mercredi 9 décembre 2020

Toro !

 

Quand la bête paraît, ça hurle autour d’elle, « Toro ! Toro ! », et des tas d’autres choses qu’elle ne comprend pas, comme une incantation, une invocation à la Mort pour qu’elle vienne, qu’elle s’incarne dans l’animal écumant, la mort qu’on ne voit pas, d’habitude, qu’on sent rôder, sournoise, prête à s’emparer de n’importe lequel d’entre eux, tandis que là, attirée par le fumet du sacrifice, s’ils parviennent à l’attirer, à la piéger dans l’enceinte close, elle prendra la vie qu’on lui offre, ou peut-être, ils ne l’espèrent pas, mais cela reste possible, peut arriver, celle de l’homme de lumière qui l’affronte pour eux. Que ce soit l’animal qui succombe ou l’homme, dans les deux cas elle aura son dû, et les laissera peut-être tranquilles. Ils crient de peur autant que d’excitation meurtrière, de la peur qu’ils ressentent chaque jour et qui leur fait couler des entrailles cette grosse sueur sur le visage.

Ils crient pour conjurer la Mort. Ils l’insultent, ils la provoquent, tant qu’elle est là, presque visible, et ils comptent sur leur Champion souple et intrépide pour l’affronter en leur nom, la repousser dans les entrailles de la terre.

 

Elle entend leurs halètements rauques, leur souffle court, et elle imagine qu’ils ont les mêmes lorsqu’ils se démènent entre les cuisses d’une femme, la même excitation de se sentir des hommes, de dominer ce qu’ils ne savent pas, ce qu’ils ignorent, qui les effraie. Ce sont des enfants effrayés par le monde, qui croient et espèrent que la magie du combat et de la mise à mort les transmuera en hommes, les investira de la force brute qu’ils croient nécessaire pour affronter la vie. C’est parce qu'ils ne sont pas les héros qu’ils se rêvent qu’ils s’agrègent un instant en foule compacte et vociférante. C’est le combat des hommes qui ont peur. Peur de tout ce qui frémit, vibre, échappe à leur contrôle, qu’ils associent aussi bien à l’animal qu’aux femmes. Créatures pareillement incompréhensibles, chargées de désirs qu’ils redoutent, les leurs. Il s’agit toujours de se faire croire qu’on maîtrise. La bête, s’ils la tuent, ils la castreront ensuite, ils en finiront une bonne fois avec ces désirs qui bruissent en eux, aussi, qui les emportent, ces hommes quand ils baisent une femme cherchent moins la jouissance que mettre un terme aux pulsions qui les possèdent. Et puis les peurs, les désirs, renaîtront, et tout sera à recommencer.

Eux qui se résignent à une vie de soumission quotidienne, qui ne trouvent pas le courage de se rebeller, d’empoigner la vie, l’espace d’un moment de folie collective, autorisée, de carnage licite, ils retrouvent leurs corps, par la procuration de celui qui tient l’épée, tout proche du pelage fumant, de son odeur de vie, d’humeurs brûlantes, ils vont enfin pouvoir déverser leur violence brute, chair contre chair, cruauté contre cruauté, dans cette lutte à mort, et ils espèrent que celle de l’homme triomphera, sa supériorité d’homme, l’épée qu’il a su forger, les habits de puissance dont il s’est paré, comme un talisman, les stratégies qu’il a su apprendre. C’est eux, cet homme, dans l’arène, et il affronte pour eux tout ce qu’ils ont à vaincre, croient-ils : les hontes de leur faiblesse. Leurs terreurs de la nature. La violence qui les consume.

 

Elle ne souhaite pas seulement la victoire du taureau.

 Elle aimerait qu’il se métamorphose. Qu’apparaisse à la place, sous leurs yeux ébahis, effarés, un être gracieux et beau. Qui s’affranchisse des règles de l’affrontement. Qui se dérobe aux coups, à l’épée qui menace. Comme un rêve de femme, malicieuse, aérienne. Le matador, d’abord désemparé par la transformation, la brute lourde et menaçante remplacée soudain par cette femme au corps délié, enveloppée de voiles, machinalement frappe l’air dans sa direction de son épée tremblante, inquiet de ne pas comprendre, frustré de gloire et de sang. Agile, elle l’évite, s’élance autour de lui, l’entoure d’une danse folle et gaie, l’arène de mort se change en scène de beauté, et le public, par habitude, s’écrie « Olé ! » comme un seul homme, à chaque figure qu’elle fait. L’homme d’épée se fait danseur aussi, il oublie les combats, les honneurs, et la gloire, il est pris dans le charme de ses voiles qui volent, ils volent tous les deux, toute la nuit, la fête, et la foule crie « Olé ! ».

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