mercredi 7 mai 2014

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas.



Elle s’assoit sur le môle. Au loin, la barque. Elle ferme les yeux. Elle sent la caresse du soleil sur son visage. Elle est en vacances. Elle s’est donné le droit. Elle leur a confié les enfants. Gentil couple de vieux, souriants, les parents de son mari. Ils lui ont dit : « profite bien de tes vacances » Elle n’en a pas l’intention. Elle entend le ressac, il la berce. Elle ne veut pas : profiter, calculer, rentabiliser. Elle sent le sable humide sous ses fesses. Elle a des envies. De cinéma, de clairière, de méditation, de dromadaire. La barque s’est rapprochée du phare. Elle n’a pas retenu de chambre. N’a pas réservé, pas consulté de guide, pas organisé son voyage. Elle voudrait être au présent. Elle ne sait pas où le temps est passé. Elle avait seize ans, elle partait pour la vie, elle ne savait pas où. L’image d’après, elle s’est retrouvée avec des enfants à amener à l’école, des amis à recevoir à la maison, un homme à traiter comme un mari.

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas. Au milieu, bien sûr, il y a eu la musique, l’insolite, la chambre qu’on découvre, le piano écouté dans un bar. Il y a eu le vert et le rouge, le rêve et le plaisir, le poète et la plage. Elle a eu des rencontres. Elle a eu des passions. Elle ne s’en souvient pas. Quand le mystère s’est-il mué en liste des courses ? Qu’est devenu le visage qui la troublait la nuit, qui brillait dans le soleil ? Quand a-t-elle cessé de rire sans savoir de quoi ? Il y a eu les enfants et elle est devenue mère. Ils ont eu l’appartement et elle a cessé d’être nomade. Il y a eu leur histoire et les mots se sont effacés. Elle s’est mise à lire des romans, au lieu de les vivre.

On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas, mais à qui parler ? elle voudrait quitter le trop-plein de la ville, s’enfuir, mais la barrière est invisible, la muraille qui l’enserre, la prison de verre. Il y a le bruit et les contraintes, les horaires du boulot, la gentillesse pâteuse des collègues, l’ennui poli de la fête des mères, les vêtements si convenables qu’elle choisit avec tant de soin, il lui dit qu’elle s’habille bien, ils lui disent qu’elle est élégante, tous ils trouvent qu’elle a du goût, mais elle voudrait les arracher, ces habits qui l’effacent, qui lui brûlent la peau, qui étouffent son souffle, les mettre en lambeaux, les lacérer jusqu'à ce qu’affleure à la lumière sa peau qui palpite. Elle voudrait avoir un corps, de nouveau, un corps de femme exhibé à la lune, offert à la gifle du vent. Avant qu’il ne se dessèche. Avant la mort. Avant la vieillesse, qui rampe, qui ronge autour d’elle les gens qu’elle ne reconnaît plus. Ses parents qui s’amenuisent et disparaissent déjà dans le néant. Les parents de son mari qui dressent en vain le bouclier poreux de leur politesse affable. Son mari, qui est un mari. Un mari. Quel drôle de mot. Quelle stratification d’une promesse folle. L’insolite s’est figé en statut. Le pouvoir de la réussite a dévoré l’homme. Le directeur des ventes a pris la place du poète.
Elle est assise sur le môle et le monde tournoie tout autour d’elle, les mots s’arrachent d’elle comme une hémorragie de solitude, et la nuit vient doucement se poser sur ses épaules.
On ne dit bien que ce qu’on ne sait pas.

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