1981. Septembre. 23 ans.
J’ai reçu le très officiel
document qui officialise le début de mon servage. Professeur certifié
stagiaire, affecté pour trois ans dans l’Académie de Bordeaux.
Ben, c’est toi qui as
choisi !
Vraiment ?
Quelles étaient mes autres
possibilités de « choix » ? Serveur chez McDo, agent
d’assurance, femme de ménage, ouvrier sur un chantier, avocat … ? Ça fait envie. Ça sent l’éclate, on devine
tout de suite que les quarante prochaines années vont être intenses.
On te demande pas de
« t’éclater » : tu prends un boulot, et puis c’est tout, comme
tout le monde, et tu fais pas chier.
C’est bien ce que je dis.
Et ça commence déjà mal :
rentrée en septembre, au lieu de novembre, à la fac. Qu’est-ce qu’il faut pas
faire, pour gagner de la thune !
Mais qu’est-ce qu’il faut faire, d’ailleurs ?
Aucune idée de ce qu’on attend de
moi, précisément.
Aucune idée, à quelques jours de
la rentrée, de la ville où on va m’envoyer. Quelque part en Aquitaine.
Démerde-toi pour te loger, une fois que tu sauras. C’est pas le problème du
Rectorat. Bienvenue dans le monde bureaucratique, où des inconnus manipulent
des vies à l’aveugle, ils gèrent sur le papier des ressources en personnel.
« Avec l’assurance de ma
totale considération, veuillez croire, cher Monsieur … »
Aucun de nous n’a jamais
enseigné. Jusqu'à l’année précédente, les stagiaires commençaient par aller
voir comment on fait cours : ils étaient trois à s’installer pendant un an
au fond de la classe d’un professeur expérimenté, observaient, se risquaient à
prendre la classe en charge pendant une heure, discutaient des points à
améliorer avec leur tuteur.
Dispositif de bon sens et
beaucoup trop coûteux. Le très libéral Giscard et sa modernité nous lèguent un
dernier progrès : tout de suite sur le trottoir, au turbin comme des
grandes. On nous met au volant d’une classe grandeur nature, sans la moindre
leçon de conduite préalable, avec de vrais gosses dedans. L’essentiel, c’est
les brochures qui rappellent que « L’enfant est au centre du système
éducatif », et tout le bla-bla administratif qui insiste sur nos devoirs
et obligations.
Mais c’est comment qu’on fait cours ?
Ça doit pas être bien sorcier,
après tout, tout le monde a passé son enfance à l’école, y a qu’à faire comme
dans ses souvenirs. C’est que des cours, après tout, c’est pas comme si on
opérait à cœur ouvert.
Mes copains, ça les fait
stresser, ça les indigne, Comment ! L’Ecole de la République ! C’est
pas comme ça qu’on traite des êtres humains, les Droits de l’Homme, tout
ça !
Moi, ça me fait rigoler, ce
bordel. Ça me met à l’aise. Ça nous montre le sérieux du cirque, le niveau de
performance qu’on attend de nous : du jour au lendemain, on va arriver
devant des gamins (collège ? lycée ?), pas préparés, sans connaître
le programme, sans la moindre idée du cours qu’on va faire. Ça dit assez
l’estime en laquelle on nous tient, et l’éducation des masses (rassurons-nous,
aucun gamin de bonne famille n’aura à subir les tâtonnements de ces profs
expérimentaux : on nous affecte dans des collèges de campagne, des lycées
périphériques, moyens supplétifs, bouche-trous là où il y a des manques, sans
considération de questions pédagogiques ou pratiques.)
Mais j’ai pas de voiture !
Fallait y penser avant. Prenez
les transports en commun.
Mais y en a pas !
Faites au mieux. Soyez, le 2
septembre, à 8h30, au collège de Labouheyre. 80 kilomètres au sud de Bordeaux
par l’autoroute, mais j’ai pas encore de voiture (la faute à Anne). Bienvenue
dans la grande famille de l’Education nationale !
Mes copains, ils stressent. Ils
se plongent fébrilement dans les manuels, bossent les programmes, ils préparent. Ils voient pas que c’est pour
de semblant, comme au théâtre, que personne leur demande de réussir quoi que ce
soit : être prof, c’est être là, « à son poste ». C’est une
équation sociologique : à raison de 35 élèves en moyenne par classe,
calculez combien il faut recruter de profs pour que chaque gamin soit gardé. Garde-gamins,
comme il y a des gardiens de vaches ou des garde-barrières, sauf que les
gamins, ça a plus tendance à se barrer où il faut pas, faire gaffe aux
assurances, les parents nous les confient, « Surtout faites bien
l’appel ! », on insiste bien là-dessus, pour le reste on improvise.
J’ai un avantage (partagé avec
beaucoup d’autres) : toute mon enfance, j’ai vu ma mère s’épuiser sur des
copies affligeantes, à préparer minutieusement des cours auxquels ses élèves ne
prêtaient qu’une inattention agitée.
J’ai surtout l’avantage que je
suis logique. Quitte à faire rougir le bon Dieu sur sa croix, faut pas avoir
peur d’aller jusqu’au bout d’un raisonnement. S’en fout, des devoirs du petit
soldat. Puisque tout le monde s’en fout, justement : les élèves (pas tous.
L’immense majorité. On s’occupera des cas particuliers le moment venu), leurs
parents, qui veulent surtout savoir leur progéniture au chaud, à l’abri des
tentations et des chauffards pendant qu’ils vont bosser ;
l’administration, qui se doute que dans les conditions qu’elle instaure, on va
pas pouvoir faire grand-chose de bien sérieux, faudrait être le dernier des
couillons pour se mettre martel en tête, pour se faire suer le burnous.
Tant que ça se voit pas.
Attention ! Avec ça, on
plaisante pas. Tout le monde sait bien que tout ce cirque, c’est de la blague,
la Comédie humaine, chacun s’occupe essentiellement de ses fesses, encore que
beaucoup, à force de faire semblant, de répéter à tout-va leur dévouement à
l’Espèce humaine, finissent par oublier, qu’ils jouent le rôle : c’est ça,
un bon acteur, un professionnel qui finit par croire qu’il est le personnage, on en chialerait, tellement il le fait bien,
c’est qu’à la fin, quand les lumières se rallument, quand on te présente la
facture, que tu te rappelles les règles du jeu. Donc, faire semblant, mais avec
tout le sérieux du monde : tu les as vus, devant le Monument aux
morts, brochettes de décorations en sautoir, drapeaux au vent, et trémolos à la
demande. Honneur au sacrifice des Héros pour la Patrie, tout le monde bien
aligné, la main sur le képi, toute l’émotion de ces vies disparues, jusqu'à la
prochaine lubie des Décideurs, On saute sur Kolwezi, Tempête du Désert ou Opération
Barkhane.
Les gens ont cette merveilleuse
schizophrénie, qui les protège. Ils savent, et ils ne savent pas. Apocalypse Now, Né un 4 juillet, ils ont
vu. C’est pas les films et les bouquins qui manquent, en accès libre :
pantalonnades de la chose militaire. Les atrocités du Vietnam, de l’Algérie,
Irak, un peu partout, toujours, ils connaissent. L’obstination meurtrière des
Etats-Majors à Verdun. Mais rien n’y fait. Le jour de la cérémonie, on y croit,
on acclame, on essuie la larme furtive.
Les spectateurs aussi font partie
de la pièce.
Ton banquier, qui te traite en
hôte de marque, et te fait signer n’importe quoi. L’assureur, « Cher
sociétaire », qui n’assure plus. Le toubib qui expédie le patient, parfois
ad patres, il y a du monde qui attend. Pas tous, pas tout le temps. C’est ça
qui est drôle : reconnaître à chaque cas le gars sincère.
Vaste bal costumé, où tu fais tes
premiers pas, qui tourne depuis la nuit des temps, production B. DeMille où on
ne reconnaît plus bien l’accessoire de l’élément d’origine, chaque acteur
récite son texte, plus ou moins bien, tout le monde, sauf les méchants,
assurant tout le monde de son plus parfait dévouement mais les affaires
tournent, quand même, faut bien vivre, faut
pas non plus se laisser plumer, chacun
essaie de faire sa pelote.
C’est le principe de base du
pickpocket : une main sur le cœur, l’autre dans la poche de ta veste.
Mes copains prennent tout ça très
au sérieux, peur de se faire punir, bien inculquée, peur de mal faire, « amour propre »
utilement conditionné à vouloir réussir, illusion complaisante de sa propre
importance (la Mission éducative) …
Qu’est-ce qui le pousse à
s’épuiser à la tâche, le nègre dans son champ de coton ?
Dans quelques jours, c’est la
rentrée.