Est-ce que tout processus mental ne tend pas à faire système, mais sans que ce soit, à certaines conditions, forcément problématique ?
Comme on le voit dans l’évolution de la méthode scientifique. L’idée d’un « système », c’est d’établir des connections entre des expériences singulières afin d’en tirer une intelligibilité et une prédictivité. Faire sens, c’est élaborer un système : ce que fait le langage. Je regroupe tel animal (donc identifié auparavant comme lié à tel autre être vivant, en opposition à certains autres, que je nomme végétaux) avec tel autre dans lequel je discerne des similitudes, pour en faire une « catégorie » : une espèce, une famille, etc.
Le langage distribue nos expériences, chaque mot constituant des catégories : hommes, femmes, ethnies, etc. Même « je » est une catégorie : elle présuppose à la fois une unité des éléments qui me constituent, et une permanence des « moi » successifs.
Et on voit à ces exemples les risques de cette démarche de système : regrouper des éléments dans un ensemble non pertinents, et réciproquement distinguer des éléments qu’on gagnerait au contraire à associer.
Ainsi le concept de race, fondé sur les différences de couleurs de peaux, est pointé comme non pertinent par la science moderne : puisqu’on ne peut pas repérer d’invariants significatifs dans cette répartition, ni de traits prévisibles (critère déterminant de la prédictivité), comme l’intelligence, les aptitudes, les comportements, etc.
Cet exemple trivial montre à quoi tient le risque, et la parade pour le désactiver : nous pouvons construire toutes les catégories imaginables (et nous le faisons !), on pourrait inventer une catégorie qui rassemblerait les courgettes, les ordinateurs portables et les gens de plus d’1m63 : on ne le fait pas, parce qu'elle apparaît comme évidemment loufoque, et surtout parce qu'elle ne nous sert à rien.
Je trouve très importante cette notion d’utilité : ce n’est jamais pour rien que nous construisons des catégories dépourvues de pertinence : souvent, et c’est le cas du racisme, et de la xénophobie, elle sert à légitimer une oppression.
Nous « avons besoin » de différencier les champignons comestibles des vénéneux. Et, si nous nous trompons, nous risquons l’intoxication. Identifier les catégories végétales et animales nous permet à la fois d’en prédire la mangeabilité (même chose pour nos goûts : je ne recommence pas à chaque fois à goûter les épinards : l’équation épinards-pas bons m’épargne des déboires gustatifs), et les conditions de chasse ou de culture.
Avec, toujours, le risque, inhérent à tout système, de systématisme, au sens de processus mécanique, faisant l’économie de la remise en question, et de la confrontation à l’expérience.
Les parades, et la science contemporaine recourt (en théorie : dans les faits, elle y déroge parfois, et c’est toujours une source d’erreur) à ces conditionnalités de la validité d’un système, sont assez simples, et nous nous les utilisons dans la vie quotidienne (mais, justement, de façon pas « systématique » : il est frappant de constater comment certains – tous ? – sont efficacement rationnels dans certains domaines, leur métier par exemple, et cessent de l’être quand interfèrent certaines motivations, assez simples à identifier, comme les préjugés, l’intérêt – ce qu’une personne croit être son intérêt) : la vérification (systématique ! Ou systémique) par l’expérience de l’adéquation entre la conclusion obtenue et l’expérience, et l’attitude critique : le fait de savoir qu’on ne sait pas, qu’on ne peut pas savoir, que la complexité du réel et l’insuffisance de nos processus cognitifs risque en permanence de mettre en défaut nos représentations, permet une vigilance, un qui vive permettant de détecter le plus tôt possible une erreur, et de la corriger. Dans une sorte de mouvement permanent entre théorie et vérification pratique, corrections successives. L’idée même d’apprentissage. Nous sommes capables (pas tous, et pas à tous les coups) de corriger l’inévitable simplification du systématisme. Et l’autre est ici un instrument irremplaçable : son éventuelle divergence est une occasion de sortir de notre évidence tautologique. Comment pourrais-je ne pas penser ce que je pense ? En entendant qu’il y a un autre qui ne le pense pas, qui a peut-être tort, ou nous avons tort l’un et l’autre, mais qui m’offre l’opportunité de reconsidérer ma croyance.
Je trouve libératrice l’attitude des scientifiques modernes qui, contrairement au dogmatisme non seulement religieux, mais aussi du Positivisme du XIXe siècle, établissent des « modèles » : il ne s’agit plus de « trouver la vérité », mais d’énoncer, provisoirement, que « tout (les données recueillies pour l’instant) se passe comme si. »
Le recours à des systèmes, qui nous évite l’incohérence d’une sorte d’aphasie, qui serait incapable de « reconnaître » (des continuités de formes, de fonctions), ne me paraît pas inéluctablement condamné à la méprise, simplificatrice et généralisante, s’il est corrigé par ces précautions.
Cela vaut aussi pour ce qui m’apparaît comme des fourvoiements de certains positionnements « de gauche » : je ne nous vois pas condamnés à une fatalité de l’échec, j’observe au contraire que « ça progresse » : très lentement, et de façon titubante, avec de nombreux retours en arrière. A condition, là aussi, de mobiliser ce que nous savons (croyons savoir, pensons) des époques antérieures. Bien sûr toute Histoire est une construction (un « modèle », au sens physique) altérable par nos a priori, l’insuffisance de nos connaissances ou la tentation de ne retenir que certaines données (celles qui nous arrangent), nos allégeances (Tite Live, parmi tant d’autres : quels César servons-nous, qui nous emploient ?). C’est un outil : en ayant repéré les lacunes, les risques de se couper, possibilité nous reste de l’utiliser, avec précaution et confrontation à la démarche des autres.
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