jeudi 10 mars 2022

Effacement

 

Il s’abandonne à la montagne.

Au début, ça ne se voit pas. La libération est lente. La voiture encore tout près, laissée à l’entrée du sentier. Il s’y est débarrassé de ses papiers, son argent, son téléphone. Tous les attributs de son servage. Marqueurs de son identité factice.

Il laisse derrière lui le monde étroit des hommes, leurs rues serpentines et encombrées. Leurs croyances, leurs devoirs, leurs missions. Ce fatras qu’ils nomment « Responsabilités ».

Au début, le sentier monte lentement. Il faut que le souffle se fasse, s’extirpe des muscles endormis. Peu à peu il sort du couvert des arbres blonds. Sans penser aux heures, il monte. En plein ciel.

La montagne à perte de vue. Le regard porte loin. Il s’élance dans le bleu, ivresse, rebondit vers les sommets loin, même l’Ossau, à plus de cent kilomètres, les distances sont abolies. Au milieu des pentes d’herbes, coiffées de fougères, il n’est plus rien. Qu’une créature immobile, insignifiante, chair vulnérable aux griffures minérales et végétales.

Le sentier s’est effacé. Il marche au hasard à travers les prairies, contourne des rochers. Au fur et à mesure qu’il s’élève, l’Océan se déploie, bleu serein. Horizontal infini. On pourrait croire qu’il n’y a jamais eu d’Histoire. Que l’humanité n’a jamais existé, fiction absurde et improbable.

Son souffle se mêle à l’herbe, aux pierres, à l’air, à l’aigle immobile au-dessus de lui. Il n’est plus rien. Il est vivant.

lundi 24 janvier 2022

L'amour au commencement

 

Tous les lendemains. Ça commence chaque jour, dans les secondes de chaque jour, dans les interstices de la vie ordinaire.

Le premier soir, la première nuit, ça ne compte pas : c’est facile.

Le vertige de tes yeux noirs. L’enchantement de ton visage, inconnu familier, mon cœur se gonfle et je voudrais le contempler encore et encore. Les promesses de ton sourire, ce bonheur qu’il me reconnaisse, qu’il me choisisse, entre tous. Les joies annoncées de ton corps, te découvrir, te voir, entière.

Le moment où nos lèvres s’effleurent. S’entrouvrent, se joignent et nos âmes se mêlent. Ta voix, qui m’attend, qui m’accepte.

Notre première nuit. Torrent. Tempête. Apaisement : nous ne sommes plus seuls sur la Terre.

Et pourtant ce n’est pas là que ça commence. Nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Seulement, deux amants inconnus qui se plaisent. Ça ne suffit pas à faire une histoire. Le plus dur, le plus beau, le plus incertain reste à venir.

Quelle belle découverte que ta brosse à dents à côté de la mienne. Tu dors encore. Je te regarde, belle inconnue. Je ne sais rien des contrées de toi à découvrir. Sourire, à ce voyage. Au désir de cette exploration : je vais partir à l’aventure de qui tu es. Je ne le saurai jamais. Ce sera notre mystère. Notre défi. Je t’apercevrai dans les détails de ta vie.

La brosse que tu as laissée sur la commode. Le chemisier blanc tout imprégné des parfums de ta peau. Le livre ouvert à la page où tu as arrêté ta lecture. Tout ce que je ne sais pas de toi. Tout ce que tu montreras de toi. La maison de ton enfance, le quartier où tu as joué, l’école où ton enfance a fait ses premiers pas.

Je vais apprendre le monde comme tu le vois. Ce que tu en détestes, les choses qui te mettent en colère, celles qui te rendent heureuse. Je vais gagner un monde, une autre façon d’être à la vie. Ta vie. La mienne.

vendredi 21 janvier 2022

fucking day

 

La journée commence par ne pas commencer je suis dorming dans mon pageot et j’ai aucune envie d’en sortir fucking day se lever a toujours été un problème pourquoi interrompre un sommeil qu’on va reprendre quelques heures plus tard la vie éveillée n’est qu’une pâle série d’intermèdes entre des plages de rêve il faut y aller boy “come on” je la joue “ Marines “ Go- go- go go 1ére section à la préparation du café 2émé section à l’assaut de la salle de bain shit ils ont pas suivi ça traîne du côté de la table ça ronronne à l’ingestion du liquide brûlant une douce somnolence my God pourquoi aller affronter l’ininterêt exténuant de la vie sociale convoquez-moi les récalcitrants yes sir alors mes gaillards on rouscaille on tire au flanc no sir alors enfilez-moi vos uniformes et prenez-moi cette colline d’assaut staight right sur le monde

cesser de penser de ressentir supporter les gifles répétées de la douche s’habiller avec la tenue coercitive du rôle social pas les tissus flottants du bien être mais pantalon chemise chaussures ajustés qui fassent sérieux mise à distance de soi et des autres costume de scène qui vient rappeler Mister Bloom que vous êres là pour remplir une fonction vous officiez vous vous effacez derrière votre rôle les clefs dans une main le cartable dans l’autre vous vous enfournez dans ce premier lieu social qu’est la voiture, réseau de codes à respecter conduite à tenir réfréner ses pulsions ne pas trop accélérer il faut se convaincre de redevenir cette créature responsable ce citoyen respectueux du bien public my ass c’est just a capitulation devant la force publique incarnée par les cognes embusqués

 ça y est Mister Bloom est devant la citadelle des murs des grilles et des portes fermées à clef ça va être l’heure d’entrer en scène attendre seulement la sonnerie le signal formaté du départ interpréter le grand rôle du Passeur de Savoir tout en sachant que ce savoir-là débouche en impasse ce n’est pas de ça qu’il faudrait parler ce discours apprêté sur une technique maîtrisée qui serait la littérature bullshits les écrivains dont des alcoolos des camés des paumés des pédés pas tous mais ils n’ont pas écrit pour être morcelés en 4 rangées de 7 bureaux

            Soyons honnête au détour d’une ligne à l’improviste d’un commentaire la parole dérape oublie le carcan disciplinaire accroche l’auditoire et il se passe quelque chose de vrai : des gamins se collètent à leur pratique de la langue font l’experience de la pensée ces fois-là on ressort avec plus d’énergie qu’à l’arrivée

            Il ya des jours où l’on rentre victorieux de la guerre sociale

            Il y a des jours et des jours

mardi 30 novembre 2021

Big Brother is coming (sur un article de Reporterre) : Saint QR Code, priez pour nous !

 

QR code : toujours sous l’œil de l’État

Gaspard d’Allens (Reporterre), 27/11/2021

 https://reporterre.net/QR-code-toujours-sous-l-oeil-de-l-Etat?utm_source=newsletter&utm_medium=email&utm_campaign=nl_quotidienne

 

Intéressant article : de quoi "QR code" est-il le nom, ou le symptôme, ou le commencement ...?
Paradoxe : le "contrôle total", fantasmé par les théories complotistes à propos des vaccins (et leurs "puces 4G" ...), se profile peut-être (voir les exemples en Chine de surveillance des populations !) au vu et au su de tous, comme un jeu : joyeusement, je scanne, tu scannes, nous scannons ...
C'est une tendance historique forte : la soumission des populations s'est souvent faite avec leur participation, leur approbation (d'abord), voire leur adhésion enthousiaste. Aujourd'hui, séductions de la technologie !... 

Nouvel avatar de la « servitude volontaire », mise en évidence par La Boétie au XVIe siècle : l’idée, paradoxale, que nous contribuons à établir les dominations dont nous nous plaignons (et que nous combattons, par ailleurs).

Une part de nous (et une partie d’entre nous plus encore) aime le « contrôle », le souhaite, le réclame : celui des autres, d’abord et surtout, des comportements déviants, de toutes ces altérités bizarres dont nous ne comprenons pas l’intérêt, ces pratiques qui nous dérangent, nous choquent : « il est temps d’y mettre bon ordre ». Que fait la police ?

Les « marginaux », les étrangers, bien sûr, avec leurs coutumes pas coutumières, tous les pas comme nous sont suspects, suspectables de malveillance, d’en vouloir à notre intégrité, à nos biens, à nos femmes, peut-être !

Alors, contrôle ! Vos papiers, s’il vous plaît ! Ça ne date pas du passe sanitaire, devancé par le passe port (on ne sort pas sans montrer patte blanche), la carte d’identité (vous êtes qui, vous ?), permis de (se) conduire, papiers du véhicule, certificat d’immatriculation, de propriété, de bonne moralité … On est fichés : on est fichus. Alors, le QR code (Priez pour nous !), pensez ! Le Graal du Saint Contrôle, plus de risques qu’il y ait des infiltrés, avec leurs barbes et leur kalachnikov, des contaminés pleins de postillons, des immigrés aux appétits insatiables, sous prétexte qu’ils n’ont rien à becqueter. Plus de tire-au-flanc abusant des « aides sociales », au lieu de « se lever tôt » pour « traverser la rue et trouver du boulot ». Plus de rôdeurs aux intentions glauques, suintant de désirs illégitimes : z’avez recueilli le Consentement Explicite, avant de concupiscer … ?

C’est pas d’aujourd'hui : les braves gens, les gens (de) bien, les gens normaux, ne doutent pas qu’il y ait des âges légaux, des substances autorisées, des comportements légitimes, des modes de vie sains et vertueux, des fréquentations recommandables, des propos vertueux, des œuvres édifiantes, des activités dignes d’intérêts …

Les leurs. Les autres, par définition, par soustraction, de toute évidence, sans faire de politique, ni la morale, on peut pas non plus accepter tout et n’importe quoi : va falloir que ça cesse.

Alors, contrôlez-moi tout ça ! Et embarquez tout ce qu’est pas conforme, aux normes, dans les clous : surveillance !

Si un mystérieux labyrinthe noir sur un bout de papier peut faire ça tout seul, avec un nom tout magique vu qu’on le comprend pas (« QR code », ça a des parfums de « Da Vinci code »… .Ça veut rien dire mais ça mélange le Pouvoir de la langue américaine aux paillettes de la célébrité, donc c’est automatiquement sexy), c’est le triomphe de la technologie, là où elle rejoint la magie des anciens contes, comme les portes qui coulissent devant nous, les lumières qui s’allument toutes seules, les objets qui parlent, les voitures qui bougent sans qu’on les conduise : ça se fait sans nous, sans qu’on ait besoin d’agir : suffit juste de le souhaiter, nous vivons un conte de fées, « Jolie table, couvre-toi de mets succulents ! » …

Ça se fait tout seul, donc c’est pas nous : on peut pas être tenus pour responsables, si ça merde, si ça dérape, si ça saigne un peu, si ça reconduit aux frontières jusqu'à la misère et aux machettes assassines, si ça entasse les indésirables dans des dépotoirs reculés :

Le QR code, c’est un rêve de gamin exaucé : de consommateur en (et de) série qui n’a pas très envie qu’on lui gâche son plaisir en spécifiant sur l’étiquette combien de gamins il a fallu esclavagiser en Afrique ou en Asie pour lui livrer à temps son joujou flambant neuf, son bijou technologique hors de prix qui proclame à quel point il est dans le coup, tendance, à la page : du côté des Winners.

C’est le cauchemar, devenu réalité, dont on se réveille, pour découvrir qu’on est dedans.