vendredi 7 février 2025

La lune du loup

 

                                                           La lune du loup

 

Je suppose que le téléphone a sonné vers quatre heures cette nuit-là. On attendait la nouvelle. Marie-France était partie. Son esprit. Ce qu’il en restait, le peu qu’il en restait, les derniers fragments de son identité, s’était définitivement séparé de son corps. Dissous dans l’air épais d’une chambre déserte. Je suppose qu’on voyait les lumières oscillantes du monitoring. Le corps s’est détendu, inerte, soulagé de son fardeau, tout ce qui reste d’une vie de femme, après. Et son nom. Et les souvenirs. C’est comme si l’être se cassait en deux. Du côté obscur, invisible, inaccessible, la fonction vitale, l’esprit, l’identité, le sujet, désirant et agissant. De notre côté, tangible et matériel, le « corps », assemblage inutile désormais d’organes et de muscles, d’os, de tendons, rendus à la stricte dimension de la matière. Rien. L’apparence de Marie-France, quelque chose comme son image. Un avant et un après. Un avant, de souvenirs, d’images en mouvement, son regard, sa voix, ses paroles, qui perdurent. Et un après sans après. Ça a cessé. On ne sait pas quoi, au juste, on dit « la vie » faute de mieux, l’impuissance des mots à rendre compte du réel, qui rassurent. La fin des possibles. C’est cette fracture, ce moment de bascule, que nous nommons : mort. Un mot, comme le bruit sourd d’une porte qui se referme. On ne se reverra plus, on ne fera plus ensemble, les repas joyeux partagés, avec toutes les filles, et les gendres, et les enfants, les promenades, et c’est cela qui fait peine, on n’accepte pas, on voudrait se rebeller, on est impuissant. Il faut laisser derrière nous celle avec qui nous aimions être, il faut laisser l’ombre descendre en nous, le silence, juste cette ombre que les mots essaient de remplir, d’effacer. Laisser la mère avec le père, devenir souvenirs, images de moments, rires de joie et de fêtes, qui perdurent, il reste ça, pendant que les filles et les gendres, et les enfants, et les amis, retraversent le labyrinthe des tombes, leurs bras qui se frôlent et leurs voix qui murmurent leur font une barrière de tendresse contre la peine, contre la perte, il leur reste ça, tous ces souvenirs, tous ces moments qui ont été vécus, et toute cette vie qu’ils ont à inventer, encore, de nouveau. Après la lune du loup.

Monde idéal

 

Monde idéal

 

Je sais un monde, ma sœur,

Tout empli de beautés et de grâces.

Là, tout n’est que luxe, calme et volupté.

Les jours y sont pareils à de longues fiançailles,

Les rires avec l’amour dansent

D’infinies farandoles sous des soleils sereins

Les sens et le désir y sont le seul office,

Aimer, la seule tâche,

Et célébrer le jour, et la vie, le bonheur.

La beauté, la jouissance,

Toutes les voluptés

Occupent chaque jour.

 

Les guerres ont cessé, faute de combattants,

Tout n’est que paix, bonheur et volupté.

On n’y voit ni la haine, ni l’envie,

Car aucun n’est privé de ce dont d’autres jouissent.

Nul ne broie sous sa loi les désirs de ses frères :

Le fort fait de sa force un rempart pour le faible,

Si l’un parfois s’égare,

Tous vont à son secours.

Des baisers, des caresses

Adoucissent les peines,

On fait aux affligés

Des ailes de tendresse.

A rien nul n’est contraint,

Chacun de ses talents fait librement l’offrande

Et recueille le fruit de l’industrie de tous.

Aucune vérité

Ni aucune croyance

Ne prétend expliquer

Ce que serait le monde :

Il est,

Ce que nous en vivons,

Rêve heureux, songe amer,

Chemin couvert de roses ou parsemé d’épines

 

C’est un monde, ma sœur,

Où les amants se donnent, innombrables et doux

Comme les nuits,

Où le frère soutient le frère,

Où nul n’est étranger.

Où nulle vaine gloriole

Ne vient ternir la paix

 

Les parfums et les fleurs

Tournent dans l’air du soir,

Valse mélancolique et langoureux vertige

 

Un tel monde, ma sœur,

N’existe pas ?

C’est qu’il nous reste, alors,  

A l’inventer

 

                                                               Psah

 

Le Mariage de Cendrillon

 

                                                            

 

                    C’est le genre de mensonges qu’on ressert à longueur de romances. Qu’on rebat aux oreilles des galériens, pour qu’ils n’arrêtent pas de ramer. Qu’on enfourne dans le crâne de tous les petits garçons et de toutes les petites filles pour qu’ils travaillent bien à l’école, à l’usine, et révèrent toute leur vie Maman et Papa, le Trône, et la vie comme elle va.

Il lui avait fallu du temps, à Cendrillon, pour en arriver là.

Au commencement, tout de suite après que le Prince lui avait mis la pantoufle au pied, elle nageait en plein bonheur (il lui semblait vivre un conte de fées) : la date approchait du Plus Beau Jour De Sa Vie, celui où elle remonterait l’allée dans une magnifique robe blanche de tulle et d’organdi, aux bras de son Prince adoré, qui avait fini par venir, c’était pas gagné, vu l’enfance qu’elle s’était tapée, à frotter les parquets et repriser les hardes de ses sœurs, enfin, tout ça c’était du passé.

Ce furent des semaines d’enchantement et de ravissement, à choisir les étoffes les plus délicates, dresser les plans de table, élaborer la liste des invités (il y avait, bien sûr, tous les noms de ce que la Noblesse comptait de plus remarquable, et pas mal de stars du show-biz et du monde des arts), composer le menu du festin, et tant d’autres choses. Mais elle ne manquait pas d’amies, désormais, pour l’aider dans ces tâches, et ses sœurs étouffaient de rage.

Enfin le grand jour arriva, ce fut une cérémonie magnifique, retransmise sur toutes les chaînes, il y avait Stéphane Beurk qui assurait les commentaires, la voix glapissant d’émotion et d’admiration enthousiaste jusqu'au bord de la jouissance. Le Prince était à son avantage, comme toujours, sanglé dans un splendide uniforme de Grand Officier, toutes les belles dames de la Cour roucoulaient et s’inclinaient sur son passage, le Roi essuyait furtivement une larme de fierté, les Courtisans criaient à qui mieux mieux leur allégeance et leur dévouement sans limite, le Bon Peuple, massé à l’extérieur de la Cathédrale (mais on avait installé des écrans géants pour que nul ne soit privé du spectacle), lançait des ovations reconnaissantes et exécutait des danses traditionnelles, il fallait reconnaître qu’on n’avait pas lésiné, ça avait de la gueule.

Une fois bénis par le Cardinal de France, les mariés ressortirent sur la Grand-Place, les commères disaient : « Qu’est-ce qu’ils vont bien ensemble ! », et on poussa des « Hourrah ! » et on lança des déluges de pétales de lys, et on poursuivit la fête jusqu'au petit matin (et certains, même, au-delà).

Un peu intimidée, tout de même, Cendrillon se retrouva pour la première fois dans le lit conjugal, elle découvrit, pour la première fois, le beau corps nu du Prince, qui était à la vérité parfaitement et en tous points athlétique, et pour la première fois se sentit exposée, nue elle aussi, au regard d’un homme. Et le Prince fut en tout, comme il l’était à chaque instant depuis le jour de leur rencontre, prévenant, attentionné, doux et délicat. Cendrillon, sans en comprendre vraiment les raisons, en éprouva un profond soulagement.

Et les mois passèrent, comme une nuée vaporeuse. Chaque matin, Cendrillon, en ouvrant les yeux, devait faire un effort pour se persuader que ce n’était pas un rêve, qu’elle était réellement cette femme comblée à qui rien ne manquait. Le Prince passait lui présenter ses hommages vigoureux, avant que de partir vaquer à ses occupations de Prince, si bien qu’un Heureux Evénement se fit bientôt annoncer, ce qui occupa les gros titres du 20H, et les couvertures des magazines d’actualités mondaines, qu’on pouvait consulter à loisir dans tous les salons de coiffure, les cabinets médicaux, et les offices de notaires.

Et puis un jour le vieux Roi mourut. Il eut quand même le temps de se voir présenter son petit fils, tout le pays fut affligé par cette disparition, et ravi de cette naissance, et on fit encore de grandioses cérémonies (Stéphane Beurk ne savait plus où donner du micro, et sa voix se mit à ressembler de plus en plus au bêlement des chèvres). Il y eut le baptême, il y eut l’enterrement, et puis il y eut le Sacre du nouveau Roi. Tout cela coûtait fort cher, il fallut augmenter substantiellement les taxes et les impôts, ce qui fit que le Bon Peuple se sentit un peu moins enthousiaste et reconnaissant, mais les Courtisans, qui n’en payaient pas, lui firent comprendre la nécessité indiscutable de ce sacrifice (et au besoin, à ceux qui étaient tentés de discuter quand même, les conséquences désagréables d’un civisme trop tiède).

Le nouveau Roi eut bientôt beaucoup à faire. Il partait avec ses amis à la chasse, ou ils restaient dans quelque auberge des jours durant à jouer et à boire, et à Dieu sait quoi d’autre. Cendrillon le vit moins souvent. Puis presque plus. Heureusement, elle avait les soins à prodiguer à son fils pour la distraire de l’ennui. Mais le garçon, en grandissant, devint à la vérité bien capricieux et égoïste, il ne supportait pas qu’on résistât à ses désirs, et il finit par refuser de voir sa mère.

Désœuvrée, Cendrillon errait à travers les couloirs du Palais, désertés par la foule des Courtisans, maintenant que le Prince, devenu Roi, avait transféré ailleurs le théâtre de ses plaisirs. Elle en croisait parfois un ou deux, qui semblaient masquer plus ou moins un sourire à son endroit, comme s’ils étaient au courant d’une chose ridicule qu’elle eût ignorée. Surtout les Demoiselles qui avaient été ses amies empressées, au commencement, du temps qu’elle était encore l’heureuse et enviée future mariée.

Elle dut se résoudre à constater que le roi ne visitait plus sa couche, mais qu’il montrait un empressement joyeux, y compris en public, envers de jeunes et jolies gourgandines. Ce qui au fond lui était égal, l’intimité dont la gratifiait autrefois le Prince ne lui ayant en fait jamais apporté un agrément bien remarquable, très en-dessous de la peinture exaltée qu’en faisaient certains livres ou magazines. Elle se sentait seulement très seule et désemparée, ne sachant pas quoi faire de ses jours, qui fût tant soit peu utile ou même juste intéressant. Et il y avait les regards moqueurs que beaucoup, désormais, lui lançaient, qui s’accompagnèrent bientôt de murmures, puis de remarques, à peine voilées. L’attitude du roi, les rares fois où il daignait la croiser, se fit plus distante, froide, et même carrément agacée, hostile, presque cassante, si ce n’est méprisante. Cendrillon pleurait beaucoup, ses yeux devenaient rouges, et son nez un peu aussi, sa chevelure, autrefois magnifique, devint rêche, toute en mèches désordonnées. Elle prit du poids. Pour tous, elle ne fut plus qu’un objet de risées. De dégoût.

Il lui arrivait de maudire sa marraine, et ce fameux soir où elle lui avait accordé le cadeau empoisonné de ses sortilèges : voilà bien à quoi l’avaient conduite le carrosse d’or et les chevaux fringants, et la belle robe de bal ! Pourquoi lui avait-on mis dans la tête qu’un jour, son Prince viendrait ? Il était venu, et voilà le résultat !

« C’est bien joli, vos contes cul-cul ! Pourquoi vous faites ça à vos enfants ? Pourquoi vous les faites croire à une vie qui n’existe pas, à des représentations gnangnan qui travestissent la réalité, en les laissant désarmés face aux déceptions ? Pourquoi vous les bovarisez, vous savez bien que certains ne le supporteront pas, ou qu’ils mettront toute une vie à s’en remettre ! C’est par bêtise, par sadisme ou par lâcheté ?»

La fée sa marraine convint de son erreur et promit de se racheter. Elle lui dit :  « Voici ce que nous allons faire … », et elle lui chuchota longuement à l’oreille.

Un matin, on finit par s’apercevoir que la Reine demeurait introuvable. Elle n’était pas dans ses appartements, ni dans aucune pièce du Palais, ni dans les jardins. On en avertit promptement le Roi, qui dit : « Ce n’est pas grave, elle finira bien par retrouver le chemin de son terrier ! », et toute la Cour s’esclaffa du bon mot du Roi, en s’émerveillant de la vivacité de son esprit.

Puis on n’y pensa plus. On oublia que Cendrillon avait disparu. Elle ne manquait à personne.

On approchait des fêtes de Noël. Que chacun espérait somptueuses. Et le Roi annonça une semaine de réjouissances nationales. Il fallut doubler les impôts, cela suscita le mécontentement d’une partie du Peuple, attisé par une poignée d’esprits toujours enclins à critiquer et à semer le trouble. Mais la plupart se réjouirent de cette occasion de s’amuser. Le Jour de Noël, le Roi reçut en la Cathédrale tout son Peuple rassemblé, on venait de loin pour le contempler et lui jurer hommage, et parfois, même, de plus loin encore. Les Messieurs et les Dames de la Cour ne furent pas en reste, et ils entrèrent à leur tour, les bras chargés de présents magnifiques.

L’intensité du spectacle fléchit un, Stéphane Beurk demandait en régie ce qu’il y avait de prévu après, quand soudain tout le monde sentit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Le Roi, occupé à lorgner le corsage d’une Demoiselle du premier rang qui lui faisait des mines, s’en aperçut à son tour : un silence se propageait vers le chœur de la Cathédrale, au fur et à mesure de la progression de quelqu'un qui entrait, et autour de qui l’assemblée s’écartait avec déférence. Il se demanda si ce n’était pas Cendrillon qui revenait au bercail, mais l’idée était ridicule. Et tout à coup, il vit la plus splendide créature qu’il lui ait jamais été donné de contempler. Arrivée devant le trône, plongée dans une révérence qui ne cachait pas grand-chose de ses attraits, s’inclinait devant lui une femme d’une exceptionnelle beauté, enserrée dans une robe toute de tulle et d’organdi, un modèle de chez Dior ou peut-être Balenciaga qui devait coûter les yeux de la tête, si ce n’est la peau du cul. Sa chevelure, ses yeux, sa bouche, sa taille, ses bras à demi dénudés, tout en elle suscita chez le Roi le plus intense des désirs, il descendit de son trône pour l’accueillir, avec effusion, il l’entoura de paroles flatteuses et d’attentions, puis de ses bras, il abrégea les cérémonies, allégea le protocole, faussa compagnie à l’assistance, trouva prétexte pour la conduire à ses appartements, et parvint à la mettre dans son lit. Il passa la nuit la plus enflammée, la plus torride, la plus endiablée qu’un mortel pût rêver. A tout, elle se prêtait avec une docilité et une grâce exquises. Le Roi ne doutait pas de devoir cette bonne fortune à l’excellence de ses qualités, conforme à son rang. (Et chacun dans le Royaume se dit qu’il avait bien du pot d’être le Roi). Il s’endormit enfin comme le plus heureux des hommes.

Au petit matin, il se réveilla, un rai de lumière filtrait à travers l’entrebâillement des rideaux, et le souvenir lui revint lentement de son incroyable bonheur. Des étreintes et des baisers prodigués à cette créature merveilleuse et inespérée. Et il voulut se pencher vers elle, pour la saluer en amant attentionné, et peut-être reprendre leurs ébats où ils les avaient arrêtés. Il souleva délicatement le drap de soie qui recouvrait la visage de l’aimée … Et il poussa un hurlement de terreur ! D’horreur ! D’épouvante ! Et de dégoût ! En lieu et place du miracle de finesse et de splendeur qu’il avait tenu contre sa chair, qu’il avait étreint avec tant de passion, se tenait face à lui une créature hideuse et répugnante, mi-vieille femme décharnée, mi-créature gluante et reptilienne ! Tout en continuant à hurler, il bondit hors du lit, s’enfuit loin de la chambre, ordonna qu’on chasse l’effroyable monstre. Il n’avait pas lu Baudelaire, et cette nuit le dégoûta pour le restant de ses jours de la proximité des femmes.

 

Cendrillon, elle, un jour à l’aube, sans que quiconque s’avise ou se soucie de son départ, avait gagné une contrée voisine,. Elle avait rassemblé ses cliques et ses claques, s’était équipée d’une tenue sans élégance mais pratique pour voyager, et avait marché jusqu'à la station de bus. Personne ne semblait l’avoir reconnue, ou n’avait souhaité le montrer. Elle s’était laissé transporter aussi loin qu’il lui avait paru nécessaire, et là elle était descendue. C’était une petite bourgade paumée dans une campagne insignifiante. Elle avait pris une chambre pas trop chère, et s’était trouvé un job temporaire de serveuse dans un bar, qui assurait sa subsistance. Elle avait fini par remarquer un client qui venait parfois, assez joli garçon et plutôt sympathique. Elle verrait bien.

 

                                                                                                                             Psah