Je connais une vallée heureuse.
C’est peut-être celle de mes enfances, de mes enfances
rêvées. De celles que je n’ai pas eues, ou seulement en rêve, ou peut-être mon
enfance a-t-elle été un rêve, un rêve d’enfance, comme on dirait « une enfance
de rêve ».
Un jour je partirai.
Je rejoindrai les montagnes.
Je traverserai les vallées vertes, où chantent des
ruisseaux.
L’eau coule en frissonnant sur la peau verte des mousses.
Au-dessus, au loin, les sommets blancs.
Fermement je m’accroche à mon bâton de frêne, qui enracine
ma verticalité.
Dans le sol inégal, que franchissent mes pas.
Mes chaussures raclent patiemment le chemin, sans y laisser
de traces, elles le dessinent au-dessous de moi et en déroulent la sagesse. La
paix absente. Il n’y a pas de sons. Que le frémissement du vent alentours dans
les herbes. Que l’inclinaison humble des fleurs. Que la profondeur de l’espace.
Qui ne sont pas des sons, mais la texture du silence.
Dans le tréfonds du ciel, le cri glaçant de l’aigle,
invisible presque dans le ciel, d’une altitude vertigineuse.
L’oiseau de proie étend ses ailes sur ma tête, il est le
guide impérieux de mes pas, la route indéchiffrable de mes pas.
J’avance, sans savoir où je marche, je traverse sans
comprendre la vallée heureuse, je remonte les morts, je contourne les rochers
gris, j’escalade des buttes. Parfois une grange minuscule fait un point de
pierres dans le creux des prairies. Parfois un nuage blanc se détache dans le
bleu tendu au-dessus de moi, comme une promesse, comme une certitude, comme une
consolation nécessaire.
Je marche à la rencontre de l’avenir. Je n’ai plus de
certitudes, je laisse mes peurs et mes doutes derrière moi, je m’élève à pas
lents, j’abandonne tout ce que j’ai cru désirer, tout ce que je croyais
nécessaire, mes souvenirs de toi, la première fois où je t’ai rêvée, le malheur
de te perdre, la fièvre de te retrouver, de t’inventer au détour des chemins,
au secret des forêts, dans les augures des entrailles du monde, dans les maquis
de ma mémoire, le capharnaüm inutile de mes pièces encombrées, dans la lumière
hésitante des soirs qui tombent, dans les gémissements de mes misères, qui font
la faiblesse du petit homme, écrasé par l’immensité incomprenable du monde, du
monde trop vaste, trop étendu pour qu’on puisse l’embrasser, le tenir tout
entier dans son désir.
Je me défais de ma toute-puissance imaginaire.
L’enfant qui se fait dieu par la magie de ses jeux
solitaires.
Qui renie le monde.
Qui se dérobe à la réalité.
Qui résiste à la peur en s’inventant d’autres peurs plus
terribles.
Les chardons et les ronces frôlent mes chevilles, font mine
de les mordre, et puis renoncent, me laissent le passage, et je poursuis mon
chemin, il me porte, mon âme se dilue dans l’air bleu, dans le souffle du
silence, et le cri perçant de l’aigle dans le ciel me rappelle à l’ordre, à
l’ordre ancien de la nécessité du monde.
Je traverse des vallons, tout emperlés de brumes. Je
franchis des collines, nues, sous le soleil. J’étanche ma soif dans l’eau
glacée des gaves, je m’agenouille entre les herbes et tends mes mains, elles
recueillent l’eau vive échappée de leur coupe, et je bois à traits avides le
liquide de vie. Je cueille des mûres, et des framboises, leur sang sucré
féconde ma bouche et fouette mon sang.
Je me déleste de mes attentes.
Je renonce à tout ce que j’ai cru, à ce qu’a espéré ma
conscience chancelante.
Devant moi, il n’y a plus que de l’herbe. L’ancien monde
s’est effacé, il s’est dissout, songe improbable, pesant fardeau. Il n’y a plus
que cette fleur bleue qui me salue, indifférente, et reprend sa méditation
éternelle.
Dans un champ en pente douce des vaches broutent. A mon
passage, elles lèvent la tête, elles me demandent où me conduit ma route, seul
l’aigle là-haut saurait peut-être leur répondre, je les salue d’un hochement de
tête. Un cheval galope à ma rencontre, il passe l’encolure par-dessus la
clôture, il secoue la tête en s’ébrouant, j’effleure ses naseaux, je lui
murmure : « Ne dis à personne que tu m’as vu passer le chemin. Ce
sera un secret entre nous. » Il me fait la promesse, et me regarde
m’éloigner.
Le soir descend.
La lumière dorée prend des teintes plus douces. La pente se
fait plus escarpée. J’appuie sur mon bâton, qui frappe des étincelles sur les
pierres pour me donner la force. Les heures disparaissent. Je continue à
grimper. Mon souffle s’est réglé sur le tronc des arbres que je croise, et
chacun me glisse un mot qui m’encourage. Ne t’arrête pas.
L’air est plus vif, à l’approche des sommets, il irrigue mes
poumons et les lave de leur fatigue.
Quand le soleil fléchit sa courbe derrière les montagnes, je
m’assieds aux trois-quarts d’une pente. Et je regarde les ombres doucement
s’allonger sur le tapis des prés.
Voilà un chemin qui me parle !
RépondreSupprimerC'est exactement ce que je ressens dans mes cheminements montagnards : de quoi peut-être reprendre le fil ?...
Mais je n'ai pas trouvé le message que tu évoques ; je crois qu'il s'est échoué sur le sable de Naxos - souvenir lointain, heureusement...
se retrouver en chemin ... Mais je n'ai plus, donc, ton adresse mail (quelque indigène de Naxos aura ramassé mon message...)
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