La morale est probablement l’une des plus abjectes
sécrétions du cerveau humain.
La marque la plus flagrante du conditionnement imbécile
qu’inflige chaque société aux individus que ses dirigeants veulent contrôler
dans leurs actes et jusque dans leurs pensées et émotions
« personnelles ».
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », observait déjà Pascal, après Montaigne :
chaque société, voire chaque groupe social, vénère ses particularités, qu’ils
affirment universelles et « naturelles », en matière de mode
vestimentaire, de pratique religieuse, sexuelle, relationnelle, artistique … Il
est peu de domaines qui échappent aux oukases de la « morale ».
Chacun, sauf peut-être ceux qui ont un peu
réfléchi, étudié, voyagé, s’imagine ses goûts et dégoûts moraux comme évidents,
sans alternative possible : agir, penser autrement, c’est la monstruosité.
Qu’on pense aux signes les plus courants,
objets éternels d’empoignades, dont il importe d’interroger les soubassements
symboliques : qu’est-ce qui est en jeu, dans ces affrontements en
apparence dépourvus d’enjeu, de conséquences ?
Quelles parties de son corps doit couvrir une
femme ? (la question se pose aussi, avec moins de violence, pour les
hommes)
Le sexe, « bien sûr », il y a sur
cette zone quasi-unanimité pour toutes les civilisations, les époques (mais pas
toutes). Encore faut-il noter que les morales naturistes, libertaires, parfois,
n’y voient pas malice : faute, justement, d’en discerner les
mécanismes, et au prix d’une incohérence (il ne suffit pas de le décider pour
abolir une morale, conditionnement profondément ancré).
Mais ensuite, les certitudes divergent :
la nudité des seins ne pose pas de problème à beaucoup de sociétés africaines,
amazoniennes, etc, non plus désormais qu’aux femmes « libérées »
occidentales, mais seulement dans le cadre limité du bord de mer :
l’outrage aux bonnes mœurs est encore brandi pour réprimer les manifestations
des Femen, ou des Pussy Riots en Russie. Là où le maillot deux pièces est
encore l’enjeu de revendications et de répressions dans les pays musulmans les
plus en avance (sur le chemin des libertés), comme il l’était dans l’Espagne
franquiste, en Algérie ou Tunisie par erxemple. « Couvrez ce sein que je
ne saurais voir. »
On mesure ici l’arbitraire et l’incohérence
de ces certitudes locales : plus besoin de franchir les Pyrénées pour
changer de règle, quelques mètres d’écart par rapport au littoral suffisent
pour vous faire passer du Bien au Mal, du décent (étymologiquement, « ce
qui convient » : à qui ? Par rapport à quoi ?) à
l’indécent, du légal à l’illégal ; il n’y a qu’un pas, complexe et évolutif,
de la Morale à la Loi. Les seins nus de la plage ne sauraient se promener dans
les rues. Il en va de même du torse masculin : certains hommes se sont vus
verbalisés, même en station balnéaire, parce qu'ils s’étaient écartés du front
de mer.
Ces exemples, à la fois anodins et
significatifs, permettent d’apercevoir quels mécanismes, quels enjeux réels
sous-tendent ce système répressif qu’on appelle « morale ».
La couverture des cheveux des femmes
(également significatif qu’elles concentrent, plus encore que les hommes, les
interdits moraux) est évidemment un objet d’affrontement beaucoup plus violent
aujourd'hui, avec la conception pour le moins rigoriste d’un interdit
« musulman » (même si pour beaucoup de musulmans, cette prescription
est imaginaire, artifice politique, outil dans la conquête du pouvoir : ce
qu’est toujours la morale). Voilement des cheveux, comme il s’est aussi
pratiqué dans les pays chrétiens, voilettes des femmes
« convenables » ou voiles et cornettes des « bonnes sœurs » ;
ou de parties plus ou moins étendues du visage, du corps des femmes, jusqu'au
sinistre niqab, que même d’austères moralistes s’accordent à juger
« excessif » … A partir combien de centimètres carrés de tissu
bascule-t-on du moral à l’immoral … ?
On voit dans ces exemples quelques caractéristiques
du processus moral : il se manifeste par l’interdit et la
contrainte ; à ce titre, il fait l’objet de combats de ceux qui
n’acceptent plus d’en subir la violence ; il concerne souvent des
questions liées au corps, à la sexualité, et accable plus particulièrement les
femmes.
A noter que ceux qui se mettent à contester,
à rejeter une norme morale, ne mettent généralement pas en cause le concept
même de morale : ils sortent juste l’objet, le comportement qui leur est
pénible du champ moral. Ils conservent un périmètre « de ce qui est
moral », la conception qu’il existerait une limite entre « ce qui est
bien » et « ce qui est mal », simplement le fait incriminé par
le groupe dirigeant ne fait plus partie de « ce qui est mal » :
sortir sans se couvrir la tête, boire de l’alcool, fumer, être à une terrasse
de café, conduire, faire du sport, éprouver du désir, exprimer son désir,
prendre l’initiative amoureuse, faire des études, exercer un métier, des
responsabilités, vivre sans être mariée, ne pas vouloir d’enfants … On
reconnaît ici tout ce dont ont eu (et la liste n’est pas exhaustive) à se
libérer les femmes, principalement, ce qu’elles ont fait plus ou moins, selon
leur pays, leur degré d’éducation, leur classe sociale.
« Immoralité » (donc illégalité) de
se libérer d’un mari oppressant, par le divorce, ou d’une grossesse non
désirée, toujours actuelle dans de nombreux pays, et seulement reculée dans les
autres : une femme qui vient porter plainte contre un mari violent risque
toujours de tomber sous le coup « d’abandon du domicile conjugal »,
si elle le quitte. Et il y a toujours un délai après lequel on ne peut plus
avorter : variable, selon les pays … aujourd'hui, ce sont la GPA, la PMA,
qui cristallisent les débats et les haines.
Evidemment, s’écrieront les « tenants de
la morale ». C’est toujours cet aspect d’évidence, qui ne nécessite aucune
démonstration, qui « va de soi », dispense de toute précaution
intellectuelle que revêt la morale, et, à l’inverse, pour les victimes, les
opposants à cette violence normative, une rébellion farouche, le dégoût, l’horreur.
« Evidence » qu’il est juste et
moral de lapider une femme adultère ; de mettre à mort la femme
infidèle ; ou l’avorteuse ; de tourner le dos à la femme
« légère » ; d’interner ou de « rééduquer » les
homosexuels ; d’enfermer le délinquant ; de mettre à mort le
meurtrier ; etc, etc …
La liste des interdits et des obligations
édictée par les différentes morales est infinie, mouvante, et infiniment
contradictoire : ce que l’un prône et revendique, l’autre l’exècre et le
combat. Ce qui était illégal, abjection, devient autorisé. La loi, cette liste
baroque de « ce qui est permis » et « ce qui est
interdit », inscrit dans la réalité matérielle les caprices moraux du
groupe (momentanément) au pouvoir (et de ses intérêts).
Prescriptions et proscriptions changent et
s’inversent au hasard des luttes de clans ou de classes, des guerres, des
évolutions des mentalités, progressions de la science ou des philosophes, qui
mettent en doute le bien-fondé de telle certitude morale du moment, réussissent
à en démasquer l’arbitraire, la fausseté, l’aberration.
Mais, dans ce tohu-bohu, ce capharnaüm, cette
Tour de Babel, la croyance en La morale, le fait même que, malgré tous ces
changements et ces contradictions, il puisse,
il faille Une morale, a la peau
dure …
Parce qu'au fond, ce n’est bien sûr pas
« la » morale, notre morale, ce en quoi nous croyons, qui nous
gêne : c’est la morale des autres … Que nous nommons immoralité.
Nous ne revendiquons la liberté que pour
nous-mêmes, et ceux qui nous ressemblent : nous voulons bien assujettir
les autres à nos principes. Nous y voyons même un devoir.
La morale est donc nécessitée par un principe
de domination. Sur le fait que, ce que je crois, l’autre doit le croire. Ce que
je trouve bien, l’autre doit le
trouver bien aussi, ou tout au moins s’y conformer. Ce que je trouve mal, le
condamner, et s’en abstenir.
La morale est le fruit et le moyen du désir
de domination.
Moyen, en ce qu’elle constitue un tour de
passe-passe qui « objective », prétend légitimer en-dehors de moi et
sans lien avec mes intérêts, mes convictions, mes représentations, mes
préférences : et les rendre à ce titre plus acceptables par ceux à qui je
les impose.
La propriété est une vertu inattaquable pour
celui qui est propriétaire. Ou celui qui espère le devenir. Et pour ceux qui se
sont laissé faire accroire qu’il en allait ainsi du fait « de l’ordre du
monde », de la nature des choses. « La volonté de Dieu », dans
les sociétés encore inféodées à des croyances surnaturelles. Le
« mérite », dans un système républicain,où cet équivalent
« moderne » de la « vertu » désigne un surcroît d’efforts
ou « d’intelligence », tous ces termes hasardeux faisant eux-mêmes
l’objet des définitions les plus opportunistes, avec la caution des prêtres du
moment, qu’ils portent robe ou blouse blanche.
Pour l’avantage le plus exorbitant, il s’agit
toujours de cautionner une « raison », une explication quelle qu’elle
soit : de convaincre.
La morale est fonctionnelle (c’est pourquoi
on ne peut se contenter de la « supprimer » comme une simple anomalie
de l’histoire, comme l’ont pensé un peu vite certains mouvements
contestataires, libertaires notamment : ils ont subi le « retour de
bâton » d’une morale « niée » mais reconstituée sous une forme
nouvelle, d’autant plus virulente et pernicieuse que déniée. L’inverse d’une
morale n’est pas une absence de morale). Dans la compétition générale que se
livrent les êtres, pour la survie, l’accès aux moyens de subsistance et de
plaisir, l’édiction d’un code moral (formalisé le plus souvent en code
religieux et code légal – mais qui peut exister sans, et à côté, de ces formes
explicites) permet d’instituer un ordre, une continuité : « une fois
pour toutes », et « pour tout le monde » (tout un groupe,
régional ou social), une cartographie des comportements et des pensées sur
lesquels, ou d’après lesquels fixer les miens. Plus facile et rapide que
d’avoir à chaque fois, pour chaque situation, et à chaque relation, fixer des
règles du jeu, convenir de ce qui sera apprécié ou refusé. Ainsi du « Tu
ne tueras point », idéal peu compatible avec la réalité conflictuelle, et souvent
borné au groupe qui l’énonce : aux « semblables ».
Une « morale » est un système fixe
de valeurs binaires (permis/interdit) qui s’impose au comportement de chacun à
l’intérieur de tout un groupe.
On voit ce qu’un tel système a de rassurant,
de facilitant. Il réduit les conflits, une fois admis ce qui est possible et ce
qui ne l’est pas.
Il définit à combien de nourriture j’ai
droit. A combien de femmes, selon la norme instituée, polygamie illimitée, ou
réduite à quatre (pourquoi quatre ?
A partir de cinq on tombe dans
l’abomination ?), ou monogamie stricte (mais amendée par de multiples
« arrangements », adultère plus ou moins dissimulé, Favorite des rois
Très Chrétiens, mariage temporaire pour la « pieuse » Arabie
Saoudite, légitimation et légalisation de la prostitution). Le fait que je
doive, ou pas, fournir un travail pour accéder à la nourriture et aux autres
biens ; combien d’heures, et le taux de rémunération de ces heures …
Peu de gens doutent aujourd'hui qu’il soit
« moral » (juste, et donc acceptable) qu’un médecin gagne beaucoup
plus qu’une infirmière, un ingénieur qu’une femme de ménage (la fameuse
question du « mérite » : ils l’ont gagné !), sans qu’on
sache très bien pourquoi le temps passé par l’un ne vaut pas celui de l’autre,
ni en quoi des années « d’études » justifierait un taux horaire
supérieur … « Il va de soi » que l’universitaire doit gagner plus que l’instit : pour l’universitaire, qui n’a
pas à culpabiliser de son apanage, et pour l’instit (la femme de ménage, etc),
à qui on a fait croire qu’il était « logique » et « juste »
qu’il en aille ainsi. Qu’il n’y avait pas lieu de se révolter. Tout au plus,
certains trouvent « abusifs » les salaires mirobolants de certaines
vedettes sportives, ou les revenus de certains grands patrons … Ce n’est pas la
différence, qui est perçue comme
contestable, choquante, mais l’intensité
de cette différence. On comprend que chacun trouve moral ce qui l’arrange.
Ce sont d’abord les victimes d’une obligation
morale qui se rebiffent, ruent dans les brancards, entrent en résistance :
minorité religieuse persécutée, femmes infériorisées, individus jugés
« déviants ». Les grands perdants du système.
C’est ce qui fait la faiblesse du système
moral en tant que mode de comportement et d’organisation sociale. La stabilité
et la cohérence qu’il permet se trouve vite défaites par l’envers de ces
« qualités » : la rigidité, donc l’inadaptation, notamment aux
évolutions de la situation, modification des conditions de vie, rencontres
d’autres groupes humains au système moral différent. Et, plus fondamentalement,
le système moral est fait pour
asseoir une férule sur autrui : source inépuisable de conflits, et il est
logique que la rébellion contre la domination passe par une contestation de la
morale qui la soutient. (que des femmes refusent le voile, parce que gêne
immédiate, déplaisir au quotidien, mais surtout en tant que symbole actif d’une
conception sexiste, phallocentrée ; et que d’autres le réclament, élément
protecteur, rassurant, comme moyen permanent de se définir une « identité » :
être une « femme ». Au fond, ce qui fait adopter aux une le voile est
de même ordre que ce qui en pousse d’autres vers les chaussures à talons ou le
maquillage ! Une croyance (opposée) en « ce que doit être la
femme » ; en le fait qu’il y ait, à priori, dans une sorte
« d’état de nature » hors sol, indépendamment des constructions
sociales et opportunistes, une « nature de femme ».)
L’adoption d’un système moral m’oppose à
priori à tous ceux qui en ont adopté un autre. Plus ou moins violemment,
certes, selon que j’en ai atténué la virulence par une valeur de
« tolérance », c'est à dire l’acceptation que d’autres systèmes
moraux existent : facteur indispensable à la coexistence, si possible
pacifique, de systèmes différents. C’est la « solution » (mécanique
adaptation historique au mélange des cultures) que les sociétés « modernes »
ont trouvé pour faire face à la multiplicité des groupes qu’elles ont dû
intégrer : relâcher le poids de la norme, contrairement aux sociétés
« traditionnelles », plus crispées sur la limite entre ce qui est
acceptable ou pas ; « élargir » la liste des comportements
admis : on peut désormais, ne
pas se marier, être homosexuel, suivre un autre culte que celui de la majorité.
Mais les frictions (voire les agressions) entre systèmes qui se côtoient sont
nombreuses, peut-être en augmentation en proportion de l’hétérogénéité.
D’autant que certains systèmes de valeurs ainsi mis en présence sont
incompatibles. Sauf à rester dans des espaces strictement étanches, ils ne
peuvent qu’en venir à l’affrontement. C’est le cas de tous les fantasmes
identitaires, où le sujet se construit une image de lui-même par l’amalgame à
un groupe plus ou moins imaginaire (les Blancs ; les Musulmans ; les
femmes ; les Gais, etc), construit par opposition à un autre groupe.
La morale a pour fonctions d’unifier les
comportements, d’un individu à l’autre et dans le temps ; de fournir une
boussole permettant de reconnaître rapidement le comportement à s’autoriser de
celui contre lequel lutter : un décalogue. Chacun est son premier censeur,
le premier gardien de sa vertu.
Elle est l’interface entre l’individu et le
groupe : dualité primordiale, qu’il faut bien résoudre. Divergence en
permanence possible, qu’il s’agit de désamorcer, avant d’en arriver au conflit.
En posant une approximative réciprocité : ce que je ne souhaite pas qu’on
me fasse, je m’abstiens de le faire à d’autres. Ne pas convoiter la femme du
prochain – pour le lointain, on est
moins regardant -, pour qu’il évite de me piquer la mienne. Ne pas frapper, ne
pas tuer, puisque je ne désire pas l’être. Sauf qu’apparaissent de nombreuses
exceptions. Qui rendent confus l’ensemble, contestable. Et puis, une
possibilité de tourner le code à mon avantage : du précepte moral, ne
retenir que l’apparence. Brandir mes vertus feintes pour cacher mes vices
satisfaits en secret. La stratégie universelle de Tartuffe. Faites ce que je
dis, pas ce que je fais. Prévarications de gouvernants prêchant la justice,
débauches de croyants prônant l’abstinence, alcoolique ou sexuelle, égoïsmes et
laisser-faire de ceux qui ne trouvent insupportables que les misères qui les
accablent … Vaste foire aux déguisements des turpitudes, rendues d’autant plus
aiguës qu’elles se cachent, inlassablement peinte par la littérature, le
cinéma, la peinture …
C’est que la fonction la plus fondamentale de
la morale est de tenter de fournir une solution à la dualité de l’individu
lui-même, au problème permanent des incohérences de sa multiplicité. Parvenir,
par la morale, à me protéger « de moi-même » : il s’agit de
lutter contre le désir, souvent allégorisé par un personnage extérieur,
maléfique, malintentionné. Toutes ces pulsions, pourtant irrépressibles et
simultanément nécessaires à ma vie, mais dont l’expression incontrôlée, le
surgissement ou la puissance, peuvent mettre en péril mon intégrité.
Raison pour laquelle Sexualité et Diable sont
fréquemment associés, désir difficile à juguler, qu’il ne faut pas réveiller,
quitte à enfouir le corps, son origine, sous des quantités de tissus ; à
encadrer les côtoiements des deux sexes ; à réprimer sa réalisation, hors
de cadres bien définis, notamment reproductifs ; ses représentations,
verbales ou visuelles. Parce que, parmi d’autres penchants au plaisir,
possibles addictions à des substances, ou paresse démobilisante, le désir
sexuel a chez certains la puissance de les détourner de l’effort de production
(mises en garde réitérées contre les femmes, ou la masturbation), de les amener
à renverser les catégories établies (les folies dont l’amour rend capable …),
de menacer leur survie (tentations suicidaires ou dégoût de vivre de
l’amoureux éconduit).
Paradoxe insoluble : sans les barrières
instituées par « la morale », les humains seraient en proie aux
déchirements de leurs contradictions internes et de leurs rivalités
inter-personnelles ; contraintes par elles, ils n’échappent pas à leurs
tourments, ils en enjambent très aisément l’obstacle censé les empêcher de
s’affronter, et elles leur en fournissent même des motifs supplémentaires.
Inconvénient supplémentaire, elles altèrent
la pensée. L’essentiel de ce qui s’est inventé s’est fait malgré ou contre les
morales, leurs délires religieux, leur corset législatif. Découvrir des terres,
énoncer des concepts, comprendre les fonctionnements de la matière, faciliter
les relations humaines et modifier l’organisation sociale, pour chaque avancée
des humains en rébellion ont eu à se battre contre la morale de leur temps, de
leur société.
Effet mécanique de cette dichotomie
intrinsèque : ce qui est « mal », impur, abominable,
insupportable, inenvisageable, et ce qui est « bien », évidemment
distinct, modèle absolu et incritiquable.
Comment dès lors envisager le
« mal » (ce qui ne va pas dans le sens de ce que moi-même je
voudrais) en moi-même, dans ce que fais, pense, à l’intérieur de mon
« camp » ? L’autre, « l’ennemi », devient un
impensable, inaccessibles donc sa compréhension, la possibilité d’un dialogue,
d’une négociation, d’une réconciliation éventuelle.
Et pourtant, avec ce qui m’est contraire, il
va bien me falloir coexister, sauf à l’éradiquer, ou à me faire éradiquer par
lui.
Affrontements binaires entre Catholiques et
Protestants ; conservateurs et révolutionnaires ; marxistes et
bourgeois ; colonisés et colonisateurs ; démocraties libérales et
bloc communiste ; démocraties occidentales et islamisme ; hommes
« dominateurs » et femmes émancipées ; défenseurs de l’écologie
et pollueurs égoïstes … La liste est infinie des morales qui s’opposent, il
s’en invente régulièrement des nouvelles, tellement il s’agit d’un mode
structurant le psychisme humain, la délimitation d’un territoire, d’une
différenciation indispensable, et pourtant inopérante entre « Moi »
et « L’Autre » (l’Ennemi). Les autres espèces animales y font moins
de manières : elles dévorent ce qu’elles peuvent, attaquent ce qui les
dérange, sans avoir besoin d’habiller proies et adversaires du déguisement du
Mal …
Comment celui qu’affecte un problème
pourrait-il confier ce problème (voire déjà se l’avouer à lui-même) si ce
faisant il encourt les foudres de son propre jugement, puis de celui des
autres ? Nous avons « tout intérêt » à nous croire indemnes des
faiblesses que nous combattons chez les autres. A ne pas discerner nos
responsabilités dans ce qu’il advient aux autres et à nous-mêmes :
surtout, ne pas ternir notre image. Nier, ce qui nous ronge : jusqu'à n’y
plus tenir, l’effondrement, de notre position sociale, de notre présence dominatrice
dans un pays. Ne pas voir le problème : le « mal » en nous,
impossible à affronter tant qu’on se le représente comme une figure maléfique,
insupportable, inacceptable.
Comment faire autrement ? Peut-on se
dispenser d’une position morale, d’un système de valeurs, et ne pas sombrer
dans une fange confuse, dans un chaos seulement régi par les rapports de
force ?
Les croyants posaient déjà la question à
propos de la disparition des croyances religieuses : comment les athées
pourraient-ils ne pas faire le mal, affranchis de la crainte de Dieu ? Question
qui semble aujourd'hui naïve, il apparaît des critères plus immédiats qu’une
croyance irrationnelle pour guider ses actes : à commencer par
l’observance de la loi, à seule fin de ne pas en subir les foudres (plus
probables que celles de Jupiter) ; par intérêt, ensuite : il sera
plus fructueux et simple, souvent, de faire ce qu’on attend de moi ;
enfin, par le mécanisme qu’on nomme « empathie » : ce que je
fais à l’autre, je le ressens, plus ou moins selon les individus, et mon lien
avec la personne.
Mais la « morale », malgré ses
contradictions et sa nature qui échappe à une définition raisonnable, demeure
cet horizon indépassable. Quitte à se voir renommée « éthique », pour
en réduire, et ce n’est pas rien, si ce n’était pas rhétorique et illusoire, la
dimension collective et coercitive.
La démarche scientifique nous donne pourtant
une première idée d’une pensée débarrassée de la morale : là où la vision
religieuse inventait affrontement entre bien et mal, la pensée scientifique ne
considère que des phénomènes, ni bons ni mauvais, ni hostiles ni amicaux.
Microbes et virus ne nous apportent plus la peste ou le Sida pour exercer une
vengeance divine à l’encontre de nos péchés (on note que ce n’est pas le cas
dans la morale écologiste : là, il est bien encore souvent question d’une
« nature » qui se retournerait contre l’homme, intrinsèquement
coupable, appelé à s’amender, à s’imposer des pénitences pour ses plaisirs illégitimes
… Que, dans un premier temps, le Sida a été défini, par les autorités
religieuses, incorrigibles, comme la punition infligée au crime sodomite … Ce
qui a retardé la prise en compte par les Pouvoirs Publics de mesures contre une
maladie qui ne touchait évidemment pas les seuls homosexuels …) : ainsi
débarrassée de ce folklore confus, la pensée peut se concentrer sur les causes,
processus, solutions.
Si l’alcoolique, le pédophile, le toxicomane,
le violent, n’avaient plus à craindre la réprobation, le dégoût de leur
entourage, et à commencer le leur propre, la conscience de leur problème,
l’accès aux soins, seraient plus rapides et facilités.
La culpabilisation, le sentiment pénible qu’
« on a commis une faute », devrait constituer un symptôme, pour qui
cherche à agir rationnellement sur sa vie, que se joue l’activation d’un
« programme » implanté, dès la plus tendre enfance, normatif et
simplificateur.
Au fond, la morale, en tant que mécanisme
grossier et primitif de régulation comportementale, joue sur une confusion
sémantique : ce qui est mal,
sorte de transcendance obscure, qui préexisterait à l’humain, à l’acte de
réfléchir ; et ce qui fait mal :
ce que tout un chacun est plus ou moins à même de définir (et c’est le
« plus ou moins » qui pose un problème).
Pas besoin d’une transcendance, d’un texte
solennel, sanctifié, pour comprendre que l’autre n’a pas plus envie de recevoir
des coups que moi, de se faire dépouiller,
contraindre, etc.
En première approximation, il est facile de
reconnaître, par une conception en miroir, ce que l’autre peut ou non
considérer comme agréable ou désagréable, et en tenir compte dans mes choix
comportementaux. Là où nos appréciations diffèrent, ce qui lui semble bon que
je trouve mauvais, l’écoute de ce qu’il m’en dit suffit à le comprendre.
Un premier problème tient à reconnaître ce
qui est « bon », pour moi-même et à plus forte raison pour l’autre.
Ce qui m’apparaît bon, désirable, peut se révéler toxique : aliment,
personne, activité, etc.
A noter que la morale ne nous préservait pas
davantage de cette difficulté, inhérente à chaque situation. Reconnaître le
vrai du faux. Se défaire d’une référence morale ne signifie pas abandonner tout
critère de choix, toute discrimination, au contraire : à la grille toute
faite, anachronique du « bien/mal », on substitue toutes les grilles
qui semblent pertinentes au vu de la situation, on fait appel à ses
connaissances, médicales, psychologiques, historiques, etc, selon la nature du
problème, au retour de son expérience, solutions et illusions rencontrées dans
le passé, à l’avis d’autres personnes, entourage, amis,
« spécialistes » s’il s’en trouve.
Ce qui importe, dans une action, ce sont ses
conséquences : agréables ou pénibles, souhaitées ou pas. Pour soi-même, et
pour les autres, niveaux qui peuvent entrer en concurrence.
Mais, sans morale, qu’est-ce qui va nous
protéger de l’égoïsme ? Pourquoi, si je ne suis pas mu par le désir du
bien, préparé par une éducation en ce sens, ne privilégierais-je pas mon seul
intérêt ?
Par intérêt, précisément.
Avec ceux que j’aime, parce que faire ce qui
est bien pour eux est aussi ce qui m’apporte du plaisir, un plaisir plus
profond et plus durable qu’une satisfaction égocentrique. Avec toutes les
contradictions, les conflits de priorité que cela suppose, les erreurs
d’appréciation : c’est cela, penser, faire des choix. On comprend que
beaucoup se cantonnent à la morale : l’acte à choisir y est généralement
déjà tout défini, et en cas de conséquences désagréables, on a la consolation
(en est-ce une ?) d’avoir « bien » agi, agi selon le
« bien ». C’est maigre.
Mais les autres, ceux pour qui je n’éprouve
pas de sympathie, voire que j’exècre, pourquoi tenir compte de leur intérêt, ne
pas profiter d’eux sans vergogne, sans l’aiguillon de la vertu ?
Encore une fois, cet « aiguillon »,
très intermittent, n’a pas empêché beaucoup d’exactions … Justement, celui qui
agit, une fois retiré le prétexte de « la morale », est placé face
aux conséquences de ses actes : bonnes, il en profite, mauvaises, il
comprend qu’il n’a guère intérêt à en pâtir.
A ceci près que ce qui est « mauvais »
pour certains pourra être bon pour nous : c’est ce qui se passe avec la
justification morale, et celui qui agit au détriment d’autrui s’en cache sous
tous les prétextes possibles. Sans le paravent moral, on est confronté à la réalité
de ses choix.
Dans beaucoup de cas, on s’aperçoit que ce
qui avantage les autres nous avantage également, du moins à un certain terme. C’est
ce qui vaut pour le problème écologique : nul besoin de se réclamer d’une « vertu »,
pour recycler, de se sentir « quelqu'un de bien » parce qu'on
soutient telle mesure. Les perturbations climatiques auront des répercussions,
d’ordres divers, sur chacun : le pragmatisme constitue une raison
suffisante d’agir.
Il en va de même de toute démarche « altruiste » :
l’altruisme, la prise en compte de l’autre, n’est pas une vertu, c’est
seulement le souci de soi-même bien compris. Quand on a perçu que le malheur
des autres finit inévitablement pas avoir des répercussions sur nous. Misères qui
créent les tensions sociales, les grèves dont pâtit le « nanti », les
violences, la dégradation des services, les flux de migrants, l’agressivité
éventuelle des démunis, « l’insécurité » …
Certains préfèreront se réfugier dans une
prédation à court terme, après eux le Déluge, ils font le pari qu’ils sauront
se mettre à l’abri. C’est l’attitude choisie par beaucoup, à toutes les époques :
la prétention à une morale n’y a pas changé grand-chose.
Nul besoin d’une morale pour décider de ses
actes, de façon à tendre vers une harmonie en soi et avec les autres, au
contraire, une pensée débarrassée des limites conceptuelles des dichotomies
morales gagne en lucidité, en pouvoir d’agir sur les choses.
On est loin du compte. Ces questions, à
préciser et débattre encore, sont agitées depuis des lustres, et l’étau des
convictions, religieuses ou pas, s’est considérablement desserré ici ou là. Mais
les conceptions ouvertes et apaisées de positions religieuses relativistes, ou
de principes moraux ouverts et tolérants, côtoient les certitudes les plus
rétrogrades et agressives, les prosélytismes les plus inébranlables et
conquérants.
Cela n’a au fond pas grande importance, les
discussions en la matière ou dans d’autres comptent peu, simples gesticulations
stériles et décoratives, tant est déterminante avant tout la volonté farouche
de la plupart de conserver ce qu’ils possèdent, de ne rien changer à l’ordre du
monde, celui qui leur assure leurs avantages sur les autres, leur prééminence,
gage d’une vie agréable aux dépends des autres, et du culte empressé de leurs
vanités.