mercredi 30 avril 2014

La pluie ça mouille

L’amour, ça existe ? C’est pas sûr.
En tout cas la pluie ça mouille, ça c’est sûr.
Et mon dos qui glisse sur la chaise noire et glissante
qui me bascule en arrière, comme l’amour.
L’amour est dans les plis. Dans les plis de ta chair
dans les plis de ton âme dans les particules minuscules
des détails qui sont ta vie
Et ça, ça me fait exister.
Dorénavant et en arrière, comme la chaise noir et glissante
Sur la plage les volutes de sable font des structures fondamentales
la courbe des crêtes des petites rides de sable
comme sur ton dos, comme ton ventre, comme les plis de ta chair
Je me suis fait engueuler par l’Obersturmführer de la Section Spéciale
parce que je n’étais pas bien aligné dans l’alignement rectiligne des
autres alignés en colonnes
qui m’ont regardé d’un air curieux et revêche :
« Qu’est-ce qu’il veut celui-là, pourquoi il s’aligne pas dans le carcan des autres,
dans la figure méthodique de nous,
qu’est-ce qu’il fait de sa vie ? »
Ils ne l’ont pas dit mais ils l’ont pensé, enfin, les rouages de
leur cerveau en ont produit l’énoncé vague,
et en plus je n’avais pas mon cahier
« Une fois de plus ! » dit la maîtresse qui me regarde de
ses lunettes sévères d’un air de maîtresse sévère
Une maîtresse, c’est ce qu’il me faudrait pour scruter les plis
de son dos les courbes de sa chair et leurs fragrances
Le conférencier fait une pause. Il regarde son auditoire
attentif en rangs bien alignés comme les linéaires de ces supermarchés
américains qui ont recouvert toute la surface du monde habité
et désert.
Et il conclut brillamment, savamment, doctement, comme un
conférencier doit le faire :
« La pluie ça mouille. »
Il faut des certitudes.
Qui n’en a pas ?
En tout cas, moi j’en avais, des rectilignes, qui ont glissé
en arrière sur la chaise toute noire et toute lisse.
Ne va pas croire que je dis ça pour toi.
Ne va pas te croire l’élue de mon cœur, ou quelque chose comme ça,
ou une autre fadaise rance et niaise comme ça
Les crêtes de sable font des courbes sur le labyrinthe de ta fragrance
Je hume,
Je hume les plis de ta chair les particules minuscules de ta vie
que j’enfourne comme des atomes de conscience,
comme dans preuves de l’existence humaine
Au fond, un monsieur un peu grand et frisé et dégingandé lève
la main
Le conférencier lui donne la parole
alors que l’Obersturmführer veille à ce que les rangs serrés de
l’auditoire restent bien alignés, que la parole ne s’en échappe pas
par bribes balbutiées hors de l’arrangement impeccable de la syntaxe raisonnée,
que pas un mot ne sorte sans autorisation spéciale de ces bouches attentives
et le monsieur grand et frisé, et un peu timide aussi, ou alors il
souffre d’une raideur de dos, demande :
« L’amour, est-ce que ça existe ? »
« bien sûr, mon gros nigaud, répond la berceuse, les p’tits bateaux
qui vont sur l’eau n’ont pas des jambes,
on apprend ça à tous les enfants, et aussi bien d’autres choses,
à marcher sur place sans rien dire en rangs serrés
à lever la main quand on ne les écoute pas pour demander la permission
d’exister
à terminer à l’heure
à arriver à répondre à se taire à renoncer quand il le faut.


Mais, ailleurs, coulent des vallons verts,
rêvent des sables lumineux
Et vivent des contrées heureuses.