dimanche 20 août 2023

La création du monde


Je vois que ça. Qui vaille le coup.

Un poulailler, pas trop, je mange pas tellement d’œufs, et des bestioles caquetantes grillagées au fond de mon jardin, ça me ferait flipper.

Déjà, la cabane à outils, où j’ai entassé un foutu bordel, le revêtement du toit part en morceaux, le bois se délite : y a urgence à intervenir. J’ai acheté les tuiles goudronnées, ça fait deux ans déjà, y a plus qu’à les clouer : ça vient pas. C’est jamais le moment. Ça me gonfle. C’est con, ce serait pas un boulot énorme, et l’eau va finir par s’infiltrer. Je peux pas : c’est ontologique. Peut-être une allégorie existentielle. Réparer ce petit morceau de monde, ça rimerait à quoi, dans un univers qui part en couilles ? Une sorte d’exorcisme dérisoire de l’entropie générale, une mascarade falsificatrice, comme ces Charlots qui montent des processions pour faire tomber la pluie. Une faute philosophique. Un déni moral. Faut pas tricher avec l’état des choses. Continuer à épousseter le palais d’un Empire sur le point de sombrer dans le chaos.

Pourtant, j’avais des dispositions : mon grand-père était charpentier, même s’il ne s’appelait pas Joseph, j’aurais pu considérer ça comme un présage. Gamins, on assemblait des jours durant des cabanes avec des planches trouvées sur un chantier abandonné, et des chutes d’Isorel qu’on récupérait gratos. Une fois fini, on savait pas quoi en faire, de l’édifice réalisé : notre petite bande n’avait rien à y vivre, pas de projets à partager dedans. Notre collaboration s’arrêtait à la construction. Alors après, on détruisait tout avec une jubilation brutale, comme un rite païen de mise à mort.

Une fois (une seule), j’ai réalisé de mes mains une construction dont j’ai tiré une grande fierté conceptuelle : j’ai recouvert d’étagères les murs de mon cellier. 

La performance paraît modeste : mais le tour de force consistait à n’utiliser aucun clou. J’étais plutôt content de montrer à un oncle incrédule et dubitatif que l’assemblage tenait par la seule force gravitationnelle. Puisqu’on pose en général les affaires à ranger sur les planches, la pression ne s’exerce que du haut vers le bas : les objets tenaient donc les planches qui les soutenaient, économique réciprocité. Plaisir d’avoir trouvé une solution simple, purement logique, respectueuse de ma paresse native et de la sensibilité musicale de mes oreilles, qui eussent souffert des coups brutaux d’un marteau.

Au commencement était le Verbe, nous dit le texte. Créer, c’est nommer : Poésie. On nous raconte que « Dieu », quoi que ce terme désigne, se sentant quelque peu désoccupé, entreprit de remplir le vide. Il commence par séparer la lumière d’avec les ténèbres, signe qu’avant, ça devait être foutrement le bordel, puis les eaux du ciel : créer, c’est distinguer. Il bricole une Terre, la peuple de végétaux et de toutes sortes de bestioles, et il se retrouve Gros Jean comme devant : il s’emmerde toujours autant, comme nous avant et après avoir fabriqué nos cabanes. Alors, il a une idée : il balance au milieu de tout ça une sorte de reproduction miniature de Lui-même. La méthode a pas beaucoup évolué pour inventer des histoires. Il y est presque, mais pour le coup c’est sa Créature qui s’emmerde, ça manque d’action : alors homme et femme il les créa, les galipettes peuvent commencer, les conflits conjugaux, les tueries familiales, bref, il tient son histoire. Il est l’inventeur de la première série, on nous dit pas s’il a pas fini par se lasser de la répétition des intrigues.

Au commencement est Je : celui qui nomme, qui perçoit, ressent, éprouve. Autour de moi, des objets, des créatures qui bougent, aux fonctions et potentialités encore imprécises. Des gentils, qui pourvoient à mes plaisirs, et des méchants qui ne pensent qu’à venir les saccager. J’éprouve la lumière et l’obscurité, la chaleur et le froid, le désir et la peur. La solitude. Je m’invente des amis. Je crée la beauté des arbres et de la musique, le ravissement des couleurs, et de la souplesse des femmes. Le présent minuscule est comme un point exigu sur lequel je me tiens en fragile équilibre, alors j’invente le passé et l’Histoire, je me raconte la chaîne continue et rassurante des dinosaures, de Sapiens errant dans la savane, apprivoisant le feu pour se consoler dans des fêtes de villages sous les étoiles trop brillantes. Les premières Civilisations, grandioses de monuments gigantesques et du cri des batailles, l’espoir des mythes et des prophètes, l’arrogance des rois et la défaite des révolutions. Comme Robinson, je peuple mon île déserte, à partir des débris de la Virginie, et de rencontres de passage. Je me fais un monde, démiurge apeuré, despote chancelant. Je me fais une vie, à partir des débris de mes errances, femmes abordées, enfants enfantés, maisons achetées puis revendues, amis découverts puis perdus, nomade immobile, conteur habile dépassé par ses invraisemblances. Je me fais, moi, au fur et à mesure que je me défais, j’essaie vainement de fixer mon image dans le fatras d’objets et de connaissances dont je m’entoure.

Et puis, moi aussi, le dernier jour, je me repose.