lundi 3 juillet 2023

Le bon et le bien

Questions soulevées par une interlocutrice : l'humain d'aujourd'hui est-il en cours de déshumanisation, comme d'aucuns le suggèrent ? Ne peut-on trouver, aussi, de bons côtés à l'humain d'aujourd'hui ?

Voltaire et Rousseau se sont déjà en leur temps fourvoyés sur ce sujet en trompe-l’œil, une variante : « l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? » … Chacun défendit une thèse adverse, raison de leur fâcherie définitive.

J’avais à l’époque, pour ma part, répondu en une phrase (et n’ai pas eu le prix) : Le tigre est-il naturellement bon ou mauvais ? ou la mante religieuse ?

Le tigre comme l’homme, comme la mante (ou la coccinelle) croque ce qui lui met l’eau à la bouche. L’homme y ajoute un subterfuge, qui paralyse ses proies et désarçonne ses concurrents : la « morale ».

Au 21e siècle comme au 30e « avant notre ère ». La « décivilisation » n’est qu’un gadget de plus pour éluder les questions utiles : sauf pour les organes et la taille des pouces, il n’y a pas d’« évolution ». On massacrait déjà très proprement au Moyen-Age, et nos Résistants ont su efficacement recycler les techniques apprises de leurs tortionnaires nazis, comme la gégène ou le supplice de la baignoire, sur leurs prisonniers algériens. En y ajoutant le jet de prisonniers du haut d’hélicoptères en vol : à la décharge des nazis, ils ne disposaient pas encore d’hélicoptères. Le préfet Papon, miraculé de la Collaboration, a sans faillir fait assassiner quelques dizaines de manifestants du FLN, dans la cour des commissariats parisiens, avec la bénédiction de De Gaulle. Qui irradiait sans états d’âme les habitants du désert et des atolls du Pacifique pour mener à bien ses perfectionnements nucléaires. Tout est bon pour assurer son profit, hier comme aujourd'hui. Les siècles précédents, succession ininterrompue de massacres et d’asservissements, n’ont rien à envier au 21e. Ni progrès ni régression, permanence dans la transformation des formes.

Les 30% qui se reconnaissent dans les joyeux projets du RN sans s’alarmer des souvenirs de Vichy ; les 30 autres qui s’accommodent du sort des pauvres dont ils tirent leur aisance ; et, dans les 30 restant, pas mal d’autres crapules, prêts à sacrifier ceux qui ne partagent pas leurs lubies, et d’autres, aussi, qui ne se mêlent pas de la mêlée, laissent faire, s’en tiennent à leurs hobbies – que faire d’autre ? Ils ne sont ni d’hier ni d’aujourd'hui, ils sont de toujours : le meilleur documentaire, je crois, sur l’espèce humaine, est certainement Game of Thrones.

Le « bon côté de l'humain d'aujourd'hui » ? C’est tout ça. Le « bon » est réversible, selon de quel côté de la caisse de supermarché (ou de la matraque) on se trouve : c’est l’art dont se repaissent les Puissants, une fois terminée leur journée de spéculation. Ce sont les petites fêtes entre amis, à l’abri des bombes qui tombent suffisamment loin, et des mines du tiers-monde où des malheureux perdent la vie à extraire les matériaux précieux au confort de vie des chanceux. Dans les villas soignées du monde riche : à l’exacte ressemblance avec celles du monde romain. Mêmes causes, mêmes effets.

Nous appelons « bien » ce qui nous apporte des bienfaits, plaisirs, confort, confortation de nos croyances, et « mal » ce qui nous fait mal : tels l’enfant qui se cogne à la chaise : « Méchante chaise ! ». Bien, le « courage » de celui qui se lève tôt pour cuire notre pain, me soldat qui risque sa vie pour « nous défendre » : mais mal, la furie nocturne de l’émeutier, ou le soldat qui risque sa vie pour faire mitrailler nos salles de spectacle. Il y a toujours eu les Saintes Croisades, et la fourberie de l’Infidèle. Le « bon côté de l’être humain »  c’est celui qui m’arrange, celui qui est de mon côté : qui me fournit les voitures, appareils, divertissements dont j’ai besoin : pourvu que j’aie l’habileté de ne pas apercevoir le mauvais côté du bon côté, la misère et les rancoeurs, les pollutions et dévastations engendrées par leur production. Les aristocrates de 1789 trouvaient fort bons les fastes et les raffinements de la Cour, goûtaient le génie de leurs musiciens, peintres, écrivains, sans trop se pencher sur le sort de la populace : ils dansaient au bord du volcan. Poutine défend la survie de la Russie « attaquée de toutes parts », Macron l’ordre républicain menacé par les gueux : chacun convaincu de son bon droit, comme les USA jadis s’autoproclamaient Défenseurs du Monde libre, entre deux napalnisation ou mise au pouvoir de dictateurs sud-américains. C’est affaire de point de vue : d’intérêts. La Morale marche toujours devant mes armées, nous sommes le droit et la justice.

L’homme n’est ni bon ni mauvais, il broute, il croque pour subsister : pas parce qu'il l’a décidé, mais parce qu'il est programmé pour vivre, comme la gentille lionne qui nourrit ses petits. Mais, puisqu’il veut penser, qu’au moins il soit lucide sur ses prédations : qu’il ne déguise pas ses bons plaisirs en vertus : Qui veut faire l’ange fait la bête. Nous avons un choix, dans la nécessité, donc une liberté : doser, limiter, « humaniser » notre prédation. Je peux choisir, chaque fois que j’en ai la possibilité, de ne pas tirer mon plaisir de la souffrance de l’autre : ne pas le charger du joug de mes volontés, ni lui vendre cher ce qui est de peu de prix, ou comme bon ce que je sais ne pas l’être. Ne tirer mon profit que du moindre détriment des autres : avec cette limite que je risque toujours de minimiser ce détriment : juge et partie. Je peux tenter de limiter mes plaisirs pour qu’ils soient compatibles avec le bien-être des autres. Pas pour me parer du titre d’ « homme bon » : qu’avons-nous besoin toujours de nous glorifier, de nous élever des autels ? La recherche de l’équité n’est qu’un égoïsme intelligent : au lieu d’édifier mon bien-être sur le mal-être des autres, faisant d’eux des ennemis, édifice toujours menacé, peu pérenne, plaisir altéré par la vigilance que je dois garder, et la disharmonie de celui qui sait au fond de lui qu’il traite les autres en objets, je l’établis sur l’équilibre de relations négociées, satisfaisantes pour toutes les parties. Je savoure le plaisir du plaisir fait à d’autres, et sème les germes possibles que l’autre à son tour cherche le plaisir de me faire plaisir : cercle « vertueux » mais sans Vertu, pas besoin d’alibi pompeux pour faire ce qui contribue à mon bien. Faire attention à l’autre non pour me targuer d’être un « homme bon », mais pour faire le bon. Restant méfiant de ce que nous sommes tentés de croire bon pour l’autre ce qui l’est surtout pour nous. C’est à lui de me le dire. Je ne crois pas à une bonté par nature. Je la crois possible comme résultat d’un travail constant et sans complaisance sur la conscience des choses.

1 commentaire:

  1. En appeler à l’Histoire, la philosophie est intéressant, mais il manque me semble t’il à la réflexion la dimension spirituelle.

    « Frères, n’ayez pas peur du péché des hommes; aimez l’homme même dans son péché, car c’est la ressemblance même de l’amour de Dieu, et c’est le comble de l’amour sur terre. Aimez toute la création de Dieu, jusqu’au moindre grain de sable. Aimez chaque feuille, chaque rayon divin. Aimez les animaux, aimez les plantes, aimez chaque chose. Si tu aimes chaque chose, tu finis par appréhender le mystère de Dieu dans les choses. Un jour, tu le saisis, et tu te mets inlassablement à le connaître de mieux en mieux, chaque jour. Et enfin, tu aimes le monde entier d’un amour total, universel. Aimez les animaux: Dieu leur a donné un début de pensée et une joie sereine. Ne la dérangez pas, ne les tourmentez pas, ne leur enlevez pas leur joie, ne vous opposez pas à la pensée de Dieu. Homme, ne t’élève pas au-dessus des animaux: ils sont sans péché, tandis que toi, avec ta grandeur, tu pourris la terre par ton irruption et tu laisses derrière toi une traînée de pourriture — hélas, presque chacun d’entre nous! — Aimez surtout les enfants, car eux aussi sont sans péché comme les anges, et vivent pour notre compassion, pour la purification de nos cœurs et ils nous sont comme un enseignement. Malheur à celui qui offense un enfant ».
    — Dostoïevski, Les Frères Karamazov

    Précisément tout le contraire de la cancel culture occidentale, ou la culture de l’effacement en vue de chosifier l’humain pour le transformer en une matière première comme une autre : un amas de cellules, de chimie, décérébré mais surtout sans âme.
    Donc oui « L'humain d'aujourd'hui est en cours de déshumanisation ».

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