dimanche 13 décembre 2020

Nègre dans un champ de coton

 


1981. Septembre. 23 ans.

J’ai reçu le très officiel document qui officialise le début de mon servage. Professeur certifié stagiaire, affecté pour trois ans dans l’Académie de Bordeaux.

 Ben, c’est toi qui as choisi !

Vraiment ?

Quelles étaient mes autres possibilités de « choix » ? Serveur chez McDo, agent d’assurance, femme de ménage, ouvrier sur un chantier, avocat … ?  Ça fait envie. Ça sent l’éclate, on devine tout de suite que les quarante prochaines années vont être intenses.

On te demande pas de « t’éclater » : tu prends un boulot, et puis c’est tout, comme tout le monde, et tu fais pas chier.

C’est bien ce que je dis.

 

Et ça commence déjà mal : rentrée en septembre, au lieu de novembre, à la fac. Qu’est-ce qu’il faut pas faire, pour gagner de la thune !

Mais qu’est-ce qu’il faut faire, d’ailleurs ?

Aucune idée de ce qu’on attend de moi, précisément.

 

Aucune idée, à quelques jours de la rentrée, de la ville où on va m’envoyer. Quelque part en Aquitaine. Démerde-toi pour te loger, une fois que tu sauras. C’est pas le problème du Rectorat. Bienvenue dans le monde bureaucratique, où des inconnus manipulent des vies à l’aveugle, ils gèrent sur le papier des ressources en personnel.

« Avec l’assurance de ma totale considération, veuillez croire, cher Monsieur … »

 

Aucun de nous n’a jamais enseigné. Jusqu'à l’année précédente, les stagiaires commençaient par aller voir comment on fait cours : ils étaient trois à s’installer pendant un an au fond de la classe d’un professeur expérimenté, observaient, se risquaient à prendre la classe en charge pendant une heure, discutaient des points à améliorer avec leur tuteur.

Dispositif de bon sens et beaucoup trop coûteux. Le très libéral Giscard et sa modernité nous lèguent un dernier progrès : tout de suite sur le trottoir, au turbin comme des grandes. On nous met au volant d’une classe grandeur nature, sans la moindre leçon de conduite préalable, avec de vrais gosses dedans. L’essentiel, c’est les brochures qui rappellent que « L’enfant est au centre du système éducatif », et tout le bla-bla administratif qui insiste sur nos devoirs et obligations.

Mais c’est comment qu’on fait cours ?

Ça doit pas être bien sorcier, après tout, tout le monde a passé son enfance à l’école, y a qu’à faire comme dans ses souvenirs. C’est que des cours, après tout, c’est pas comme si on opérait à cœur ouvert.

Mes copains, ça les fait stresser, ça les indigne, Comment ! L’Ecole de la République ! C’est pas comme ça qu’on traite des êtres humains, les Droits de l’Homme, tout ça !

Moi, ça me fait rigoler, ce bordel. Ça me met à l’aise. Ça nous montre le sérieux du cirque, le niveau de performance qu’on attend de nous : du jour au lendemain, on va arriver devant des gamins (collège ? lycée ?), pas préparés, sans connaître le programme, sans la moindre idée du cours qu’on va faire. Ça dit assez l’estime en laquelle on nous tient, et l’éducation des masses (rassurons-nous, aucun gamin de bonne famille n’aura à subir les tâtonnements de ces profs expérimentaux : on nous affecte dans des collèges de campagne, des lycées périphériques, moyens supplétifs, bouche-trous là où il y a des manques, sans considération de questions pédagogiques ou pratiques.)

Mais j’ai pas de voiture !

Fallait y penser avant. Prenez les transports en commun.

Mais y en a pas !

Faites au mieux. Soyez, le 2 septembre, à 8h30, au collège de Labouheyre. 80 kilomètres au sud de Bordeaux par l’autoroute, mais j’ai pas encore de voiture (la faute à Anne). Bienvenue dans la grande famille de l’Education nationale !

 

Mes copains, ils stressent. Ils se plongent fébrilement dans les manuels, bossent les programmes, ils préparent. Ils voient pas que c’est pour de semblant, comme au théâtre, que personne leur demande de réussir quoi que ce soit : être prof, c’est être là, « à son poste ». C’est une équation sociologique : à raison de 35 élèves en moyenne par classe, calculez combien il faut recruter de profs pour que chaque gamin soit gardé. Garde-gamins, comme il y a des gardiens de vaches ou des garde-barrières, sauf que les gamins, ça a plus tendance à se barrer où il faut pas, faire gaffe aux assurances, les parents nous les confient, « Surtout faites bien l’appel ! », on insiste bien là-dessus, pour le reste on improvise.

J’ai un avantage (partagé avec beaucoup d’autres) : toute mon enfance, j’ai vu ma mère s’épuiser sur des copies affligeantes, à préparer minutieusement des cours auxquels ses élèves ne prêtaient qu’une inattention agitée.

J’ai surtout l’avantage que je suis logique. Quitte à faire rougir le bon Dieu sur sa croix, faut pas avoir peur d’aller jusqu’au bout d’un raisonnement. S’en fout, des devoirs du petit soldat. Puisque tout le monde s’en fout, justement : les élèves (pas tous. L’immense majorité. On s’occupera des cas particuliers le moment venu), leurs parents, qui veulent surtout savoir leur progéniture au chaud, à l’abri des tentations et des chauffards pendant qu’ils vont bosser ; l’administration, qui se doute que dans les conditions qu’elle instaure, on va pas pouvoir faire grand-chose de bien sérieux, faudrait être le dernier des couillons pour se mettre martel en tête, pour se faire suer le burnous.

Tant que ça se voit pas.

 

Attention ! Avec ça, on plaisante pas. Tout le monde sait bien que tout ce cirque, c’est de la blague, la Comédie humaine, chacun s’occupe essentiellement de ses fesses, encore que beaucoup, à force de faire semblant, de répéter à tout-va leur dévouement à l’Espèce humaine, finissent par oublier, qu’ils jouent le rôle : c’est ça, un bon acteur, un professionnel qui finit par croire qu’il est le personnage, on en chialerait, tellement il le fait bien, c’est qu’à la fin, quand les lumières se rallument, quand on te présente la facture, que tu te rappelles les règles du jeu. Donc, faire semblant, mais avec tout le sérieux du monde : tu les as vus, devant le Monument aux morts, brochettes de décorations en sautoir, drapeaux au vent, et trémolos à la demande. Honneur au sacrifice des Héros pour la Patrie, tout le monde bien aligné, la main sur le képi, toute l’émotion de ces vies disparues, jusqu'à la prochaine lubie des Décideurs, On saute sur Kolwezi, Tempête du Désert ou Opération Barkhane.

Les gens ont cette merveilleuse schizophrénie, qui les protège. Ils savent, et ils ne savent pas. Apocalypse Now, Né un 4 juillet, ils ont vu. C’est pas les films et les bouquins qui manquent, en accès libre : pantalonnades de la chose militaire. Les atrocités du Vietnam, de l’Algérie, Irak, un peu partout, toujours, ils connaissent. L’obstination meurtrière des Etats-Majors à Verdun. Mais rien n’y fait. Le jour de la cérémonie, on y croit, on acclame, on essuie la larme furtive.

Les spectateurs aussi font partie de la pièce.

Ton banquier, qui te traite en hôte de marque, et te fait signer n’importe quoi. L’assureur, « Cher sociétaire », qui n’assure plus. Le toubib qui expédie le patient, parfois ad patres, il y a du monde qui attend. Pas tous, pas tout le temps. C’est ça qui est drôle : reconnaître à chaque cas le gars sincère.

Vaste bal costumé, où tu fais tes premiers pas, qui tourne depuis la nuit des temps, production B. DeMille où on ne reconnaît plus bien l’accessoire de l’élément d’origine, chaque acteur récite son texte, plus ou moins bien, tout le monde, sauf les méchants, assurant tout le monde de son plus parfait dévouement mais les affaires tournent, quand même, faut bien vivre, faut pas non plus se laisser plumer, chacun essaie de faire sa pelote.

C’est le principe de base du pickpocket : une main sur le cœur, l’autre dans la poche de ta veste.

Mes copains prennent tout ça très au sérieux, peur de se faire punir, bien inculquée, peur de mal faire, « amour propre » utilement conditionné à vouloir réussir, illusion complaisante de sa propre importance (la Mission éducative) …

Qu’est-ce qui le pousse à s’épuiser à la tâche, le nègre dans son champ de coton ?

Dans quelques jours, c’est la rentrée.

mercredi 9 décembre 2020

Toro !

 

Quand la bête paraît, ça hurle autour d’elle, « Toro ! Toro ! », et des tas d’autres choses qu’elle ne comprend pas, comme une incantation, une invocation à la Mort pour qu’elle vienne, qu’elle s’incarne dans l’animal écumant, la mort qu’on ne voit pas, d’habitude, qu’on sent rôder, sournoise, prête à s’emparer de n’importe lequel d’entre eux, tandis que là, attirée par le fumet du sacrifice, s’ils parviennent à l’attirer, à la piéger dans l’enceinte close, elle prendra la vie qu’on lui offre, ou peut-être, ils ne l’espèrent pas, mais cela reste possible, peut arriver, celle de l’homme de lumière qui l’affronte pour eux. Que ce soit l’animal qui succombe ou l’homme, dans les deux cas elle aura son dû, et les laissera peut-être tranquilles. Ils crient de peur autant que d’excitation meurtrière, de la peur qu’ils ressentent chaque jour et qui leur fait couler des entrailles cette grosse sueur sur le visage.

Ils crient pour conjurer la Mort. Ils l’insultent, ils la provoquent, tant qu’elle est là, presque visible, et ils comptent sur leur Champion souple et intrépide pour l’affronter en leur nom, la repousser dans les entrailles de la terre.

 

Elle entend leurs halètements rauques, leur souffle court, et elle imagine qu’ils ont les mêmes lorsqu’ils se démènent entre les cuisses d’une femme, la même excitation de se sentir des hommes, de dominer ce qu’ils ne savent pas, ce qu’ils ignorent, qui les effraie. Ce sont des enfants effrayés par le monde, qui croient et espèrent que la magie du combat et de la mise à mort les transmuera en hommes, les investira de la force brute qu’ils croient nécessaire pour affronter la vie. C’est parce qu'ils ne sont pas les héros qu’ils se rêvent qu’ils s’agrègent un instant en foule compacte et vociférante. C’est le combat des hommes qui ont peur. Peur de tout ce qui frémit, vibre, échappe à leur contrôle, qu’ils associent aussi bien à l’animal qu’aux femmes. Créatures pareillement incompréhensibles, chargées de désirs qu’ils redoutent, les leurs. Il s’agit toujours de se faire croire qu’on maîtrise. La bête, s’ils la tuent, ils la castreront ensuite, ils en finiront une bonne fois avec ces désirs qui bruissent en eux, aussi, qui les emportent, ces hommes quand ils baisent une femme cherchent moins la jouissance que mettre un terme aux pulsions qui les possèdent. Et puis les peurs, les désirs, renaîtront, et tout sera à recommencer.

Eux qui se résignent à une vie de soumission quotidienne, qui ne trouvent pas le courage de se rebeller, d’empoigner la vie, l’espace d’un moment de folie collective, autorisée, de carnage licite, ils retrouvent leurs corps, par la procuration de celui qui tient l’épée, tout proche du pelage fumant, de son odeur de vie, d’humeurs brûlantes, ils vont enfin pouvoir déverser leur violence brute, chair contre chair, cruauté contre cruauté, dans cette lutte à mort, et ils espèrent que celle de l’homme triomphera, sa supériorité d’homme, l’épée qu’il a su forger, les habits de puissance dont il s’est paré, comme un talisman, les stratégies qu’il a su apprendre. C’est eux, cet homme, dans l’arène, et il affronte pour eux tout ce qu’ils ont à vaincre, croient-ils : les hontes de leur faiblesse. Leurs terreurs de la nature. La violence qui les consume.

 

Elle ne souhaite pas seulement la victoire du taureau.

 Elle aimerait qu’il se métamorphose. Qu’apparaisse à la place, sous leurs yeux ébahis, effarés, un être gracieux et beau. Qui s’affranchisse des règles de l’affrontement. Qui se dérobe aux coups, à l’épée qui menace. Comme un rêve de femme, malicieuse, aérienne. Le matador, d’abord désemparé par la transformation, la brute lourde et menaçante remplacée soudain par cette femme au corps délié, enveloppée de voiles, machinalement frappe l’air dans sa direction de son épée tremblante, inquiet de ne pas comprendre, frustré de gloire et de sang. Agile, elle l’évite, s’élance autour de lui, l’entoure d’une danse folle et gaie, l’arène de mort se change en scène de beauté, et le public, par habitude, s’écrie « Olé ! » comme un seul homme, à chaque figure qu’elle fait. L’homme d’épée se fait danseur aussi, il oublie les combats, les honneurs, et la gloire, il est pris dans le charme de ses voiles qui volent, ils volent tous les deux, toute la nuit, la fête, et la foule crie « Olé ! ».

mardi 10 novembre 2020

M’sieurs dames !

Bonjour, M’sieurs dames.

 

Comme vous l’avez deviné, j’suis le comique de service, suis venu vous faire rire. J’suis payé pour ça.

Encore que ça n’a rien d’évident, j’sais bien, j’ai pas une tête à faire rire. Notez bien, j’ai pas non plus la tête à ça.

 

C’est quand même un drôle de boulot. Faire rire sur commande, à heure fixe. C’est pas drôle. J’sais bien, vous êtes venus pour ça, pour qu’on vous distraie, vous avez payé, bon, vous aurez au moins eu le repas, c’est bon, au moins ? Eh ben, vous aurez pas tout perdu. N’aurez qu’à demander au patron de vous faire une ristourne, pour le rire que vous n’aurez pas eu.

 

Encore que j’en entends qui rient. Si, si, ne vous cachez pas, tenez, vous, madame, je vous ai vu rire, deux ou trois fois. C’était nerveux ? Mais je ne vous le reproche pas, madame, je comprends très bien. Ça n’a rien d’évident, vous étiez tranquillement à table avec monsieur, votre mari, je suppose … Non ? Ah, si ? Enfin, ça ne me regarde pas, bref vous étiez là tranquilles, vous en étiez où ? On ne vous a pas servi le dessert ? Oui, le service est un peu lent, ici, c’est agaçant. Si vous voulez, après le spectacle, j’en toucherai un mot au patron. Mais non, c’est naturel, je peux bien faire ça pour vous, vous me paraissez sympathique, non ! monsieur, je disais ça sans intention particulière, ne vous méprenez pas. On parle toujours trop. Surtout dans mon métier.

 

C’est un métier bizarre, quand on y pense. Vous n’êtes pas là pour penser ? Ah, je m’excuse … Bon, écoutez, de toute façon, c’était mal parti, ce spectacle, si, vous êtes gentils, vous dites ça par politesse, vous êtes gentils, merci, merci … Vos applaudissements, ça me touche beaucoup, mais je ne le sentais pas, ce soir. Au moment d’entrer en scène, je me disais : « ce soir, j’ai aucune envie de rire. Alors, encore moins celle de faire rigoler ! »

 Et vous ? Oui, mais vous, c’est pas pareil. vous avez payé. Ben oui. Ça crée une attente.

 

Je suis vraiment désolé. Comme je disais, vous pourrez peut-être demander au patron … Bon c’est à vous de voir …

Quitte à ce que je sois là, si vous voulez, on peut bavarder…  Après tout, on n’est pas obligés de rire. Pas tout le temps. C’est curieux, cette manie de vouloir être gais. Vous avez remarqué ? Quand vous rencontrez quelqu'un, faut avoir l’air hilare, limite l’idiot du village. Sinon, on vous regarde d’un air catastrophé : « Qu’est-ce qu’il y a ? ça va pas ? T’as pas l’air en forme. »

 

Ben non, ça va pas. C’est pas si grave. On n’est pas obligés « d’aller » tout le temps, en permanence ! Et puis, c’est quoi, cette histoire ? Forcément, que « ça va ». On sait pas bien où ni comment, mais ça va. Pourquoi il faudrait que toujours ça aille bien ? C’est agaçant, à la fin, vous trouvez pas ? Déjà on a du mal à ce que ça aille, il faut tout, il faut se forcer un peu … Alors si, en plus, il faut que ça aille bien, vous croyez pas que là, vous en demandez un peu trop … ?

Comme si on n’avait droit qu’à la moitié des sentiments. Et encore, je dis la moitié … On peut quand même pas avoir la patate tout le temps ! Vous avez la patate tout le temps, vous ? La patate ! Ah, ça vous fait rire, ça monsieur, « la patate » ! C’est bien comme ça qu’on dit, non ? La patate …

Ou la banane, si vous préférez.

Eh ben moi, y a des jours où j’ai pas la banane. Ni la patate.

Non, c’est pas gentil, vous rigolez, alors que moi je viens de vous dire que j’ai pas envie de rigoler …

C’est nerveux ? Ah, si c’est nerveux, alors …

 

Enfin, voilà, on va pas y passer le Réveillon, non plus, encore que si, après tout, c’est vrai que c’est le Réveillon, ce soir ! C’est même pour ça que vous vous étiez dit « on va aller se marrer à La Lune dans le Caniveau, il paraît qu’ils ont un spectacle du tonnerre, en ce moment … » Ben, désolé, c’est pas de chance, vous êtes pas venus le bon soir. En même temps, c’est vrai, le Réveillon, vous aviez pas trop le choix.

Enfin, c’est comme ça. On aura quand même pu bavarder un peu. Si ! C’était sympa … Enfin, moi, j’ai trouvé que c’était sympa. C’est vrai, on a rarement l’occasion d’aborder ces questions. Alors, pour une fois que je tombe sur un public intelligent … si, si, je vois bien que cette réflexion vous intéresse … Que vous ne veniez pas seulement, bêtement, passer une soirée de réveillon à vous marrer ! Non, je ne parlais pas pour vous, Monsieur, tout le monde ne peut pas non plus être intéressé. Soyez patient. Ça va plus être long.

 

Hein ? Qu’est-ce que c’est que cette dictature de la bonne humeur ?

 « Et comment tu vas ? Oh ! Super ! Ah, tant mieux, j’suis vraiment contente pour toi ! Et les enfants ? Ah, super ! Et Bruno ? Ah, su … Ah, il t’a quittée ? Ah, je savais pas, désolée, hein. Mais tu te remets ? C’est super, aussi, non, la vie de célibataire ? Non …, Ah, tu te sens un peu seule, le soir … Tu as pas trop le moral, ces temps-ci … Tu te sens comme une merde ? Je comprends. Non, je veux dire, avec Bruno qu’est parti, forcément … Ben, c’est super. Et sinon, ça va bien ? Par ailleurs, je veux dire. C’est super. Tu sais, tu devrais sortir, un peu, faire la fête. Voir des gens. Voir des mecs ! Oui, je sais, Bruno vient de te quitter … Ben, justement. C’est pas le moment de se laisser abattre. Faut pas se morfondre. En plus, on dit que ça augmente les chances de chopper un cancer. Mais non, je dis pas que tu vas avoir un cancer ! Faut se remuer, c’est tout. Ruminer toute seule, c’est pas sain ! »

 

Vous avez remarqué, on n’a plus le droit d’être triste. Ou en rogne, de s’être levé du pied gauche, de trouver qu’aujourd'hui il fait une lumière dégueulasse. Qu’on n’a rien d’intéressant à faire, qu’on trouve la conversation des gens nulle à chier, et la sienne encore pire. Qu’on a une vie de merde, des amis de merde : faut être Performant. Au boulot, en famille, au pieu, avec ses enfants, son chien, ses azalées, faut assurer ! Si t’assures pas, t’es suspect. C’est que tu t’y es mal pris. T’as pas lu les bons tutos, tu t’y es pris comme un manche, t’es un charlot. Un zéro, un cassos’, le rebut de la société. T’as commis le pire des crimes, pire qu’un blasphème : t’as pas cherché à réussir. Ou t’as pas réussi à réusssir, ce qui est pas mieux. Malheur aux perdants !

 

Faut faire envie ! Avoir de la thune, une belle baraque, une grosse situation, une femme (ou un mari) qui l’est pas, et qui sait s’attifer, des enfants qui réussissent à l’école (chiants, mais bons à l’école), une bagnole qui tient la place de deux, et des souvenirs de vacances à raconter !

 

Faut surtout pas être moche. Ou fringué comme l’as de pique. Faut avoir plein d’amis. Trouver sa vie « super ». Ou alors, faut pas que ça se voie : si tu t’emmerdes dans ta vie, si tu rames dans ton boulot, si ta nana te gonfle, si tu te demandes ce que tu vas bien pouvoir foutre de ta journée, c’est pas grave : pourvu que ça se voie pas. Plus tu rames, plus tu dois répondre, si on te demande : « Super ! » Toute façon, personne ira vérifier. Tout le monde s’en fout, si ça va moche ou « Super », l’essentiel c’est que tu sauves les apparences, que tu viennes pas ruiner l’ambiance. Le rêve collectif.

 

Et si, vraiment, un soir, tu sens que tu touches le fond, que tu ne vois pas du tout ce qui pourrait te redonner le sourire, un soir de Réveillon, par exemple … tu pourrais … tu pourrais …

 

Sais pas, moi … Si vraiment tu veux rire un coup … t’as plus qu’à te trouver un spectacle de cabaret, par exemple !

Et là, la vie te paraîtra drôle !

 

Merci, M’sieurs dames ! Merci ! Merci beaucoup ! Passez une bonne nuit de Réveillon ! Et soyez heureux ! Ou pas.

 

lundi 21 septembre 2020

Villégiature

 

                                                           

 

                              Ils ont pris trois jours à Capbreton. C’est sa famille à elle qui leur a offert. Son père leur a dit : « Vous allez voir, c’est le meilleur moment. Les touristes sont partis. Et vous aurez beau temps. »

Ils se sont installés dans un hôtel près de la plage. Ils se sont baignés. C’est vrai qu’il n’y a pas grand-monde. Elle a trouvé l’eau un peu fraîche. Il s’est moqué d’elle, il est allé nager. Ils sont partis en ville chercher où manger. C’est petit, ils ont vite fait le tour. Ça a du charme, ils marchent lentement, main dans la main, entre les maisons, à travers rues, de petites rues tranquilles. Le port du masque gâche un peu le plaisir. Mais c’est comme ça. C’est pareil partout, maintenant. En trois jours, ils n’avaient pas le temps d’aller très loin. C’est la première fois qu’ils partent quelque part ensemble. Ils n’en ont pas parlé, mais ils appréhendent un peu. Le lieu clos d’une chambre d’hôtel. Pas grand-chose à faire. A Joinville, c’est pas pareil, ils ont les copains, ils sont dehors toute la journée, le boulot, le RER.

Mais c’est romantique, quand même, elle a murmuré. De la chambre, ils voient la mer. Le reflet mordoré du soleil sur la mer. On dirait qu’ici, le temps ne bouge pas. Loin de tout.

Ils traversent la place de la mairie, quasi déserte. Ça fait presque peur. A Paris, ce serait noir de monde. Une petite place vide, comme une scène où personne n’oserait s’aventurer. Comme un spectacle qui ne commencerait jamais. Ils croisent quelques personnes, emmasquées elles aussi le plus souvent, mais pas toujours, ce sont eux peut-être les personnages de la pièce, ils jouent sans le savoir, sans connaître l’histoire. C’est une pièce où il n’y a pas beaucoup de dialogues.

Ils arrivent à une terrasse, avec un peu de monde, des rires s’entrecroisent, les gens s’interpellent, avec cet accent qui semble toujours plaisanter. Ils parcourent la carte. Ils ne trouvent rien qui leur fasse envie. Elle a peur qu’il s’ennuie. Elle ne dit rien mais elle sent dans sa main la sienne qui s’impatiente, il a envie de bouger. Ils partent essayer de trouver autre chose. Trois jours, c’est vite passé.