Elle s’assoit sur le môle. Au loin,
la barque. Elle ferme les yeux. Elle sent la caresse du soleil sur son visage. Elle
est en vacances. Elle s’est donné le droit. Elle leur a confié les enfants. Gentil
couple de vieux, souriants, les parents de son mari. Ils lui ont dit : « profite
bien de tes vacances » Elle n’en a pas l’intention. Elle entend le ressac,
il la berce. Elle ne veut pas : profiter, calculer, rentabiliser. Elle sent
le sable humide sous ses fesses. Elle a des envies. De cinéma, de clairière, de
méditation, de dromadaire. La barque s’est rapprochée du phare. Elle n’a pas
retenu de chambre. N’a pas réservé, pas consulté de guide, pas organisé son
voyage. Elle voudrait être au présent. Elle ne sait pas où le temps est passé. Elle
avait seize ans, elle partait pour la vie, elle ne savait pas où. L’image d’après,
elle s’est retrouvée avec des enfants à amener à l’école, des amis à recevoir à
la maison, un homme à traiter comme un mari.
On ne dit bien que ce qu’on ne
sait pas. Au milieu, bien sûr, il y a eu la musique, l’insolite, la chambre qu’on
découvre, le piano écouté dans un bar. Il y a eu le vert et le rouge, le rêve
et le plaisir, le poète et la plage. Elle a eu des rencontres. Elle a eu des
passions. Elle ne s’en souvient pas. Quand le mystère s’est-il mué en liste des
courses ? Qu’est devenu le visage qui la troublait la nuit, qui brillait dans
le soleil ? Quand a-t-elle cessé de rire sans savoir de quoi ? Il y a
eu les enfants et elle est devenue mère. Ils ont eu l’appartement et elle a
cessé d’être nomade. Il y a eu leur histoire et les mots se sont effacés. Elle s’est
mise à lire des romans, au lieu de les vivre.
On ne dit bien que ce qu’on ne
sait pas, mais à qui parler ? elle voudrait quitter le trop-plein de la
ville, s’enfuir, mais la barrière est invisible, la muraille qui l’enserre, la
prison de verre. Il y a le bruit et les contraintes, les horaires du boulot, la
gentillesse pâteuse des collègues, l’ennui poli de la fête des mères, les
vêtements si convenables qu’elle choisit avec tant de soin, il lui dit qu’elle
s’habille bien, ils lui disent qu’elle est élégante, tous ils trouvent qu’elle
a du goût, mais elle voudrait les arracher, ces habits qui l’effacent, qui lui
brûlent la peau, qui étouffent son souffle, les mettre en lambeaux, les lacérer
jusqu'à ce qu’affleure à la lumière sa peau qui palpite. Elle voudrait avoir un
corps, de nouveau, un corps de femme exhibé à la lune, offert à la gifle du
vent. Avant qu’il ne se dessèche. Avant la mort. Avant la vieillesse, qui
rampe, qui ronge autour d’elle les gens qu’elle ne reconnaît plus. Ses parents
qui s’amenuisent et disparaissent déjà dans le néant. Les parents de son mari
qui dressent en vain le bouclier poreux de leur politesse affable. Son mari,
qui est un mari. Un mari. Quel drôle de mot. Quelle stratification d’une
promesse folle. L’insolite s’est figé en statut. Le pouvoir de la réussite a
dévoré l’homme. Le directeur des ventes a pris la place du poète.
Elle est assise sur le môle et le
monde tournoie tout autour d’elle, les mots s’arrachent d’elle comme une
hémorragie de solitude, et la nuit vient doucement se poser sur ses épaules.
On ne dit bien que ce qu’on ne
sait pas.