lundi 26 décembre 2022

Les dessous du "Souci de l'autre"

 

Il me semble que l’origine du problème est double : ce qui explique que ça nous laisse peu de chances de nous en sortir.

Les religions chrétiennes ont largement conditionné les consciences à ces idées délirantes, qui font tant de ravages : la « culpabilité », d’abord, qu’elles cultivent avec une jouissance masochiste : être chrétien, c’est d’abord se sentir coupable (de tout à priori), puisque c’est la culpabilité qui ouvre le chemin de la rédemption (mea culpa ! mea culpa !).

Et le grand enjeu, c’est l’autre : je dois « me soucier » de « mon frère » (le voilà, le thème, le mythe d’une « fraternité humaine », le crédo que nous « partageons notre humanité »), souffrir de ses souffrances (la compassion), l’aider (la charité), voire l’aimer !

Ça paraît joli et sympa comme programme : le problème, c’est que ça donne le contraire dans la réalité : l’histoire des Chrétiens est plus que tout autre faite d’horreurs : non pas malgré leurs gentilles intentions, mais à cause d’elles : Pascal le pointe très bien : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». Donc non seulement les autorités chrétiennes n’ont jamais appliqué cette « caritas » alléguée, mais elles ont commandité ou aidé les entreprises les plus abominables : croisades, inquisition, bûchers de sorciers, esclavage de masse, et ça ne s’arrête pas avec l’époque moderne : soutien des dictateurs, combat réactionnaire contre les libertés : droit au divorce, à l’avortement, à l’homosexualité ; viols massifs d’enfants et de religieuses dans les institutions …

1er niveau de contradiction : nous nous sentirions coupables de ne pas nous soucier de l’autre, alors que les sources de cette injonction sont à ce point réellement coupables, elles ? Peut-être faut-il aller creuser ce concept irréaliste, suspecter sa nature frelatée : il y a maldonne (si ceux qui enjoignent compassion et charité sont les 1ers à faire tout le contraire : et pas de temps en temps, quelques exceptions, mais quasi tous, sur 1500 ans d’histoire), et on est poussé à se poser la question d’une possibilité de lien causal : ce souci proclamé de l’autre ne produirait-il pas le processus inverse, son exploitation systématique ? L’un ne serait-il pas le masque efficace de l’autre ?

A noter que cette prise de conscience fait se développer, entre le 16e et le 18e siècles, le mode de pensée qui va se substituer au religieux, souvent le combattre, mais paradoxalement en reprendre et perpétuer le concept pathogène de « souci de l’autre » : de l’Humanisme aux Lumières, puis leurs prolongements modernes, Socialisme, Marxisme, Droits de l’Homme, idées « de gauche », égalitarisme, justice sociale, soutien aux faibles, solidarité … !

On ne s’en dépêtre pas : ce n’est plus l’image éplorée du Crucifié, ce sont celles, dérisoires, de foules au poing levé, la tronche du Che sur les t-shirts. Avec exactement les mêmes effets, en pire. Et plus c’est « moral », plus c’est liberticide : Sartre vient nous faire le coup de « l’engagement » obligatoire, faute de quoi on est inévitablement un « salaud », un « bourgeois » : bref, un égoïste, quelqu'un qui s’en fout, voire un profiteur …

Et les « bonnes intentions » viennent paver un enfer encore plus brûlant : après les colonisations par la République, le sartrisme soutient le FLN : c’est parti pour 60 ans de dictature militaire ; Mao !... Et Cuba … Bien vu.

Aujourd'hui, les femmes iraniennes se révoltent : il est piquant de rappeler qu’elles doivent à la France leur actuelle misère. C’est nous qui recueillons, choyons, entretenons le merveilleux Khomeiny, et même le ramènerons jusqu’en Iran, pour qu’il y installe son délire : il n’y aura pas eu un responsable politique, un agent des Renseignements pour jeter un coup d’œil dans les écrits et les projets des mollahs !

Face à une telle « sollicitude », on rêve d’indifférence ! Les « gens concernés », ne vous mêlez plus de rien …

Parce que tous ces « bons sentiments » ne sont tissés que de fantasme. C’est même leur fonction : masquer, altérer la réalité. La froide réalité, beaucoup moins « noble » et flatteuse, qui revient en douce d’autant mieux que nous avons endormi notre vigilance par de beaux discours avantageux : les colonisations se sont toujours faites au nom de toute cette « Civilisation » que nous avions à apporter, généreux que nous sommes. Nous ne faisons de guerre que « de libération ». (parfois, même, « de pacification » : il faut oser.)

 

En 1er bilan, on peut observer que tous ces discours de « souci de l’autre », au mieux n’empêchent pas les pires exactions, et qu’ils semblent même les faciliter.

Quand on scrute la réalité de ceux qui affichent leur « solidarité » avec les supposées victimes des malheurs du monde, on s’aperçoit que la plupart au mieux ne font pas grand-chose pour modifier la situation, quand ils ne sont pas des contributeurs (hypocrites ou inconscients) à cette situation qu’ils prétendent combattre.

C’est justement la fonction du discours émotif, de l’affichage de générosité : se leurrer soi-même, ou leurrer les autres, sur ses motivations véritables. On « est Charlie », on affiche un drapeau jaune et bleu, un ruban rose, on donne aux pauvres, on signe des pétitions, on va défiler pour le climat, pour les homos … Quitte à voter pour des Présidents dont les actes aggravent les inégalités, la pauvreté, les tensions internationales, les problèmes climatiques. Ou à soutenir un mode de vie qui produit ces calamités qu’on prétend (parfois « sincèrement ») contester.

C’est le mécanisme de la piécette déposée dans la main du mendiant à la sortie de la messe : ça soulage la conscience, je suis forcément « une bonne âme », je peux retourner me rouler dans mon confort, et faire que rien ne change.

Je peux me dire « féministe », « solidaire des Iraniennes » et, comme une Sandrine Rousseau, ou beaucoup de ses camarades de La France Insoumise, soutenir simultanément le port du voile en Europe, montrer de la complaisance envers cet autre système religieux intrinsèquement liberticide, l’Islam.

Ou me dire « préoccupé » par la pauvreté dans le monde, tout en voyant d’un bon œil les activités commerciales de nos entreprises, qui en sont la cause essentielle. Leurs cadres se scandaliseraient qu’on suggère qu’elles sont activement responsables et soutiens de régimes tyranniques, exploitation du Tiers-Monde, dérèglement climatique … Ils préfèrent ne pas faire le lien, ils le récusent si on l’évoque : eux comme leur employeur n’ont évidemment que des convictions charitables, démocrates, écologistes. L’intention vaut l’action. Mes prières me lavent de mes péchés. Certains vont même jusqu'à faire pénitence, ou le jeûne : un peu de privation, de mortification ne peut que servir de témoin de moralité, au Tribunal de ma conscience.

Il y a ceux aussi qui n’y sont réellement pour rien : qui « n’y peuvent rien », qui ne font rien qui contribue au Régime de Téhéran. Mais qui ne peuvent rien non plus contre lui.

Et c’est difficile à supporter. Percevoir la souffrance. Ne rien pouvoir faire. Et ne rien faire. Forte est la tentation de tromper son impuissance : faute d’agir, puisque je ne peux avoir aucune influence sur les rapports de forces, complexes, qui nouent la société iranienne, exprimer « mon soutien », déclaration contradictoire, « magique », puisque justement je ne peux rien « soutenir ». Cette angoisse de l’impuissance, c’est elle qu’il s’agit de dissoudre, par la « prière », la célébration collective, l’hommage.

Pas besoin d’être une femme pour éprouver de l’empathie pour les Iraniennes battues, violées, torturées, violées. Je ne me sens pas « concerné », atteint par la peine, pris par une empathie, par les seuls malheurs des hommes soixantenaires à peaux blanches, mes « semblables » supposés : mais aussi bien par les images imposées des Juifs d’Auschwitz, même si je pense que le judaïsme, nullement estimable, est une aberration, souvent meurtrière (au même titre que les autres systèmes religieux, délires toxiques), de toute créature qui souffre.

Mais je n’attribue aucune valeur morale à ce processus, aucune « noblesse », aucune vertu à priori : je l’observe, froidement, comme un mécanisme spontané, qui peut être amplifié ou atténué par certaines dispositions éducatives.

C’est une sécrétion, un résultat : ça souffre, et nous ressentons cette souffrance extérieure comme « la nôtre » : nous sommes tentés d’agir comme s’il s’agissait de nous, désirer la suppression de la cause.

C’est un mécanisme adaptatif utile, comme tout ce qui produit de la souffrance : ça alerte, et ça pousse à agir.

C’est à ça que sert la douleur. Mon doigt trempé dans l’eau bouillante : à le sortir. Si ça fait mal, c’est qu’il y a un problème. Donc une solution à chercher, des modifications à apporter. Si un bébé pleure, ça peut être un signal de danger, ou de malaise : ça m’alerte, je vais voir. Systèmes d’entraide, nous ne sommes pas seuls dans notre souffrance, le concours de la tribu peut réduire notre peine : à charge de revanche, rien d’ « altruiste » là-dedans, rien qu’un égoïsme intelligent : j’ai des problèmes, ton aide est la bienvenue, et quand tu en as, la mienne t’est acquise.

Nous pouvons un certain nombre de choses pour les autres : si nous les aidons, c’est générateur d’harmonie pour notre vie, si ça fait baisser le niveau général de souffrance (exemple avec la vaccination collective, qui augmente la protection du groupe).

Mais de façon très limitée : seulement ceux qui sont « à portée de main », dans notre rayon d’action. Une femme se fait molester dans la rue ou la maison voisine : je peux décider d’essayer de faire quelque chose, si c’est en mes possibilités. Mais si la scène se passe à 100 km, je ne peux rien faire : et d’ailleurs, la plupart du temps, je n’en sais rien.

Aux époques où l’information correspondait à peu près au rayon d’action du corps, il y avait adéquation : je voyais ce qui se passait « sous mes yeux », je pouvais agir si je le jugeais nécessaire (et possible). Aujourd'hui, nous sommes « informés » (l’un des sens de « concerné » : touché par l’événement, au courant de son existence) d’innombrables malheurs qui se jouent bien au-delà de notre champ d’action : nous sommes concernés de force, c'est à dire percutés par le phénomène, remués par les affects qui en résultent, les mécanismes (narcissiques) d’identification et de projection (la compassion « spontanée » pour les Ukrainiens à côté de l’indifférence fréquente, voire l’hostilité, pour des réfugiés plus « lointains »), agités par le besoin de faire quelque chose. Or la plupart du temps, nous ne pouvons rien, quand déjà nous ne sommes pas pour quelque chose dans la survenue du problème (il est assez incohérent d’être partisan, voire acteur de la société de sur-consommation, et de subir une éco-anxiété).

Nous sommes ainsi placés dans une situation de stress : confrontés à un « danger » d’autant plus effrayant que nous sommes loin, impuissants. Par exemple, si je me mets à imaginer un  bombardement nucléaire par Poutine, ou le calvaire subi par les femmes iraniennes : ça m’est d’autant plus facile que je n’ai pas attendu que les projecteurs médiatiques se braquent sur ce pays, où ces horreurs ont lieu depuis 40 ans, pour en lire la description détaillée : dans les romans de la réfugiée Chahdortt Djavann, qui leur a échappé, et en fait une restitution très sensible.

Et c’est le cas pour 98% des problèmes qui surviennent sur la planète : je n’y peux rien. Ni sauver des gens persécutés, mettre fin à des guerres, nourrir les affamés, apaiser les désespérés …

Heureusement, j’ignore l’existence de la plupart : si je voyais et entendais les souffrances de tous, comment supporter ?

Ce qui permet de commencer à comprendre la réalité du processus : ce n’est pas l’existence d’une souffrance qui déclenche mon empathie compassionnelle, mais la connaissance que j’en acquiers. Ou dont on m’encombre opportunément : curieuse industrie que celle des médias : elle produit du stress, de l’angoisse. Avec une régularité bien rôdée : un gros titre catastrophiste remplace l’autre. Il en faut toujours un en haut de l’affiche. Mais que ça tourne : le public se lasse vite. Sa « compassion » est à géométrie variable. Il s’épouvante de concert pour un lieu, un peuple, dont personne ne parlera plus quelques semaines plus tard, dont on n’aura plus d’images, oubliés les problèmes : ça marche comme ça, et heureusement, c’est un dispositif protecteur : un drame ne nous émeut qu’autant, et pour autant qu’il nous est mis sous les yeux. Pour le plus grand profit, double, de ceux qui en font profession : le malheur fait vendre, et, comme disait Bourdieu, « le fait-divers fait diversion » : rien de tels que les malheurs lointains pour rendre plus acceptables ceux d’ici, qui paraissent dérisoires, par comparaison.

Des problèmes à résoudre, je n’en manque pas : des vrais. Les miens, ceux de mes proches, ou de tel inconnu de passage. Sur les problèmes plus lointains, j’ai aussi quelques rares occasions d’agir : en ne soutenant pas un homme politique partisan de quelque chose que je réprouve.

C’est à moi de « me concerner », en quelque sorte : de ne pas me laisser faire, embarquer par les hasards d’une campagne opportuniste ; de choisir ce sur quoi je porte mes yeux : rien ne m’oblige à les braquer en permanence sur les plaies et les moignons, sauf si j’ai de quoi les soigner ; à moins d’une complaisance toxique : il est plus d’une raison à « choisir » de se faire du mal : certains ont à se punir d’un crime imaginaire (ou de leur collaboration quotidienne à ce qu’ils dénoncent : ils doivent alors se flageller, pour expier) ; d’autres atténuent par ces souffrances virtuelles de plus redoutables et intérieures ; d’autres sont simplement fascinés, victimes semi-consentantes des pourvoyeurs de came médiatique.

Chacun mène après tout la stratégie qui lui convient. La mienne est de remettre à leur place les « nouvelles » intrusives, d’éteindre quand il le faut la source de la pollution, du « bruit », comme je fermerais mes fenêtres, de ne prélever que les informations utilisables, de ne pas me garder sous les yeux les spectacles pénibles, sans les fuir non plus lorsqu’il s’agit de connaître le réel : mais sans complaisance masochiste.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ami visiteur, je lirai avec intérêt vos commentaires ...