dimanche 20 août 2023

La création du monde


Je vois que ça. Qui vaille le coup.

Un poulailler, pas trop, je mange pas tellement d’œufs, et des bestioles caquetantes grillagées au fond de mon jardin, ça me ferait flipper.

Déjà, la cabane à outils, où j’ai entassé un foutu bordel, le revêtement du toit part en morceaux, le bois se délite : y a urgence à intervenir. J’ai acheté les tuiles goudronnées, ça fait deux ans déjà, y a plus qu’à les clouer : ça vient pas. C’est jamais le moment. Ça me gonfle. C’est con, ce serait pas un boulot énorme, et l’eau va finir par s’infiltrer. Je peux pas : c’est ontologique. Peut-être une allégorie existentielle. Réparer ce petit morceau de monde, ça rimerait à quoi, dans un univers qui part en couilles ? Une sorte d’exorcisme dérisoire de l’entropie générale, une mascarade falsificatrice, comme ces Charlots qui montent des processions pour faire tomber la pluie. Une faute philosophique. Un déni moral. Faut pas tricher avec l’état des choses. Continuer à épousseter le palais d’un Empire sur le point de sombrer dans le chaos.

Pourtant, j’avais des dispositions : mon grand-père était charpentier, même s’il ne s’appelait pas Joseph, j’aurais pu considérer ça comme un présage. Gamins, on assemblait des jours durant des cabanes avec des planches trouvées sur un chantier abandonné, et des chutes d’Isorel qu’on récupérait gratos. Une fois fini, on savait pas quoi en faire, de l’édifice réalisé : notre petite bande n’avait rien à y vivre, pas de projets à partager dedans. Notre collaboration s’arrêtait à la construction. Alors après, on détruisait tout avec une jubilation brutale, comme un rite païen de mise à mort.

Une fois (une seule), j’ai réalisé de mes mains une construction dont j’ai tiré une grande fierté conceptuelle : j’ai recouvert d’étagères les murs de mon cellier. 

La performance paraît modeste : mais le tour de force consistait à n’utiliser aucun clou. J’étais plutôt content de montrer à un oncle incrédule et dubitatif que l’assemblage tenait par la seule force gravitationnelle. Puisqu’on pose en général les affaires à ranger sur les planches, la pression ne s’exerce que du haut vers le bas : les objets tenaient donc les planches qui les soutenaient, économique réciprocité. Plaisir d’avoir trouvé une solution simple, purement logique, respectueuse de ma paresse native et de la sensibilité musicale de mes oreilles, qui eussent souffert des coups brutaux d’un marteau.

Au commencement était le Verbe, nous dit le texte. Créer, c’est nommer : Poésie. On nous raconte que « Dieu », quoi que ce terme désigne, se sentant quelque peu désoccupé, entreprit de remplir le vide. Il commence par séparer la lumière d’avec les ténèbres, signe qu’avant, ça devait être foutrement le bordel, puis les eaux du ciel : créer, c’est distinguer. Il bricole une Terre, la peuple de végétaux et de toutes sortes de bestioles, et il se retrouve Gros Jean comme devant : il s’emmerde toujours autant, comme nous avant et après avoir fabriqué nos cabanes. Alors, il a une idée : il balance au milieu de tout ça une sorte de reproduction miniature de Lui-même. La méthode a pas beaucoup évolué pour inventer des histoires. Il y est presque, mais pour le coup c’est sa Créature qui s’emmerde, ça manque d’action : alors homme et femme il les créa, les galipettes peuvent commencer, les conflits conjugaux, les tueries familiales, bref, il tient son histoire. Il est l’inventeur de la première série, on nous dit pas s’il a pas fini par se lasser de la répétition des intrigues.

Au commencement est Je : celui qui nomme, qui perçoit, ressent, éprouve. Autour de moi, des objets, des créatures qui bougent, aux fonctions et potentialités encore imprécises. Des gentils, qui pourvoient à mes plaisirs, et des méchants qui ne pensent qu’à venir les saccager. J’éprouve la lumière et l’obscurité, la chaleur et le froid, le désir et la peur. La solitude. Je m’invente des amis. Je crée la beauté des arbres et de la musique, le ravissement des couleurs, et de la souplesse des femmes. Le présent minuscule est comme un point exigu sur lequel je me tiens en fragile équilibre, alors j’invente le passé et l’Histoire, je me raconte la chaîne continue et rassurante des dinosaures, de Sapiens errant dans la savane, apprivoisant le feu pour se consoler dans des fêtes de villages sous les étoiles trop brillantes. Les premières Civilisations, grandioses de monuments gigantesques et du cri des batailles, l’espoir des mythes et des prophètes, l’arrogance des rois et la défaite des révolutions. Comme Robinson, je peuple mon île déserte, à partir des débris de la Virginie, et de rencontres de passage. Je me fais un monde, démiurge apeuré, despote chancelant. Je me fais une vie, à partir des débris de mes errances, femmes abordées, enfants enfantés, maisons achetées puis revendues, amis découverts puis perdus, nomade immobile, conteur habile dépassé par ses invraisemblances. Je me fais, moi, au fur et à mesure que je me défais, j’essaie vainement de fixer mon image dans le fatras d’objets et de connaissances dont je m’entoure.

Et puis, moi aussi, le dernier jour, je me repose.

lundi 3 juillet 2023

Le bon et le bien

Questions soulevées par une interlocutrice : l'humain d'aujourd'hui est-il en cours de déshumanisation, comme d'aucuns le suggèrent ? Ne peut-on trouver, aussi, de bons côtés à l'humain d'aujourd'hui ?

Voltaire et Rousseau se sont déjà en leur temps fourvoyés sur ce sujet en trompe-l’œil, une variante : « l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? » … Chacun défendit une thèse adverse, raison de leur fâcherie définitive.

J’avais à l’époque, pour ma part, répondu en une phrase (et n’ai pas eu le prix) : Le tigre est-il naturellement bon ou mauvais ? ou la mante religieuse ?

Le tigre comme l’homme, comme la mante (ou la coccinelle) croque ce qui lui met l’eau à la bouche. L’homme y ajoute un subterfuge, qui paralyse ses proies et désarçonne ses concurrents : la « morale ».

Au 21e siècle comme au 30e « avant notre ère ». La « décivilisation » n’est qu’un gadget de plus pour éluder les questions utiles : sauf pour les organes et la taille des pouces, il n’y a pas d’« évolution ». On massacrait déjà très proprement au Moyen-Age, et nos Résistants ont su efficacement recycler les techniques apprises de leurs tortionnaires nazis, comme la gégène ou le supplice de la baignoire, sur leurs prisonniers algériens. En y ajoutant le jet de prisonniers du haut d’hélicoptères en vol : à la décharge des nazis, ils ne disposaient pas encore d’hélicoptères. Le préfet Papon, miraculé de la Collaboration, a sans faillir fait assassiner quelques dizaines de manifestants du FLN, dans la cour des commissariats parisiens, avec la bénédiction de De Gaulle. Qui irradiait sans états d’âme les habitants du désert et des atolls du Pacifique pour mener à bien ses perfectionnements nucléaires. Tout est bon pour assurer son profit, hier comme aujourd'hui. Les siècles précédents, succession ininterrompue de massacres et d’asservissements, n’ont rien à envier au 21e. Ni progrès ni régression, permanence dans la transformation des formes.

Les 30% qui se reconnaissent dans les joyeux projets du RN sans s’alarmer des souvenirs de Vichy ; les 30 autres qui s’accommodent du sort des pauvres dont ils tirent leur aisance ; et, dans les 30 restant, pas mal d’autres crapules, prêts à sacrifier ceux qui ne partagent pas leurs lubies, et d’autres, aussi, qui ne se mêlent pas de la mêlée, laissent faire, s’en tiennent à leurs hobbies – que faire d’autre ? Ils ne sont ni d’hier ni d’aujourd'hui, ils sont de toujours : le meilleur documentaire, je crois, sur l’espèce humaine, est certainement Game of Thrones.

Le « bon côté de l'humain d'aujourd'hui » ? C’est tout ça. Le « bon » est réversible, selon de quel côté de la caisse de supermarché (ou de la matraque) on se trouve : c’est l’art dont se repaissent les Puissants, une fois terminée leur journée de spéculation. Ce sont les petites fêtes entre amis, à l’abri des bombes qui tombent suffisamment loin, et des mines du tiers-monde où des malheureux perdent la vie à extraire les matériaux précieux au confort de vie des chanceux. Dans les villas soignées du monde riche : à l’exacte ressemblance avec celles du monde romain. Mêmes causes, mêmes effets.

Nous appelons « bien » ce qui nous apporte des bienfaits, plaisirs, confort, confortation de nos croyances, et « mal » ce qui nous fait mal : tels l’enfant qui se cogne à la chaise : « Méchante chaise ! ». Bien, le « courage » de celui qui se lève tôt pour cuire notre pain, me soldat qui risque sa vie pour « nous défendre » : mais mal, la furie nocturne de l’émeutier, ou le soldat qui risque sa vie pour faire mitrailler nos salles de spectacle. Il y a toujours eu les Saintes Croisades, et la fourberie de l’Infidèle. Le « bon côté de l’être humain »  c’est celui qui m’arrange, celui qui est de mon côté : qui me fournit les voitures, appareils, divertissements dont j’ai besoin : pourvu que j’aie l’habileté de ne pas apercevoir le mauvais côté du bon côté, la misère et les rancoeurs, les pollutions et dévastations engendrées par leur production. Les aristocrates de 1789 trouvaient fort bons les fastes et les raffinements de la Cour, goûtaient le génie de leurs musiciens, peintres, écrivains, sans trop se pencher sur le sort de la populace : ils dansaient au bord du volcan. Poutine défend la survie de la Russie « attaquée de toutes parts », Macron l’ordre républicain menacé par les gueux : chacun convaincu de son bon droit, comme les USA jadis s’autoproclamaient Défenseurs du Monde libre, entre deux napalnisation ou mise au pouvoir de dictateurs sud-américains. C’est affaire de point de vue : d’intérêts. La Morale marche toujours devant mes armées, nous sommes le droit et la justice.

L’homme n’est ni bon ni mauvais, il broute, il croque pour subsister : pas parce qu'il l’a décidé, mais parce qu'il est programmé pour vivre, comme la gentille lionne qui nourrit ses petits. Mais, puisqu’il veut penser, qu’au moins il soit lucide sur ses prédations : qu’il ne déguise pas ses bons plaisirs en vertus : Qui veut faire l’ange fait la bête. Nous avons un choix, dans la nécessité, donc une liberté : doser, limiter, « humaniser » notre prédation. Je peux choisir, chaque fois que j’en ai la possibilité, de ne pas tirer mon plaisir de la souffrance de l’autre : ne pas le charger du joug de mes volontés, ni lui vendre cher ce qui est de peu de prix, ou comme bon ce que je sais ne pas l’être. Ne tirer mon profit que du moindre détriment des autres : avec cette limite que je risque toujours de minimiser ce détriment : juge et partie. Je peux tenter de limiter mes plaisirs pour qu’ils soient compatibles avec le bien-être des autres. Pas pour me parer du titre d’ « homme bon » : qu’avons-nous besoin toujours de nous glorifier, de nous élever des autels ? La recherche de l’équité n’est qu’un égoïsme intelligent : au lieu d’édifier mon bien-être sur le mal-être des autres, faisant d’eux des ennemis, édifice toujours menacé, peu pérenne, plaisir altéré par la vigilance que je dois garder, et la disharmonie de celui qui sait au fond de lui qu’il traite les autres en objets, je l’établis sur l’équilibre de relations négociées, satisfaisantes pour toutes les parties. Je savoure le plaisir du plaisir fait à d’autres, et sème les germes possibles que l’autre à son tour cherche le plaisir de me faire plaisir : cercle « vertueux » mais sans Vertu, pas besoin d’alibi pompeux pour faire ce qui contribue à mon bien. Faire attention à l’autre non pour me targuer d’être un « homme bon », mais pour faire le bon. Restant méfiant de ce que nous sommes tentés de croire bon pour l’autre ce qui l’est surtout pour nous. C’est à lui de me le dire. Je ne crois pas à une bonté par nature. Je la crois possible comme résultat d’un travail constant et sans complaisance sur la conscience des choses.

mercredi 26 avril 2023

La démocratie relative (et menacée)

 

En Angleterre, 3 ans de prison pour le blocage d’un pont

Article de Reporterre 26/04/2023

https://reporterre.net/En-Angleterre-3-ans-de-prison-pour-le-blocage-d-un-pont?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

 

Donne une idée de la relativité de « l’état démocratique » et de la liberté d’expression, de contestation dans les pays occidentaux : ce n’est pas la Russie ni la Chine, mais on a là un exemple de comment la « loi » peut être interprétée, instrumentalisée non seulement pour réprimer mais aussi, c’est le juge qui le dit, pour « dissuader les autres de vous copier » !


dimanche 26 mars 2023

Dictature, ou Démocratie ? (L’illégitimité des lois)

 

                                                               Dictature, ou Démocratie ?

                                                                   (L’illégitimité des lois)

 

La question n’a évidemment aucun sens. Elle ne sert qu’à persuader les plus ignorants de se soumettre et obéir.

Macron est-il aussi ignoble, despotique, que Poutine ? Evidemment non : et alors ? Cela a-t-il le moindre intérêt d’établir des records, de mettre en compétition les exactions des dirigeants de triste mémoire, de « classer » Xi Jinping, Erdogan, Hitler, Staline, Napoléon (etc !) du « plus » au « moins » abominable, dans une macabre comptabilité du nombre de morts et d’injustices ?

Le manifestant qui se fait défoncer le crâne par un CRS, arracher la main, crever l’œil sera-t-il rassuré de savoir que le policier agissait « démocratiquement » dans le cadre de ses fonctions parfaitement définies par la loi ? On peut en douter.

Entretenir ces questionnements stériles, rappeler l’évidence qu’il vaut mieux être un opposant en France qu’en Iran, et que dans la majorité des autres pays de la planète, répéter, comme le fait un chef maffieux sur les antennes complaisantes qu’ « obéir aux lois, c’est ce qui fait la Démocratie », ne sert qu’à essayer de dissuader les contestations, museler les critiques.

N’y croient que ceux qui sont assez ignorants pour méconnaître l’Histoire, ou dont les intérêts personnels les incitent à se satisfaire de cette fable.

Revendiquer, à chaque nouvelle privation de liberté, que « nous sommes en Démocratie », et que par conséquent les citoyens devraient aveuglément et mécaniquement obéir aux lois votées, ne sert qu’à produire le maximum de « consentement », c'est à dire de de soumission : c’est autant de recours à la force violente (la « Force de l’Ordre) d’économisé.

Tout gouvernant, quel que soit le nom dont il peinturlure son pouvoir, cherche à ce que sa volonté soit exécutée, ses contradicteurs mis hors d’état de lui nuire. Il ne tient ce pouvoir que du fait qu’il dispose, pour des raisons qui diffèrent selon les types de régime, des forces armées et policières. Et seulement tant qu’il en dispose.

Les « Démocraties » ont compris, et rendu possible, que la meilleure domination, la moins coûteuse, la plus durable, est celle qui recourt le moins possible à la violence armée. Tout Pouvoir qui s’empare des richesses et du contrôle d’une nation essaie d’abord d’instaurer une « servitude volontaire » : si celui qu’on contraint, asservit, exploite, est convaincu que son obéissance est légitime, juste, inévitable, incontestable, il aura moins tendance à se rebeller contre ses tortionnaires, et à se soustraire à leurs volontés.

Il faut que la « Loi » paraisse légitime : ne pas procéder du caprice et de l’intérêt du dominant, mais d’un « état naturel » ou d’une transcendance. Selon les époques : les dominants, riches, seraient « les meilleurs » (« aristocrates ») ; les plus capables de servir l’intérêt général ; auraient été voulus et choisis par une entité suprême, « Dieu » : on serait Roi « de droit divin », ou par l’application de la Charria. Lorsque tous ces subterfuges sont éventés, on invente « le Peuple », la « Chose publique » (« Res publica »), l’ « intérêt supérieur de l’Etat et de la Nation », dont les potentats ne sont, bien entendus que les zélés « serviteurs ». Cela n’abuse que les niais et les imbéciles, mais c’est déjà ça à ne pas avoir à contrôler. La croyance à une légitimité de la Loi, c'est à dire une raison acceptable de s’y soumettre et de ne même pas la contester, est entretenue à toutes les époques. Le Moyen-Age chrétien a ses ordalies et « Jugements de Dieu » : l’accusé (des « crimes » les plus délirants : inobservance de la loi religieuse, hérésies, « sorcellerie ») est confronté à une épreuve dont il ne peut réchapper (jeté dans une rivière dans un sac cousu, ou du haut d’une tour, ou affronté à un adversaire en armes, etc, l’imagination des tortionnaires est sans limites). S’il survit malgré tout, il prouve son innocence.

Ces pratiques paraissent aujourd'hui aberrantes. Mais pas celles auxquelles nous sommes habitués. On se demande comment des gens, à ces époques, « ont pu croire » à de telles âneries : mais de la même façon que certains croient aujourd'hui au bienfondé des lois actuelles auxquelles il leur semblerait insensé, scandaleux de se soustraire.

Presque jusqu'à la fin de l’Ancien Régime, au XVIIIe siècle, on a trouvé tout à fait normal de pratiquer la torture des suspects (et des témoins !) : la « question », « ordinaire » et « extraordinaire », des tribunaux royaux et ecclésiastiques. Le Chevalier de La Barre sera décapité pour « avoir passé à vingt-cinq pas d'une procession sans ôter son chapeau qu'il avait sur sa tête », sous Louis XV : le « blasphème », déjà, ce crime dont on sait ce qu’il fait encourir aujourd'hui aux auteurs de certaines caricatures, et dont des enquêtes récentes nous apprennent qu’il est reconnu comme condamnable par une proportion importante et croissante de la jeunesse en France.

De même qu’il paraîtra approprié et juste à l’Armée française de torturer, ou jeter des prisonniers ennemis vivants du haut d’hélicoptères en vol, lors de la Guerre d’Algérie. Que nul ne semble s’étonner, s’offusquer, s’indigner, que l’homosexualité soit considérée comme une maladie mentale et un délit, jusqu'au changement de la loi en 1982. Elle l’est toujours dans certains Etats américains, et, ailleurs, punissable de mort. La liste serait interminable des lois, abominables, abjectes, ou simplement idiotes et absurdes, qu’on a fini par abroger. Cette conscience du caractère relatif des lois ne date pas d’hier : pour Montaigne, puis Pascal, « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».

Encore faudrait-il tirer les conséquences de la variabilité extrême de ce qui paraît légitime dans ce qui est, dans un pays donné à une époque donnée, légal.

Après la IIe Guerre Mondiale, le « Démocrate » De Gaulle peut envoyer l’armée en Algérie, la laisser pratiquer torture (comme, avant lui, le Ministre de l’Intérieur, puis de la Justice … Mitterrand) et exécutions sommaires : ça ne choque pas grand-monde. C’est « la loi ». Aucun problème non plus de démocratie quand le même De Gaulle effectue des essais nucléaires, au Sahara puis en Polynésie, sans la moindre considération pour les retombées sur les populations locales. La presse d’investigation a régulièrement déterré les innombrables affaires ou des dirigeants ont fait tuer, ont envahi des territoires, soutenu des dictateurs sanguinaires, se sont enrichis … Au plus parfait mépris du « Droit », parfois, ou dans son cadre fluctuant, souvent. Démocratie, dictature ?

L’exercice du pouvoir, abusif ou pas, habillé d’une apparence législative ou pas, se fait toujours au profit et dans l’intérêt de ceux qui le détiennent, au détriment de ceux qui le subissent, et avec la complicité, le soutien actif ou l’assentiment complaisant de tous ceux qui en tirent bénéfice et avantage. Tout pouvoir, maffieux, « royal », « religieux », « républicain », « révolutionnaire », etc, doit et sait redistribuer une partie du butin à ses complices et affidés, s’il veut durer. Terres, rentes, prébendes, honneurs, distinctions … Les premiers « rois » de notre histoire ne sont que des voyous, des chefs de bande, utilement adornés de faste et de prestige, de « noblesse », par des clercs courtisans, qui se sont emparés de territoires par la violence, puis en ont pérennisé la possession, pour eux et leur descendance, par ces déclarations menaçantes qu’on appelle « lois ». Ils ont pu posséder des esclaves, prélever des « impôts » (méthode du racket), jouir de ce dont les autres étaient privés, satisfaire leurs caprices les plus tordus, jusqu'à ce que des révoltes les obligent à accepter d’autres « lois », moins avantageuses, plus restrictives, ou profitant à un autre groupe social venant de s’emparer à son tour des commandes. Autour du despote, il y a toujours l’entourage de ses affidés et féaux, en cercles concentriques, toute la hiérarchie de ceux qui profitent, à des degrés divers, du système mis en place, en échange de leurs aide, soutien, complicité, complaisance, indifférence. Degrés successifs d’acceptation d’un système de domination, répondant aux rémunérations qui les accompagnent. Les dominants achètent la complicité de ceux qui les aident dans leur prédation, ou au minimum s’abstiennent de s’y opposer : c’est ce pacte, résultant des rapports de forces entre les parties contractantes, qu’on appelle « la loi », dont les articles et énoncés fluctuent au gré des évolutions du rapport de forces. Un despote ne peut régner seul. Ce qui différencie les types de régimes, c’est le mode de désignation du chef de bande, et la proportion de la population associée au butin. Dans une « démocratie bourgeoise », et c’est sa force, tous ceux qui reçoivent une part « suffisante » des richesses (prélevées sur les pays et les catégories sociales les plus faibles) n’ont évidemment aucun intérêt (aucune « raison ») de s’opposer à ce système, d’en dénoncer les exactions et injustices, d’en critiquer le fonctionnement ni les lois.

Les meurtres d’Etat, les violences policières, les agressions militaires, les spoliations, privations de droits, de libertés ou de biens paraîtront « normaux », justes, légitimes (ou seront occultés par un déni de réalité) par les parties de la population, plus ou moins nombreuses, qui en retirent un bénéfice : dans l’Iran des mollahs comme dans la Russie de Poutine, la Chine « communiste », les Etats-Unis ou la France. Partout, on justifiera l’oppression (d’intensité et de périmètres très différents, en fonction des rapports de forces institués localement au cours de l’Histoire) par cette évidence : « c’est la loi ».

Avec plus ou moins de mauvaise foi, certains trouveront toujours des « raisons » pour défendre ce qui les arrange ; ou ce dont on les a convaincus (il n’y aura pas toujours fallu beaucoup d’efforts) de l’évidence, du caractère naturel, de la nécessité ou de la justice de telle loi, telle spoliation, telle violence. « Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres », se moquait déjà Montesquieu.

De la même façon, les femmes « doivent » évidemment porter un voile sur la tête : ou, sous nos latitudes, un tissu pour cacher leurs seins (arrestations de Femen pour « outrage aux bonnes mœurs », lors de leurs manifestations). Les colons juifs occuper de nouvelles terres palestiniennes. Les banques fixer les frais qui leur conviennent. Les gouvernements les taxes qui les arrangent (ou l’âge du départ à la retraite), ou les bénéfices que pourront engranger les alliés du Pouvoir, grandes sociétés Concessionnaires des autoroutes avec lesquelles on signe des accords providentiellement généreux, ou laboratoires pharmaceutiques justement destinataires de commandes d’Etat, etc. Les mal servis n’ont qu’à s’incliner devant la Loi promulguée par ceux qu’elle arrange : les « titres de propriété » établissent de façon définitive à qui sont les richesses, les pires rigueurs s’abattront, en « toute justice » sur ceux qui seraient tentés d’en revoir la distribution. Les potentats, les notables, les « élus » s’arrogent tout pouvoir de décider seuls de qui aura accès à l’eau (dossier des mégabassines), jusqu'à quelle vitesse j’ai le droit de rouler, dans quelle rue je dois ou pas porter un T-shirt … Grandes et petites obligations, interdictions, autorisations. Si ce sont eux qui nous l’imposent, c’est « légal ». Pourquoi ? Parce qu'ils ont été « élus » … (savoureuse ambiguïté du terme, tout autant religieux que républicain !) Par qui ? Selon quelles règles, décidées par quels bénéficiaires … ? Modes de scrutins, redécoupages électoraux, moyens financiers et collusions médiatiques, promesses électorales et mensonges, démagogie … Les techniques ne manquent pas, même en « démocratie », pour fausser la donne, accaparer les postes clefs, se répartir, au sein des mêmes familles et groupes sociaux, les leviers de pouvoir.

Certes, en « démocratie », le despote est désigné à l’issue d’un vote, et on en change. Xi Jinping aussi, est élu : par un collège électoral de plusieurs dizaines de millions de votants, le Parti Communiste. Angela Merkel est restée au pouvoir pendant 16 ans … En 2016, Trump est « élu » avec trois millions de voix de moins qu’Hillary Clinton, parce que « ce qui compte », c’est le nombre de Grands Electeurs … Plus important, tous ces candidats élus, dans nos « démocraties », appartiennent aux mêmes groupes socio-culturels : les « alternances », révolutions de Palais, concernent le clan qui l’emporte, pas la classe sociale. Plus important : un Macron, qui brandit sa « légitimité démocratique » pour « justifier » une réforme des retraites refusée par les ¾ de la population (démocratie ?), n’a attiré au premier tour de la Présidentielle que 27,8% des suffrages exprimés (même pas, donc, un tiers de ceux qui ont voulu participer à ce « choix » très limité : pas tout à fait aussi téléguidé, automatique que la réélection de Xi Jinping … Mais, en termes de reproduction de classe, et donc d’intérêts, on en est assez près). Il doit ensuite sa victoire au 2e à un grande proportion d’électeurs de gauche, dont il feint d’ailleurs de tenir compte dans son discours : mais de l’opinion desquels il ne tiendra aucun compte dans ses décisions suivantes. Une règle du jeu bien opportune, circonstancielle (décidée par le camp rédacteur de la Constitution de 1958 …), discutable, contestable, mais pas modifiable, en dehors de conditions quasi impossibles à réunir, donne le droit à un homme, dans cette conception très particulière de la « Démocratie », de décider une mesure contre l’immense majorité de ceux qu’il est censé représenter … Règle ubuesque, digne des espiègles « Démocraties Populaires » de naguère …

Ceux qui y gagnent peuvent faire semblant de croire à la « légitimité » de leur domination. La plupart des dominés ne sont pas dupes. Ne se soumettent que parce que, derrière la fable de « la loi », il y a la violence armée. Les « Forces de l’Ordre », de l’ordre du Pouvoir comme partout. Ou cessent de se soumettre, en recourant, eux aussi, à la violence : à la fin, c’est toujours là qu’on en arrive, les Jacqueries qui émaillent tout le Moyen-Age, finalement abouties en Révolutions. C’est toujours la violence qui décide.