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samedi 29 mars 2025

Des deux côtés du Pont du Temps

 

                                                              

 

 

Ce n’est pas nouveau. Depuis la Préhistoire, que tu les vois passer, tout autour. Devant l’entrée du lycée, comme un benêt, tu regardes, tu les vois. Tout ça reste assez mystérieux. Tu voudrais bien comprendre, tu n’es pas sûr d’en avoir envie, pas sûr que ce soit possible, ni même nécessaire : l’envie quand même de les rejoindre, traverser la vitre ?

Tu as changé de corps, c’est toujours le même ciel plutôt bleu parsemé de nuages, ni grand beau temps ni orage, un entre deux, toujours quelque chose d’intermédiaire, ni Enfer ni Idéal, la vérité avant-dernière : tu ne les rejoindras pas, tu en es à peu près sûr, maintenant Hypothèse : ils existent sur un autre plan de réalité. Dick en a parlé, Sturgeon, aussi, et bien d’autres, donc c’est tout à fait plausible, et tu n’as pas à te justifier.

De temps en temps, dans leur course circulaire, mécanique, ininterrompue, ils se tournent vers toi, ils semblent t’apercevoir, être conscients que tu existes Bien sûr c’est parfaitement impossible

Ils te font un sourire Ça ressemble à un sourire, les lèvres étirées, comme une étincelle dans les yeux. Mais tu sais bien que ça n’est pas vrai, la seconde d’après leur prunelle s’éteint, ils rejoignent leur course aveugle.

Devant le lycée, tu te demandes ce qu’elle sera, ta vie, comment ça sera possible Impossible. Tu es tenté de la rejoindre, tu imagines. De l’autre côté du pont du Temps, tu te regardes les regarder, tu te demandes : ce qu’elle sera, ta vie Ce qu’elle a été

vendredi 7 février 2025

La lune du loup

 

                                                           La lune du loup

 

Je suppose que le téléphone a sonné vers quatre heures cette nuit-là. On attendait la nouvelle. Marie-France était partie. Son esprit. Ce qu’il en restait, le peu qu’il en restait, les derniers fragments de son identité, s’était définitivement séparé de son corps. Dissous dans l’air épais d’une chambre déserte. Je suppose qu’on voyait les lumières oscillantes du monitoring. Le corps s’est détendu, inerte, soulagé de son fardeau, tout ce qui reste d’une vie de femme, après. Et son nom. Et les souvenirs. C’est comme si l’être se cassait en deux. Du côté obscur, invisible, inaccessible, la fonction vitale, l’esprit, l’identité, le sujet, désirant et agissant. De notre côté, tangible et matériel, le « corps », assemblage inutile désormais d’organes et de muscles, d’os, de tendons, rendus à la stricte dimension de la matière. Rien. L’apparence de Marie-France, quelque chose comme son image. Un avant et un après. Un avant, de souvenirs, d’images en mouvement, son regard, sa voix, ses paroles, qui perdurent. Et un après sans après. Ça a cessé. On ne sait pas quoi, au juste, on dit « la vie » faute de mieux, l’impuissance des mots à rendre compte du réel, qui rassurent. La fin des possibles. C’est cette fracture, ce moment de bascule, que nous nommons : mort. Un mot, comme le bruit sourd d’une porte qui se referme. On ne se reverra plus, on ne fera plus ensemble, les repas joyeux partagés, avec toutes les filles, et les gendres, et les enfants, les promenades, et c’est cela qui fait peine, on n’accepte pas, on voudrait se rebeller, on est impuissant. Il faut laisser derrière nous celle avec qui nous aimions être, il faut laisser l’ombre descendre en nous, le silence, juste cette ombre que les mots essaient de remplir, d’effacer. Laisser la mère avec le père, devenir souvenirs, images de moments, rires de joie et de fêtes, qui perdurent, il reste ça, pendant que les filles et les gendres, et les enfants, et les amis, retraversent le labyrinthe des tombes, leurs bras qui se frôlent et leurs voix qui murmurent leur font une barrière de tendresse contre la peine, contre la perte, il leur reste ça, tous ces souvenirs, tous ces moments qui ont été vécus, et toute cette vie qu’ils ont à inventer, encore, de nouveau. Après la lune du loup.

Monde idéal

 

Monde idéal

 

Je sais un monde, ma sœur,

Tout empli de beautés et de grâces.

Là, tout n’est que luxe, calme et volupté.

Les jours y sont pareils à de longues fiançailles,

Les rires avec l’amour dansent

D’infinies farandoles sous des soleils sereins

Les sens et le désir y sont le seul office,

Aimer, la seule tâche,

Et célébrer le jour, et la vie, le bonheur.

La beauté, la jouissance,

Toutes les voluptés

Occupent chaque jour.

 

Les guerres ont cessé, faute de combattants,

Tout n’est que paix, bonheur et volupté.

On n’y voit ni la haine, ni l’envie,

Car aucun n’est privé de ce dont d’autres jouissent.

Nul ne broie sous sa loi les désirs de ses frères :

Le fort fait de sa force un rempart pour le faible,

Si l’un parfois s’égare,

Tous vont à son secours.

Des baisers, des caresses

Adoucissent les peines,

On fait aux affligés

Des ailes de tendresse.

A rien nul n’est contraint,

Chacun de ses talents fait librement l’offrande

Et recueille le fruit de l’industrie de tous.

Aucune vérité

Ni aucune croyance

Ne prétend expliquer

Ce que serait le monde :

Il est,

Ce que nous en vivons,

Rêve heureux, songe amer,

Chemin couvert de roses ou parsemé d’épines

 

C’est un monde, ma sœur,

Où les amants se donnent, innombrables et doux

Comme les nuits,

Où le frère soutient le frère,

Où nul n’est étranger.

Où nulle vaine gloriole

Ne vient ternir la paix

 

Les parfums et les fleurs

Tournent dans l’air du soir,

Valse mélancolique et langoureux vertige

 

Un tel monde, ma sœur,

N’existe pas ?

C’est qu’il nous reste, alors,  

A l’inventer

 

                                                               Psah

 

Le Mariage de Cendrillon

 

                                                            

 

                    C’est le genre de mensonges qu’on ressert à longueur de romances. Qu’on rebat aux oreilles des galériens, pour qu’ils n’arrêtent pas de ramer. Qu’on enfourne dans le crâne de tous les petits garçons et de toutes les petites filles pour qu’ils travaillent bien à l’école, à l’usine, et révèrent toute leur vie Maman et Papa, le Trône, et la vie comme elle va.

Il lui avait fallu du temps, à Cendrillon, pour en arriver là.

Au commencement, tout de suite après que le Prince lui avait mis la pantoufle au pied, elle nageait en plein bonheur (il lui semblait vivre un conte de fées) : la date approchait du Plus Beau Jour De Sa Vie, celui où elle remonterait l’allée dans une magnifique robe blanche de tulle et d’organdi, aux bras de son Prince adoré, qui avait fini par venir, c’était pas gagné, vu l’enfance qu’elle s’était tapée, à frotter les parquets et repriser les hardes de ses sœurs, enfin, tout ça c’était du passé.

Ce furent des semaines d’enchantement et de ravissement, à choisir les étoffes les plus délicates, dresser les plans de table, élaborer la liste des invités (il y avait, bien sûr, tous les noms de ce que la Noblesse comptait de plus remarquable, et pas mal de stars du show-biz et du monde des arts), composer le menu du festin, et tant d’autres choses. Mais elle ne manquait pas d’amies, désormais, pour l’aider dans ces tâches, et ses sœurs étouffaient de rage.

Enfin le grand jour arriva, ce fut une cérémonie magnifique, retransmise sur toutes les chaînes, il y avait Stéphane Beurk qui assurait les commentaires, la voix glapissant d’émotion et d’admiration enthousiaste jusqu'au bord de la jouissance. Le Prince était à son avantage, comme toujours, sanglé dans un splendide uniforme de Grand Officier, toutes les belles dames de la Cour roucoulaient et s’inclinaient sur son passage, le Roi essuyait furtivement une larme de fierté, les Courtisans criaient à qui mieux mieux leur allégeance et leur dévouement sans limite, le Bon Peuple, massé à l’extérieur de la Cathédrale (mais on avait installé des écrans géants pour que nul ne soit privé du spectacle), lançait des ovations reconnaissantes et exécutait des danses traditionnelles, il fallait reconnaître qu’on n’avait pas lésiné, ça avait de la gueule.

Une fois bénis par le Cardinal de France, les mariés ressortirent sur la Grand-Place, les commères disaient : « Qu’est-ce qu’ils vont bien ensemble ! », et on poussa des « Hourrah ! » et on lança des déluges de pétales de lys, et on poursuivit la fête jusqu'au petit matin (et certains, même, au-delà).

Un peu intimidée, tout de même, Cendrillon se retrouva pour la première fois dans le lit conjugal, elle découvrit, pour la première fois, le beau corps nu du Prince, qui était à la vérité parfaitement et en tous points athlétique, et pour la première fois se sentit exposée, nue elle aussi, au regard d’un homme. Et le Prince fut en tout, comme il l’était à chaque instant depuis le jour de leur rencontre, prévenant, attentionné, doux et délicat. Cendrillon, sans en comprendre vraiment les raisons, en éprouva un profond soulagement.

Et les mois passèrent, comme une nuée vaporeuse. Chaque matin, Cendrillon, en ouvrant les yeux, devait faire un effort pour se persuader que ce n’était pas un rêve, qu’elle était réellement cette femme comblée à qui rien ne manquait. Le Prince passait lui présenter ses hommages vigoureux, avant que de partir vaquer à ses occupations de Prince, si bien qu’un Heureux Evénement se fit bientôt annoncer, ce qui occupa les gros titres du 20H, et les couvertures des magazines d’actualités mondaines, qu’on pouvait consulter à loisir dans tous les salons de coiffure, les cabinets médicaux, et les offices de notaires.

Et puis un jour le vieux Roi mourut. Il eut quand même le temps de se voir présenter son petit fils, tout le pays fut affligé par cette disparition, et ravi de cette naissance, et on fit encore de grandioses cérémonies (Stéphane Beurk ne savait plus où donner du micro, et sa voix se mit à ressembler de plus en plus au bêlement des chèvres). Il y eut le baptême, il y eut l’enterrement, et puis il y eut le Sacre du nouveau Roi. Tout cela coûtait fort cher, il fallut augmenter substantiellement les taxes et les impôts, ce qui fit que le Bon Peuple se sentit un peu moins enthousiaste et reconnaissant, mais les Courtisans, qui n’en payaient pas, lui firent comprendre la nécessité indiscutable de ce sacrifice (et au besoin, à ceux qui étaient tentés de discuter quand même, les conséquences désagréables d’un civisme trop tiède).

Le nouveau Roi eut bientôt beaucoup à faire. Il partait avec ses amis à la chasse, ou ils restaient dans quelque auberge des jours durant à jouer et à boire, et à Dieu sait quoi d’autre. Cendrillon le vit moins souvent. Puis presque plus. Heureusement, elle avait les soins à prodiguer à son fils pour la distraire de l’ennui. Mais le garçon, en grandissant, devint à la vérité bien capricieux et égoïste, il ne supportait pas qu’on résistât à ses désirs, et il finit par refuser de voir sa mère.

Désœuvrée, Cendrillon errait à travers les couloirs du Palais, désertés par la foule des Courtisans, maintenant que le Prince, devenu Roi, avait transféré ailleurs le théâtre de ses plaisirs. Elle en croisait parfois un ou deux, qui semblaient masquer plus ou moins un sourire à son endroit, comme s’ils étaient au courant d’une chose ridicule qu’elle eût ignorée. Surtout les Demoiselles qui avaient été ses amies empressées, au commencement, du temps qu’elle était encore l’heureuse et enviée future mariée.

Elle dut se résoudre à constater que le roi ne visitait plus sa couche, mais qu’il montrait un empressement joyeux, y compris en public, envers de jeunes et jolies gourgandines. Ce qui au fond lui était égal, l’intimité dont la gratifiait autrefois le Prince ne lui ayant en fait jamais apporté un agrément bien remarquable, très en-dessous de la peinture exaltée qu’en faisaient certains livres ou magazines. Elle se sentait seulement très seule et désemparée, ne sachant pas quoi faire de ses jours, qui fût tant soit peu utile ou même juste intéressant. Et il y avait les regards moqueurs que beaucoup, désormais, lui lançaient, qui s’accompagnèrent bientôt de murmures, puis de remarques, à peine voilées. L’attitude du roi, les rares fois où il daignait la croiser, se fit plus distante, froide, et même carrément agacée, hostile, presque cassante, si ce n’est méprisante. Cendrillon pleurait beaucoup, ses yeux devenaient rouges, et son nez un peu aussi, sa chevelure, autrefois magnifique, devint rêche, toute en mèches désordonnées. Elle prit du poids. Pour tous, elle ne fut plus qu’un objet de risées. De dégoût.

Il lui arrivait de maudire sa marraine, et ce fameux soir où elle lui avait accordé le cadeau empoisonné de ses sortilèges : voilà bien à quoi l’avaient conduite le carrosse d’or et les chevaux fringants, et la belle robe de bal ! Pourquoi lui avait-on mis dans la tête qu’un jour, son Prince viendrait ? Il était venu, et voilà le résultat !

« C’est bien joli, vos contes cul-cul ! Pourquoi vous faites ça à vos enfants ? Pourquoi vous les faites croire à une vie qui n’existe pas, à des représentations gnangnan qui travestissent la réalité, en les laissant désarmés face aux déceptions ? Pourquoi vous les bovarisez, vous savez bien que certains ne le supporteront pas, ou qu’ils mettront toute une vie à s’en remettre ! C’est par bêtise, par sadisme ou par lâcheté ?»

La fée sa marraine convint de son erreur et promit de se racheter. Elle lui dit :  « Voici ce que nous allons faire … », et elle lui chuchota longuement à l’oreille.

Un matin, on finit par s’apercevoir que la Reine demeurait introuvable. Elle n’était pas dans ses appartements, ni dans aucune pièce du Palais, ni dans les jardins. On en avertit promptement le Roi, qui dit : « Ce n’est pas grave, elle finira bien par retrouver le chemin de son terrier ! », et toute la Cour s’esclaffa du bon mot du Roi, en s’émerveillant de la vivacité de son esprit.

Puis on n’y pensa plus. On oublia que Cendrillon avait disparu. Elle ne manquait à personne.

On approchait des fêtes de Noël. Que chacun espérait somptueuses. Et le Roi annonça une semaine de réjouissances nationales. Il fallut doubler les impôts, cela suscita le mécontentement d’une partie du Peuple, attisé par une poignée d’esprits toujours enclins à critiquer et à semer le trouble. Mais la plupart se réjouirent de cette occasion de s’amuser. Le Jour de Noël, le Roi reçut en la Cathédrale tout son Peuple rassemblé, on venait de loin pour le contempler et lui jurer hommage, et parfois, même, de plus loin encore. Les Messieurs et les Dames de la Cour ne furent pas en reste, et ils entrèrent à leur tour, les bras chargés de présents magnifiques.

L’intensité du spectacle fléchit un, Stéphane Beurk demandait en régie ce qu’il y avait de prévu après, quand soudain tout le monde sentit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Le Roi, occupé à lorgner le corsage d’une Demoiselle du premier rang qui lui faisait des mines, s’en aperçut à son tour : un silence se propageait vers le chœur de la Cathédrale, au fur et à mesure de la progression de quelqu'un qui entrait, et autour de qui l’assemblée s’écartait avec déférence. Il se demanda si ce n’était pas Cendrillon qui revenait au bercail, mais l’idée était ridicule. Et tout à coup, il vit la plus splendide créature qu’il lui ait jamais été donné de contempler. Arrivée devant le trône, plongée dans une révérence qui ne cachait pas grand-chose de ses attraits, s’inclinait devant lui une femme d’une exceptionnelle beauté, enserrée dans une robe toute de tulle et d’organdi, un modèle de chez Dior ou peut-être Balenciaga qui devait coûter les yeux de la tête, si ce n’est la peau du cul. Sa chevelure, ses yeux, sa bouche, sa taille, ses bras à demi dénudés, tout en elle suscita chez le Roi le plus intense des désirs, il descendit de son trône pour l’accueillir, avec effusion, il l’entoura de paroles flatteuses et d’attentions, puis de ses bras, il abrégea les cérémonies, allégea le protocole, faussa compagnie à l’assistance, trouva prétexte pour la conduire à ses appartements, et parvint à la mettre dans son lit. Il passa la nuit la plus enflammée, la plus torride, la plus endiablée qu’un mortel pût rêver. A tout, elle se prêtait avec une docilité et une grâce exquises. Le Roi ne doutait pas de devoir cette bonne fortune à l’excellence de ses qualités, conforme à son rang. (Et chacun dans le Royaume se dit qu’il avait bien du pot d’être le Roi). Il s’endormit enfin comme le plus heureux des hommes.

Au petit matin, il se réveilla, un rai de lumière filtrait à travers l’entrebâillement des rideaux, et le souvenir lui revint lentement de son incroyable bonheur. Des étreintes et des baisers prodigués à cette créature merveilleuse et inespérée. Et il voulut se pencher vers elle, pour la saluer en amant attentionné, et peut-être reprendre leurs ébats où ils les avaient arrêtés. Il souleva délicatement le drap de soie qui recouvrait la visage de l’aimée … Et il poussa un hurlement de terreur ! D’horreur ! D’épouvante ! Et de dégoût ! En lieu et place du miracle de finesse et de splendeur qu’il avait tenu contre sa chair, qu’il avait étreint avec tant de passion, se tenait face à lui une créature hideuse et répugnante, mi-vieille femme décharnée, mi-créature gluante et reptilienne ! Tout en continuant à hurler, il bondit hors du lit, s’enfuit loin de la chambre, ordonna qu’on chasse l’effroyable monstre. Il n’avait pas lu Baudelaire, et cette nuit le dégoûta pour le restant de ses jours de la proximité des femmes.

 

Cendrillon, elle, un jour à l’aube, sans que quiconque s’avise ou se soucie de son départ, avait gagné une contrée voisine,. Elle avait rassemblé ses cliques et ses claques, s’était équipée d’une tenue sans élégance mais pratique pour voyager, et avait marché jusqu'à la station de bus. Personne ne semblait l’avoir reconnue, ou n’avait souhaité le montrer. Elle s’était laissé transporter aussi loin qu’il lui avait paru nécessaire, et là elle était descendue. C’était une petite bourgade paumée dans une campagne insignifiante. Elle avait pris une chambre pas trop chère, et s’était trouvé un job temporaire de serveuse dans un bar, qui assurait sa subsistance. Elle avait fini par remarquer un client qui venait parfois, assez joli garçon et plutôt sympathique. Elle verrait bien.

 

                                                                                                                             Psah

mardi 26 novembre 2024

L'Ile du dragon

 

 

Consignes de l'atelier de Jérôme Daquin : invention d'un écrivain, préface de présentation de l'auteur, quatrième de couverture et extrait :

 

 

 

Ernesto Taguerr, est-ce que ce nom vous dit quelque chose ? Il est probable que non … Et pourtant, cet écrivain discret, peu connu du grand public, rarement voire jamais invité sur les plateaux de télévision, occupe une place centrale dans la littérature contemporaine. Une place à part.

Borges le désignait comme « le plus inconnu des Argentins célèbres », Sartre évoquait, dans Qu’est-ce que la littérature ? (Gallimard, 1948) : « Taguerr, ou l’incertitude de l’être», Camus saluait en lui un « Frère d’armes » pour ses prises de position concernant l’Algérie (Combat, janv. 1947, article « Quels statuts pour une Algérie libre et moderne ? »), enfin Derrida lui attribuait la paternité du concept de « déconstruction » (Interview sur France-Culture, octobre 1985). Rarement un romancier somme toute obscur, au regard de la faible médiatisation de son œuvre (le tirage de son dernier roman, en 2012, a péniblement atteint 7000 exemplaires !), aura exercé une telle influence sur la pensée contemporaine

Qu’est-ce qui explique, sinon justifie, une telle « dichotomie paradoxale » (Milan Kundera, L’Immortalité, Gallimard, 1990) ?

Gérard Genette propose cette explication, dans Métalepse (Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2004) :

« Un écrivain naît essentiellement de la rencontre, hypothétique et aléatoire, entre un matériau diégétique qui émane d’on ne sait jamais exactement, malgré les propositions de la Psychanalyse, quelles obscurités de ses profondeurs intimes, et les désirs, multiples et contraires, du Peuple des lecteurs. Il y faut ces deux forces, comme la lave magmatique se solidifie au contact de l’océan dans lequel elle se retrouve projetée. Sans la formation, progressive et souterraine, de la matière textuelle, rien ne peut advenir, évidemment. Encore qu’il m’ait été donné d’observer des formes de « pré-écritures », la conception d’œuvres en quelque sorte en devenir, et comme suspendues à ce stade embryonnaire. Mais ce texte, conçu, émis, dûment imprimé et édité, distribué, vendu, acheté, n’existe pas, pas encore, tant qu’un processus de dévoration de la part du public ne s’en est pas emparé, ne s’est pas relancé de mains en mains des morceaux de la carcasse, ne s’en est pas disputé la critique. L’acte de lire, assurément, est l’opération qui incarne l’œuvre, lui permet de passer de l’état de pur esprit, forme inconsistance de projet, à objet réel, sensible et sensuel, réalité sociale.

C’est ce qui a manqué à Ernesto Taguerr. Ses livres, difficiles et ambitieux (je risquerais même l’épithète paradoxale : « rebutants ». Au sens positif, néanmoins : en ce qu’il est des contrées peu accessibles, dont le voyage nécessite une ascèse), ne flattent pas « le goût du public », c’est peu dire. Ils ne lui donnent pas à lire ce qu’il attend, ce dont il est en manque. Taguerr brutalise son lecteur, court où ça lui chante : non par sadisme, mais mû par une forme d’exigence. A son lecteur, Taguerr semble dire : « suis-moi si tu l’oses ; suis-moi si tu le peux. »

Ce n’est pas avec une telle philosophie qu’on remplit les bacs des libraires !

 

 

 

                                                                                               ***

 

Quatrième de couverture

 

Lîle du dragon. Sous ce titre prometteur, presque accrocheur, se déroule une histoire aux étapes incertaines. Le narrateur-personnage ignore qui il est, ce qu’on attend de lui, et le lecteur serait bien en peine de l’aider. Le récit se donne (mais se donne-t-il ? Rien n’est moins sûr) comme une allégorie de la condition humaine, de ses incertitudes, de ses atermoiements. C’est à une quête spirituelle, sinon mystique, que nous sommes conviés, ou plus exactement dans laquelle nous embarquons comme des passagers clandestins, pas vraiment attendus, peu désirés, presque « inutiles », au fond.

Et pourtant, nous embarquons. Avec ce style pointilliste, méticuleux, et, à d’autres moments, désinvolte, qui fait sa patte, Ernesto Taguerr nous embarque : mais gageons que ce n’est pas pour Cythère, nous croisons plus souvent près de Charybde et de Scylla.

Une lecture qui « ne nous lâche pas », dont on ne revient pas indemnes … Si on en revient !

 

 

                                                                                                ***

 

 

J’ignore comment je me suis retrouvé sur cette île. Sa position géographique, et ce que je suis venu y faire. J’y suis, c’est tout ce que je peux affirmer. Et encore.

J’ignore à la vérité qui je suis moi-même. Les matelots qui m’entourent m’appellent « Capitaine », et je suppose qu’ils ont de bonnes raisons pour cela. Evidemment, je ne leur ai rien dit de mon « amnésie », si tant est que ce soit de ce mal que je souffre. Ils semblent attendre de leur supérieur des directives claires et nettes, je m’emploie à satisfaire leurs attentes : je devine que le bon déroulement de notre relation est à ce prix. Je feins donc d’attendre quelque « signal », quelque événement parfaitement défini mais connu de moi seul pour appareiller de nouveau.

J’attends, et la contemplation du paysage occupe mes journées. J’aperçois au fond de l’anse notre goélette au mouillage, je « sais » (étrange fragment du passé inexplicablement rescapé de l’oubli) son nom, La Virginie, bien que j’ignore tout des motivations et finalités de notre expédition. La nature est luxuriante, de type tropical, banians et fougères géantes tapissent les pentes de la colline où j’ai fait installer notre campement. Les hommes m’ont édifié une sorte de cabane rudimentaire, un peu à l’écart, et cela me convient. On aperçoit près du rivage les énormes varans qui, probablement, ont donné son nom à l’île. L’île du dragon. Bien que je soupçonne que ses entrailles  recèlent un mystère plus terrible. L’île aussi semble attendre.

Cette atmosphère faussement récréative, l’oisiveté stérile qui en résulte, semblent peser sur le moral de l’équipage. Je sens bien qu’ils s’impatientent, qu’ils se doutent que quelque chose échappe à mon contrôle, et cela les inquiète. Un chef ne saurait faillir. Il doit en toutes circonstances connaître, et donner, le cap.

Hier, le quartier-maître Jenkins a conduit une sorte de délégation, respectueusement menaçante. De sa voix traînante et cauteleuse, il m’a fait part de leurs interrogations : « A c’t’heure, mon Capitaine, les hommes auraient voulu savoir, pour dire, combien de jours on va encore rester encalminés sur cette île … »

Je sentais leur impatience mauvaise, la peur du présent qui s’éternise, leur besoin de certitudes, comme un cercle de loups pas encore décidés à l’attaque. Il était clair que je ne devais rien laisser paraître de mes ignorances.

« Qu’est-ce qui vous arrive, Jenkins ? Douteriez-vous des compétences de votre capitaine ? Imaginez-vous que je vous laisse du bon temps à terre pour le simple plaisir de vous voir vous la couler douce ? Ou seriez-vous tenté, mon brave Jenkins, par les honneurs et les responsabilités du commandement ? »

Le ton badin de mon apostrophe, et les accents de menace tranquille qu’ils y devinaient, parurent les calmer. Provisoirement. Je leur distribuai des missions de reconnaissance et d’approvisionnement en gibier et en eau qui les maintiendraient occupés.

Je sens que je dois aller explorer la montagne plus haut. Même si je resterais volontiers là à contempler les beautés végétales de cette île. Je ne connais pas le but de ma quête, ni à quoi ressemble ce que je dois trouver, mais c’est un appel impérieux, autant que trouble, je dois m’enfoncer dans ces terres incertaines. Avant-hier soir, j’ai cru apercevoir la silhouette vague d’une femme, elle dansait, entourée de voiles diaphanes, et, sans me regarder, elle semblait me faire signe.