions, de frustrations, de mal-être. Cela ne signifie pas forcément que l’allié putatif ourdit de sombres desseins contre nous, mais au moins que nous ne sommes pas en accord sur les modalités de la relation. Prendre conscience de ce hiatus permet d’engager, si c’est possible, un dialogue, de mettre en lumière ce qui fait dissensus, et, si l’autre éprouve un même désir que la relation continue, de parvenir à des accommodements.

 

Savoir que nous sommes inévitablement en conflit potentiel, sans que nous l’ayons même souhaité, nous donne le pouvoir de désamorcer ce conflit. Alors que s’imaginer que nous serions spontanément en paix, en accord, parce que nous l’aurions décidé, ou que la situation l’exige (le couple, le groupe d’amis ou de copains, de collègues, de voisins, d’alliés politiques, etc), rend aveugle à ce qui travaille à nous séparer, à nous dresser les uns contre les autres.

L’état de paix n’est pas naturel (et il est fragile, éphémère), mais nous pouvons le construire. Non pas si chacun « fait preuve de bonne volonté » (trop souvent on se contente de ces bonnes intentions, de cet état déclaratif), mais si chacun fait ce qu’il faut. Ce qui suppose la volonté de modifier ses comportements, et plus encore de la lucidité, quant à ses désirs réels et ceux des autres.

 

Un tel projet commun peut exister, mais il est rare.

Avec les autres, nous ne pouvons, sauf à subir des déboires, désillusions, « trahisons » et déceptions, que nous mettre dans cette posture de « paix armée », de collaboration prudente, à renégocier sans relâche.

Il en va d’ailleurs de même à l’intérieur de ce « groupe hétéroclite » qu’est notre propre psyché, dont les différentes instances n’ont de cesse de conspirer les unes contre les autres, de chercher à prendre le pouvoir sur les autres, sous le couvert souvent des prétextes les plus persuasifs (les plus « nobles »). Il est aisé de « s’abuser soi-même », de s’accorder quelques plaisirs aux dépens d’une part plus essentielle. Il faut bien connaître ses penchants pour les déjouer, et ses besoins véritables pour les réaliser.

Les dessous du "Souci de l'autre"

 

Il me semble que l’origine du problème est double : ce qui explique que ça nous laisse peu de chances de nous en sortir.

Les religions chrétiennes ont largement conditionné les consciences à ces idées délirantes, qui font tant de ravages : la « culpabilité », d’abord, qu’elles cultivent avec une jouissance masochiste : être chrétien, c’est d’abord se sentir coupable (de tout à priori), puisque c’est la culpabilité qui ouvre le chemin de la rédemption (mea culpa ! mea culpa !).

Et le grand enjeu, c’est l’autre : je dois « me soucier » de « mon frère » (le voilà, le thème, le mythe d’une « fraternité humaine », le crédo que nous « partageons notre humanité »), souffrir de ses souffrances (la compassion), l’aider (la charité), voire l’aimer !

Ça paraît joli et sympa comme programme : le problème, c’est que ça donne le contraire dans la réalité : l’histoire des Chrétiens est plus que tout autre faite d’horreurs : non pas malgré leurs gentilles intentions, mais à cause d’elles : Pascal le pointe très bien : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Donc non seulement les autorités chrétiennes n’ont jamais appliqué cette « caritas » alléguée, mais elles ont commandité ou aidé les entreprises les plus abominables : croisades, inquisition, bûchers de sorciers, esclavage de masse, et ça ne s’arrête pas avec l’époque moderne : soutien des dictateurs, combat réactionnaire contre les libertés : droit au divorce, à l’avortement, à l’homosexualité ; viols massifs d’enfants et de religieuses dans les institutions …

1er niveau de contradiction : nous nous sentirions coupables de ne pas nous soucier de l’autre, alors que les sources de cette injonction sont à ce point réellement coupables, elles ? Peut-être faut-il aller creuser ce concept irréaliste, suspecter sa nature frelatée : il y a maldonne (si ceux qui enjoignent compassion et charité sont les 1ers à faire tout le contraire : et pas de temps en temps, quelques exceptions, mais quasi tous, sur 1500 ans d’histoire), et on est poussé à se poser la question d’une possibilité de lien causal : ce souci proclamé de l’autre ne produirait-il pas le processus inverse, son exploitation systématique ? L’un ne serait-il pas le masque efficace de l’autre ?

A noter que cette prise de conscience fait se développer, entre le 16e et le 18e siècles, le mode de pensée qui va se substituer au religieux, souvent le combattre, mais paradoxalement en reprendre et perpétuer le concept pathogène de « souci de l’autre » : de l’Humanisme aux Lumières, puis leurs prolongements modernes, Socialisme, Marxisme, Droits de l’Homme, idées « de gauche », égalitarisme, justice sociale, soutien aux faibles, solidarité … !

On ne s’en dépêtre pas : ce n’est plus l’image éplorée du Crucifié, ce sont celles, dérisoires, de foules au poing levé, la tronche du Che sur les t-shirts. Avec exactement les mêmes effets, en pire. Et plus c’est « moral », plus c’est liberticide : Sartre vient nous faire le coup de « l’engagement » obligatoire, faute de quoi on est inévitablement un « salaud », un « bourgeois » : bref, un égoïste, quelqu'un qui s’en fout, voire un profiteur …

Et les « bonnes intentions » viennent paver un enfer encore plus brûlant : après les colonisations par la République, le sartrisme soutient le FLN : c’est parti pour 60 ans de dictature militaire ; Mao !... Et Cuba … Bien vu.

Aujourd'hui, les femmes iraniennes se révoltent : il est piquant de rappeler qu’elles doivent à la France leur actuelle misère. C’est nous qui recueillons, choyons, entretenons le merveilleux Khomeiny, et même le ramènerons jusqu’en Iran, pour qu’il y installe son délire : il n’y aura pas eu un responsable politique, un agent des Renseignements pour jeter un coup d’œil dans les écrits et les projets des mollahs !

Face à une telle « sollicitude », on rêve d’indifférence ! Les « gens concernés », ne vous mêlez plus de rien …

Parce que tous ces « bons sentiments » ne sont tissés que de fantasme. C’est même leur fonction : masquer, altérer la réalité. La froide réalité, beaucoup moins « noble » et flatteuse, qui revient en douce d’autant mieux que nous avons endormi notre vigilance par de beaux discours avantageux : les colonisations se sont toujours faites au nom de toute cette « Civilisation » que nous avions à apporter, généreux que nous sommes. Nous ne faisons de guerre que « de libération ». (parfois, même, « de pacification » : il faut oser.)

 

En 1er bilan, on peut observer que tous ces discours de « souci de l’autre », au mieux n’empêchent pas les pires exactions, et qu’ils semblent même les faciliter.

Quand on scrute la réalité de ceux qui affichent leur « solidarité » avec les supposées victimes des malheurs du monde, on s’aperçoit que la plupart au mieux ne font pas grand-chose pour modifier la situation, quand ils ne sont pas des contributeurs (hypocrites ou inconscients) à cette situation qu’ils prétendent combattre.

C’est justement la fonction du discours émotif, de l’affichage de générosité : se leurrer soi-même, ou leurrer les autres, sur ses motivations véritables. On « est Charlie », on affiche un drapeau jaune et bleu, un ruban rose, on donne aux pauvres, on signe des pétitions, on va défiler pour le climat, pour les homos … Quitte à voter pour des Présidents dont les actes aggravent les inégalités, la pauvreté, les tensions internationales, les problèmes climatiques. Ou à soutenir un mode de vie qui produit ces calamités qu’on prétend (parfois « sincèrement ») contester.

C’est le mécanisme de la piécette déposée dans la main du mendiant à la sortie de la messe : ça soulage la conscience, je suis forcément « une bonne âme », je peux retourner me rouler dans mon confort, et faire que rien ne change.

Je peux me dire « féministe », « solidaire des Iraniennes » et, comme une Sandrine Rousseau, ou beaucoup de ses camarades de La France Insoumise, soutenir simultanément le port du voile en Europe, montrer de la complaisance envers cet autre système religieux intrinsèquement liberticide, l’Islam.

Ou me dire « préoccupé » par la pauvreté dans le monde, tout en voyant d’un bon œil les activités commerciales de nos entreprises, qui en sont la cause essentielle. Leurs cadres se scandaliseraient qu’on suggère qu’elles sont activement responsables et soutiens de régimes tyranniques, exploitation du Tiers-Monde, dérèglement climatique … Ils préfèrent ne pas faire le lien, ils le récusent si on l’évoque : eux comme leur employeur n’ont évidemment que des convictions charitables, démocrates, écologistes. L’intention vaut l’action. Mes prières me lavent de mes péchés. Certains vont même jusqu'à faire pénitence, ou le jeûne : un peu de privation, de mortification ne peut que servir de témoin de moralité, au Tribunal de ma conscience.

Il y a ceux aussi qui n’y sont réellement pour rien : qui « n’y peuvent rien », qui ne font rien qui contribue au Régime de Téhéran. Mais qui ne peuvent rien non plus contre lui.

Et c’est difficile à supporter. Percevoir la souffrance. Ne rien pouvoir faire. Et ne rien faire. Forte est la tentation de tromper son impuissance : faute d’agir, puisque je ne peux avoir aucune influence sur les rapports de forces, complexes, qui nouent la société iranienne, exprimer « mon soutien », déclaration contradictoire, « magique », puisque justement je ne peux rien « soutenir ». Cette angoisse de l’impuissance, c’est elle qu’il s’agit de dissoudre, par la « prière », la célébration collective, l’hommage.

Pas besoin d’être une femme pour éprouver de l’empathie pour les Iraniennes battues, violées, torturées, violées. Je ne me sens pas « concerné », atteint par la peine, pris par une empathie, par les seuls malheurs des hommes soixantenaires à peaux blanches, mes « semblables » supposés : mais aussi bien par les images imposées des Juifs d’Auschwitz, même si je pense que le judaïsme, nullement estimable, est une aberration, souvent meurtrière (au même titre que les autres systèmes religieux, délires toxiques), de toute créature qui souffre.

Mais je n’attribue aucune valeur morale à ce processus, aucune « noblesse », aucune vertu à priori : je l’observe, froidement, comme un mécanisme spontané, qui peut être amplifié ou atténué par certaines dispositions éducatives.

C’est une sécrétion, un résultat : ça souffre, et nous ressentons cette souffrance extérieure comme « la nôtre » : nous sommes tentés d’agir comme s’il s’agissait de nous, désirer la suppression de la cause.

C’est un mécanisme adaptatif utile, comme tout ce qui produit de la souffrance : ça alerte, et ça pousse à agir.

C’est à ça que sert la douleur. Mon doigt trempé dans l’eau bouillante : à le sortir. Si ça fait mal, c’est qu’il y a un problème. Donc une solution à chercher, des modifications à apporter. Si un bébé pleure, ça peut être un signal de danger, ou de malaise : ça m’alerte, je vais voir. Systèmes d’entraide, nous ne sommes pas seuls dans notre souffrance, le concours de la tribu peut réduire notre peine : à charge de revanche, rien d’ « altruiste » là-dedans, rien qu’un égoïsme intelligent : j’ai des problèmes, ton aide est la bienvenue, et quand tu en as, la mienne t’est acquise.

Nous pouvons un certain nombre de choses pour les autres : si nous les aidons, c’est générateur d’harmonie pour notre vie, si ça fait baisser le niveau général de souffrance (exemple avec la vaccination collective, qui augmente la protection du groupe).

Mais de façon très limitée : seulement ceux qui sont « à portée de main », dans notre rayon d’action. Une femme se fait molester dans la rue ou la maison voisine : je peux décider d’essayer de faire quelque chose, si c’est en mes possibilités. Mais si la scène se passe à 100 km, je ne peux rien faire : et d’ailleurs, la plupart du temps, je n’en sais rien.

Aux époques où l’information correspondait à peu près au rayon d’action du corps, il y avait adéquation : je voyais ce qui se passait « sous mes yeux », je pouvais agir si je le jugeais nécessaire (et possible). Aujourd'hui, nous sommes « informés » (l’un des sens de « concerné » : touché par l’événement, au courant de son existence) d’innombrables malheurs qui se jouent bien au-delà de notre champ d’action : nous sommes concernés de force, c'est à dire percutés par le phénomène, remués par les affects qui en résultent, les mécanismes (narcissiques) d’identification et de projection (la compassion « spontanée » pour les Ukrainiens à côté de l’indifférence fréquente, voire l’hostilité, pour des réfugiés plus « lointains »), agités par le besoin de faire quelque chose. Or la plupart du temps, nous ne pouvons rien, quand déjà nous ne sommes pas pour quelque chose dans la survenue du problème (il est assez incohérent d’être partisan, voire acteur de la société de sur-consommation, et de subir une éco-anxiété).

Nous sommes ainsi placés dans une situation de stress : confrontés à un « danger » d’autant plus effrayant que nous sommes loin, impuissants. Par exemple, si je me mets à imaginer un  bombardement nucléaire par Poutine, ou le calvaire subi par les femmes iraniennes : ça m’est d’autant plus facile que je n’ai pas attendu que les projecteurs médiatiques se braquent sur ce pays, où ces horreurs ont lieu depuis 40 ans, pour en lire la description détaillée : dans les romans de la réfugiée Chahdortt Djavann, qui leur a échappé, et en fait une restitution très sensible.

Et c’est le cas pour 98% des problèmes qui surviennent sur la planète : je n’y peux rien. Ni sauver des gens persécutés, mettre fin à des guerres, nourrir les affamés, apaiser les désespérés …

Heureusement, j’ignore l’existence de la plupart : si je voyais et entendais les souffrances de tous, comment supporter ?

Ce qui permet de commencer à comprendre la réalité du processus : ce n’est pas l’existence d’une souffrance qui déclenche mon empathie compassionnelle, mais la connaissance que j’en acquiers. Ou dont on m’encombre opportunément : curieuse industrie que celle des médias : elle produit du stress, de l’angoisse. Avec une régularité bien rôdée : un gros titre catastrophiste remplace l’autre. Il en faut toujours un en haut de l’affiche. Mais que ça tourne : le public se lasse vite. Sa « compassion » est à géométrie variable. Il s’épouvante de concert pour un lieu, un peuple, dont personne ne parlera plus quelques semaines plus tard, dont on n’aura plus d’images, oubliés les problèmes : ça marche comme ça, et heureusement, c’est un dispositif protecteur : un drame ne nous émeut qu’autant, et pour autant qu’il nous est mis sous les yeux. Pour le plus grand profit, double, de ceux qui en font profession : le malheur fait vendre, et, comme disait Bourdieu, « le fait-divers fait diversion » : rien de tels que les malheurs lointains pour rendre plus acceptables ceux d’ici, qui paraissent dérisoires, par comparaison.

Des problèmes à résoudre, je n’en manque pas : des vrais. Les miens, ceux de mes proches, ou de tel inconnu de passage. Sur les problèmes plus lointains, j’ai aussi quelques rares occasions d’agir : en ne soutenant pas un homme politique partisan de quelque chose que je réprouve.

C’est à moi de « me concerner », en quelque sorte : de ne pas me laisser faire, embarquer par les hasards d’une campagne opportuniste ; de choisir ce sur quoi je porte mes yeux : rien ne m’oblige à les braquer en permanence sur les plaies et les moignons, sauf si j’ai de quoi les soigner ; à moins d’une complaisance toxique : il est plus d’une raison à « choisir » de se faire du mal : certains ont à se punir d’un crime imaginaire (ou de leur collaboration quotidienne à ce qu’ils dénoncent : ils doivent alors se flageller, pour expier) ; d’autres atténuent par ces souffrances virtuelles de plus redoutables et intérieures ; d’autres sont simplement fascinés, victimes semi-consentantes des pourvoyeurs de came médiatique.

Chacun mène après tout la stratégie qui lui convient. La mienne est de remettre à leur place les « nouvelles » intrusives, d’éteindre quand il le faut la source de la pollution, du « bruit », comme je fermerais mes fenêtres, de ne prélever que les informations utilisables, de ne pas me garder sous les yeux les spectacles pénibles, sans les fuir non plus lorsqu’il s’agit de connaître le réel : mais sans complaisance masochiste.