Comme ma grand-mère
n’avait eu qu’un rostre de licorne, elle nous posait régulièrement la même question :
les groseilles, vous les voulez en confiture ou en gelée ?
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Qu’est-ce que Dieu ! », tonnait mon grand-père,
et chacun retournait à ses occupations.
Moi je me demandais : pourquoi se pose-t-on des questions ?
Et aussi : pourquoi tellement de gens ne s’intéressent pas du tout aux questions ?
« Tu nous fatigues », me disait souvent ma
cousine, et je voyais que son avis était partagé.
« Laisse-leuhhh ! », intervenait mon grand-père,
en faisant traîner démesurément la dernière syllabe.
Ainsi, je me posais la question des questions, et j’en vins
à me demander : qu’est-ce que nous faisons, quand nous nous posons une question ?
Je ne parle pas des questions pratiques. Quand ma mère
demandait : qu’est-ce qu’on va faire à manger ce soir ?, là, tout le
monde semblait intéressé, et proposait des réponses. Ou bien : où allons-nous
en vacances cet été ? Ou, à sa mère : et la sauce Machin, tu la
laisses reposer ou tu la mets directement à cuire ?
Ces questions-là débouchaient souvent sur des conversations
interminables, qui échauffaient les esprits, enthousiasmaient les participants,
suscitaient des controverses.
Moi, ces questions-là ne m’intéressaient pas.
Celles que j’aurais plutôt posées étaient du type : qu’est-ce
que c’est, écrire ? Et qu’est-ce que nous faisons quand nous écrivons ?
Et est-ce que ça nous intéresse, ce qu’écrit quelqu'un d’autre ? Ou, qu’est-ce
que ça nous fait ce que quelqu'un d’autre écrit ?
Mais je voyais bien que ces questions-là n’intéressaient
guère, quand je me hasardais à les formuler, elles provoquaient des silences
embarrassés, les regards se perdaient dans le vague, il y avait toujours quelqu'un
pour déclarer : « Ah ! celui-là … » et c’était suivi de
rires et les gens se remettaient à vivre, à faire, à parler de choses dont je n’apercevais
pas la nécessité. J’aurais bien demandé : Celui-là quoi ?, mais je
devinais qu’on ne se fût pas soucié de répondre.
Pourquoi nous allons ? Pourquoi on se marie ? Qu’est-ce
que c’est, « se rencontrer » ? Pourquoi faites-vous ce que vous faites ?
« Tu nous ennuies, avec tes questions. » Moi, ils
m’ennuyaient avec leur absence de questions. Il leur arrivait de s’en poser. C’était
toujours dans des « moments graves ». Comment ça se fait qu’ils se
sont séparés ? Tout semblait si bien se passer ! Son travail, ça va
pas du tout : je me demande ce qu’il a. Moi je pensais que c’était trop
tard. Les questions, il vaut mieux les poser avant qu’elles ne se posent. Encore
qu’à moi, elles se posaient toutes seules, tout le temps.
Je finis par comprendre que, si des gens ne se posent pas de
questions, c’est parce qu'ils croient avoir la réponse, jusqu'à ce que la vie
se charge de leur montrer que non. Pour beaucoup de personnes, les choses
semblent ce qu’elles sont. « Oh, il a bien réussi. Il gagne bien sa vie. Oui,
et il a une jolie petite famille. »
Attendez, attendez. Il a réussi quoi ? C’est comment, réussir ? Ce serait quoi, pas
réussir ? Et la vie, comment on la gagne, puisque de toute façon peu à peu
on la perd ? C’est quoi, une famille ?
C’est pour ça qu’on a fait des rites, des fêtes de famille,
des horaires de repas. Une famille, c’est les gens qui sont assis autour d’une
table. Le 25 décembre, le 31, ou le 13 mars, si c’est l’anniversaire de Julie. Mais
ils font quoi ? Ils partagent un repas. La mère, ou parfois c’est le père,
distribue les morceaux de poulet, ou les tranches de rôti. Ils parlent, aussi. Souvent,
ils ne savent pas trop de quoi parler, alors ils parlent du poulet, qu’est-ce
qu’il est bon, ce poulet ! Oui, je le prends chez Dubourdieu, et ça peut
comme ça tenir dix minutes, après quoi il y a les questions sur le vin qui va bien
avec le poulet, ou les fraises du dessert qui sont pas celles du supermarché,
elles ont aucun goût et on peut faire encore une demi-heure sur la qualité de
la nourriture qui se détériore, mais là, attention, parce qu'après il peut y
avoir des questions plus inquiétantes, par exemple sur les politiques qui ne
pensent qu’à gagner de l’argent.
Après, on rentre, les petits morceaux de la famille se
séparent en plus petites unités, appelées aussi familles, qui rentrent chez
elles, et parfois c’est là que les vraies questions se posent.
Tu as vu Madeleine, elle a mauvaise mine. Je crois que ça va
pas trop. Tant qu’elle sera avec ce type, comment tu veux que ça aille ?
Elle est comme ça, Madeleine, elle ramène toujours des types …
Pour un peu, on se poserait la question du bonheur. De qu’est-ce
que c’est vivre l’un avec l’autre. Mais tout de même pas. Parce qu'après, il
pourrait y avoir des questions inquiétantes.
Je l’ai trouvée bien, ta mère. Elle se remet bien. Et son
poulet, qu’est-ce qu’il était bon !
C’est le signal que le moment des questions est passé. Si je
lance : pourquoi Madeleine elle est avec Jean-Louis ?, on fait
semblant de ne pas m’entendre, ou on met fin à tout risque d’interrogation :
ça ne te regarde pas. C’est des questions d’adultes.
Je sais très bien que ça ne me regarde pas, ce qui se passe
entre Madeleine et Jean-Louis, pourquoi elle a de gros cernes gris sous les
yeux, puisque c’est moi qui regarde. Parce que je les vois, les cernes, et les
cernes ils me posent des questions, pourquoi on est triste, ou fatigué, et
comment on peut faire pour plus être triste et pourquoi elle reste avec Jean-Louis,
Madeleine, si ça la rend triste. Moi, je le trouve rigolo, Jean-Louis, il parle
fort mais il dit toujours des plaisanteries, souvent je ne trouve pas ça drôle
mais il rit après, alors je sais que ça l’était, et Madeleine elle sourit, mais
son sourire est un peu triste, peut-être qu’elle pense à Sébastien, avec qui
elle était venue l’an dernier, et j’ai envie de lui demander : « il
est où, Sébastien ? » et « Pourquoi il est pas là ? »,
mais je ne le demande pas, j’ai l’impression sans savoir pourquoi que ça la
rendrait encore plus triste, que je lui demande, j’ai pas besoin qu’on me dise
que je les embête avec mes questions, mais moi je me les pose, et je ne sais
pas répondre, ni non plus à qui je pourrais les poser, ni ce que ça change d’avoir
ou pas des réponses.
Pourquoi, vous croyez, on se pose des questions ?