La nouvelle
Comment va-t-il réagir à la nouvelle ? Il s’est
suicidé. Il ne le sait pas encore. Sa main pend, inerte. Son corps flasque gît
inutile. C’est l’aboutissement d’une longue histoire.
Ses yeux vitreux déjà considèrent une dernière fois le défilé
morne des jours. Taches de lumière colorées, visages, photos d’enfants, une
vieille Peugeot qu’il a eue, un repas, dont on ne voit pas les convives.
Il va se lever, décrocher dans le placard une
veste légère, aller danser dans une discothèque. Il y aura trop de bruit. Les
corps se serrent en tas indistincts, la lumière n’est pas très bonne. Dans les flashs crépitants il
voit des filles très belles, aux corps ravis, aux yeux de drame. Il se sent
très bien. Il a chaud. C’est agréable, une torpeur.
Il ressort. L’air frais lui fait du bien. Il
a déjà vécu plusieurs fois. Ce n’est pas toujours la même femme qui
l’accompagne. Cette fois il n’y a pas de femme. Il n’en avait pas envie.
Il se sent bien dans l’obscurité et le
silence.
Il aime bien tous ces gens qu’il ne connaît
pas et qui s’amusent à l’intérieur. C’est agréable de savoir que les gens
s’amusent.
Il se rend une dernière fois dans une forêt
voisine. Un liquide rouge poisse le long de son bras, puis sur la moquette. Il
ne s’en soucie pas. Il est tellement bien, dans une douce torpeur. Il rentre de
l’école, il y a le goûter et le visage de sa mère qui lui sourit. Il ne
parvient pas à se rappeler ce qu’elle est devenue.
Les arbres s’élèvent, graves, au-dessus de
lui, un peu inquiétants, ils se perdent là-haut dans la nuit. Mais ils ne lui
veulent aucun mal. Ils l’attendent. Il se couche sur la mousse piquante.
Là-haut un ciel à peine étoilé s’étend.
Il décide de rentrer. Rien ne le presse. Il
traverse le parking désert, jonché de voitures endormies. Il monte l’escalier.
L’idée le traverse qu’il a oublié quelque chose. Oublié peut-être de prévenir
quelqu’un, mais de quoi ?
La nuit du vide appartement l’accueille
familièrement.
Il ne sait pas encore la nouvelle.
froid
Mangez vite
ça va être froid ! La maîtresse de maison, très élégante bien que je ne la
connusse pas (mais je l’eusse volontiers connussée entre deux portes), posa sur
la table un sauté de veau. Je n’avais pas été invité et ne me trouvais donc pas
à table, mais la dame en noir si. D’une autre élégance, moins de bijoux, elle
était venue avec son mari, naturellement, qui faisait plus âgé qu’elle. Mais
allez savoir !
noir
Ils avaient sonné à la porte de leurs hôtes. Ils avaient
trouvé à se garer pas loin. Derrière eux le boulevard circulait à peine,
quelques voitures dardant leurs phares, pressées de rentrer.
Monique vint leur ouvrir, les fit entrer, on se fit les
embrassades, on prit des nouvelles, on gagna le salon : les Dussollier
étaient déjà arrivés, installés, un drink à la main. Ambiance intime, tamisée,
confortable. Roland fit son entrée, s’exclama, salua les arrivants, la dame en
noir avait engagé un dialogue inutile avec Jacqueline, Mme Dussollier.
On trinqua. On bavardait. Chacun trouvait une anecdote
amusante à raconter, sur son métier, les dernières vacances, les frasques de
l’aîné.
On passa à table. Le sauté de veau était excellent. Les
vins se succédaient avec brio. Des amis ravis de se retrouver.
Mme Dussollier faisait face à la fenêtre. Elle eut un
petit sursaut, réprima un léger cri. On se retourna. De dehors, une tête
hagarde scrutait la pièce. On devinait vaguement, sous la tache des
lampadaires, un type enveloppé dans une gabardine informe, froide, noire.
Nathalie dit doucement : « c’est pour
moi ».
« Tu veux que je m’en
occupe? », proposa son mari.
« Non, laisse, j’y
vais. »
On entendit son pas dans le couloir, la porte s’ouvrit,
un conciliabule. Nathalie revint au salon, fouilla son sac à main, en extirpa
quelque chose et repartit. On comprit les mots : « ça
ira ? », suivis d’un murmure incompréhensible. La porte se referma,
Nathalie regagna sa place, impassible. Le silence dura un moment. Chacun
peut-être imaginait l’homme traînant ses pas sur le trottoir. Quelqu’un
s’écria : « c’est terrible, tout de même !
–
Vous faites un métier difficile.
–
Comment a-t-il eu l’adresse ?
–
Je ne sais pas. Tout cela n’est pas grave. En quelque
sorte. »
La
conversation s’éparpilla. Une bouteille de vin se mit à circuler. Puis ce fut
le dessert.
Je ne suis
pas convaincu de la nécessité d’écrire. Cela ou autre chose. Qu’importe où il
ira. Après ce repas où il n’était pas convié. Marcher. Inutile rectitude des
rues. Elles nous ramènent de toute façon au fond de notre niche. Il n’y a pas
de voyage.
Elle part en
voyage. En avion, elle le lui a dit. Pour où, il ne le sait pas. En vacances.
Pour elle, il peut exister des vacances. Comment les aime-t-elle ? Au
soleil, sur des plages de sable fin, au bord de lagons bleus ? A arpenter
les vestiges prestigieux de monuments oubliés ? Dans le confort discret
d’hôtels classieux ? Elle lui échappe. Il ne l’a jamais tenue. Il a pu le
croire. A cause de son sourire. Elle semblait si sincèrement ravie de le voir.
Il se croyait vraiment le bienvenu. Ensuite la porte refermée, elle devait l’oublier.
Lui se retrouvait dans la rue, à déambuler. Je ne suis pas convaincu de la
nécessité de parler. Tous nos mots tombent en poussière dans le silence blanc
de la mort. Il croise d’autres fantômes. Ils ne font pas attention à lui.
Qu’espérait-il ? Qu’elle devînt sa compagne ? Il ne la méritait pas.
Il en eût fait une image sainte. Le bruit des voitures était agaçant. Où
allaient les gens ? Qu’avaient-ils à faire, qu’ils n’eussent fait, déjà,
et qui en valût la peine ? Ne pouvait-elle être autre chose qu’une amante,
qu’une amie, qu’une sœur ? Ils auraient inventé un nouveau mot. Pourquoi
eût-elle voulu l’accompagner dans son errance ? Il rentra chez lui. Les
gestes routiniers lui donnaient la nausée. Ce soir, il faudrait s’en contenter,
et dormir avec ça.
Lui se
retrouvait dans la rue à déambuler, comme dans un désert de buissons épineux.
Supposons
qu’elle soit partie aux Antilles. Lui n’aurait pas pu lui payer le voyage. Et
même en admettant. Ils se retrouvent sur le sable, devant une paillote entourée
de cocotiers. Chacun est allé prendre une douche, pour chasser la fatigue du
voyage. Que va-t-il lui dire ? De quoi vont-ils parler ? Il la connaît à
peine, il ne l’a vue que trois ou quatre fois. A travers le masque vert elle se
penche vers lui, sa blouse l’effleure. Il essaie d’ouvrir une bouche
gigantesque, ses yeux s’écarquillent d’anxiété, ses pupilles sont béantes
d’émotion.
Roger
l’accueille de sa vanne habituelle. Roger fait partie de la punition, comme le
bus qui tressaute, comme le hall et l’escalier qui le mènent vers la torture
quotidienne. Il réussit à gagner la minuscule niche vitrée qui lui sert de
bureau sans avoir à saluer aucun collègue. Les autres sont déjà au travail. Il
regarde son écran noir.
D’ailleurs à
quel titre l’accompagnerait-il ? A supposer qu’elle n’ait pas de
mari ? Faut-il commencer par meubler la conversation, avec des banalités,
pour tenir une rassurante distance, ou mieux distiller quelques fines saillies,
arborer un esprit vif et brillant ? Mais les traits d’esprit ne sont pas
son fort, et près d’elle il se sent encore plus vide que d’habitude.
L’embrasser directement, sans se compliquer de tous ces préludes, de toutes ces
stratégies de séduction… Mais est-ce vraiment de cela qu’il a envie ? Non,
il préfère l’entendre parler, et s’étourdir de la lumière de son regard. Elle
ne serait jamais partie si loin avec un quasi-inconnu, de toute façon. Tout
cela est stupide. Il faut comparer les chiffres. Il entre son code. Les données
s’affichent sur l’écran. C’est une journée qui commence.
Les
fantômes, ça n’existe pas.
J’en ai vu
trois, silencieuses et murées. Figées dans un
caveau, immobiles de cire. Les fantômes sont des femmes, qui errent dans
l’air pâle, sous leur bure scellée. Elles tournent et hantent le crépuscule
rouge, et leur bouche muette s’ouvre sans un cri sur une horreur sourde qui
crie. Elles tendent leurs mains affreuses et décharnées, elles veulent dans
leur folie obscure, nous dévorer. Et elles dansent, elles dansent, sinistre
chant désenchanté.
Il a coupé
le son de la télé. L’appartement vieillot est immense et minuscule autour de
lui.
Il marche dans le désir, assoiffé par les sables. Il
cherche la sortie du monde, dans une ronde qui le ramène obsessionnellement à
son point de départ. Il marche contre le vent, contre le vain souvenir qui
parle, et, sournois, se profile derrière le buisson. Le buisson prend feu, le
cerf prend peur et la fuite. La suite ? Petite mademoiselle, levez bien la
jambe, tendez votre pied, on tend la jambe, on tend on tend on tend on
tend !
Il repoussa les couvertures. Il était trempé de sueur. A
tâtons, l’esprit encore à moitié dans sa nuit, il se leva, se prescrivit une
forte dose de café noir, alla dissoudre les résidus de rêves sous une douche
fraîche. Dehors, il faisait déjà un grand ciel bleu, une journée à sortir, à
tenter l’aventure.
Rester confiné ne te vaut rien. Vois du monde. Trace la
route. Le hasard est au bout du chemin. Même les petits vieux qu’il croise sur
le trottoir, en train de faire péniblement leurs courses, lui parurent
sympathiques.
Ses pas résonnaient dans l’église vide. on pourrait
croire que les églises sont faites pour que des pas résonnent dans leur grand
ventre creux. Il n’aime pas lorsqu’elles débordent de monde, débondent leur
contenu de crédulité humaine , lorsqu’elles charrient leur foule plus frileuse
que pieuse. Le sanctuaire s’accommode mieux
de l’intrusion furtive d’un repentant, qui va à confesse, sillonnant
entre les piliers glacés.
Lui ne va pas à confesse. « Mon
Dieu, ne me pardonnez pas, parce que j’ai péché gravement. J’ai convoité la
femme de mon prochain. Sans même la connaître. Après tout, il pourrait
partager, ce veinard, cet égoïste ! Tous les hommes nantis d’une femme
exceptionnelle ne doivent en savourer la jouissance qu’un temps limité. Et puis
non. Abolissez ce décret. Il suffit qu’Elle me revienne. Qu’il lui fiche la
paix, ce salopard ! Depuis combien d’années il la tient sous séquestre,
dans les liens abusifs du mariage ?
J’ai aussi quitté mon boulot. Je n’avais même
pas de raison de le faire. Mais je n’en avais pas non plus de le garder, ce qui
est pire. Et enfin, le plus grave, j’ai désespéré de Vous, de votre mansuétude
et de votre omnipotence. Parfois, je me demande si je ne suis pas Vous, devenu
amnésique. Ça expliquerait tout, entre autre le foutu état de cette planète.
C’est le bordel (curieux comme les jurons ont toujours davantage ému la cléricature que, mettons, le zèle
inquisitoire ou la collaboration…) tant que je ne retrouve pas la fichue
formule pour recouvrer mes pouvoirs de Dieu. Possible aussi que je sois en
mission, incognito, sur terre, pour me rendre compte, un peu, à hauteur
d’homme, de l’étendue des dégâts. Parce que c’est vrai que de là-haut, à force,
ça fausse les perspectives. On mesure tout à l’aune de l’éternité, on ne se
rend pas compte que pour une vie d’homme, une vie, c’est pas grand chose. Je me
demande si je ne vais pas leur rallonger de quelques siècles.
En fait, je suis venu dans cette église pour
discuter avec Moi-même, à l’écart des humaines passions. Et de la foule qui
presse. Et de mon voisin avec ses questions. Il fait
froid, dans une église. Ça fait
mieux ressentir la chaleur de la chair.
On entend ses pensées résonner dans sa tête,
comme tout à l’heure les pas dans l’église. Alors on s’arrête pour écouter. On
est seul avec soi-même, ce qui fait doux, et donc on n’est plus seul. On
s’entend. Mal, au début, c’est si ténu, une âme qui s’attendrit. Et puis après,
on s’entend bien. On laisse le superflu sur un banc, ça pourrait toujours
servir à quelqu’un, et on se retire, plus léger, plus tranquille, plus en paix.
Curieux comme ici son image ne me poursuit
pas. « Vade retro… ». La femme diabolique ? Naïveté misogyne. Le
diable, le Satan tentateur, c’est le désir ; c’est la cupidité dévorante
qui menace de nous perdre, de nous avaler dans ses illusions obsédantes, c’est
contre cette partie de soi que nous nous battons, arrière, moi-même : moi
je m’aime, mais c’est pour mieux me manger, mon enfant. Bon, ça me laisse du
temps libre, tout ça, reste à savoir quoi en faire : du stop, une cure
d’amaigrissement, des vieux os, tout un fromage…
Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, les
pauvres crédules qui ont bâti les églises, mais ils l’ont fait.
C’est une journée qui commence. Les données s’affichent
sur l’écran. Son regard se brouille. Virevolte. Hésite. Comment
s’appelle-t-elle ? Julie…Sophie ? Une des rares secrétaires
affriolantes à cet étage. La femme est un repos pour l’homme. Il n’est pas
opposé à la réciproque. Mais il est moins sûr que ça fonctionne. Enfin, à elles
de voir. La machine affiche toute une série de graphiques, de diagrammes, de
bilans exhaustifs et ennuyeux. Dehors on aperçoit le ciel bleu. Juste un coin,
le cadre de la vitre, oblitéré par un angle de l’immeuble d’en face.
Combien sont-ils, comme moi, à rêver de se
tirer. Mettre les voiles. Foutre le camp. Combien, d’esclaves
cybernétiques ? Enchaînés à quoi ? Qui trépignent sur place, à brûler
leur vie, le cul sous un bureau protecteur, somme toute. Enchaînés par
qui ? S’ils se rebiffaient, tous, tous les caves accrochés à leur
gagne-pain, qui en crèvent, et se défoulent les dimanches, et les jours de
vacances y’en a bon bwana donner jours pas travailler ; si tous les cocus
de la vie se donnaient le mot et se redressaient : « non, on joue
plus à vos conneries, avec vos règles qui nous entubent, on se la partage
autrement, la richesse produite : RE-DIS-TRI-BU-TION ! », ça
ferait des vagues, une sacrée houle, même.
Seulement, voilà, bien sûr. Ils
n’allaient pas tous brandir leur ras-le-bol à la même minute. Pour les uns ce
serait «non, aujourd’hui, ça va, il y a deux mois, je dis pas, ça m’aurait
tenté mais là, non, vraiment, j’ai eu un chouette week-end, la télé était
super, un a vu les Lions rétamer l’AS Athleticos, on s’est bien marré, entre
potes, après un barbecue, bah, la vie c’est pas si moche, faut faire
avec… » Tout d’un coup il a une illumination : c’est ça qu’ils se
disent, tous, dès qu’ils se rencontrent, ils se tiennent au courant de la progression
du complot contre les Puissants, ces super-larbins qui veillent à ce que la
noria tourne bien, et rond : « ça va ? – Ça va. » « Ça
va » donc « pas aujourd’hui », aujourd’hui je tiens encore, pas
de révolution, mais demain, peut-être, « ça n’ira plus », et alors
« ils » verront. Mais « ils » savent qu’ils sont là encore
pour deux mille ans, car demain ça ira pour beaucoup d’entre nous. Et quand
bien même des professionnels de la révolution viendraient mettre leur
savoir-faire à notre service, et notre vie au leur, in fine ils se mettraient
aussi notre peau dans la poche, et la vie recommencerait à tourner son âne de
ronde. FLN, Nomenklatura, nouveaux
profiteurs cousins des anciens (quand ce ne sont pas les mêmes).
Alors quoi ? Julie (ou
Sophie ?) n’est pas repassée, distribuer la consolation de ses jambes
résillées, reviens, Julie, rasséréner le désespoir révolutionnaire !
Tachycardie. Adrénaline.
Peut-être quelques endorphines. Sur son écran noir explosent des étoiles
rouges. Il sent qu’il va, immobile, passer le mur du sens. Il métabolise la
rupture. Il sent les chaînes de ses molécules se rompre, s’effacer les attaches
au bon sens résignateur. Il entre en dissidence synaptique. Comme un air de
printemps, euphorique, qui lui soulève les voiles, qui lui souffle dans les
écoutilles. Quelque part – pas ici, dans ce bureau laid et taciturne – les
femmes sont belles, ont des fragrances de seins nus, de hanches ondulantes,
quelque part, il faut qu’il y aille. Il se lève. Avec une solennité tragique
que nul autre ne perçoit. Il va brûler tous ses vaisseaux. Il s’engage dans le
couloir. Taberneau, l’un de ses chefs de service, s’avance vers lui, le cénacle
des Puissants l’a mandaté pour l’intercepter, le retenir in extremis enchaîné
au banc de rame, il lance un péremptoire « Julien, vous… » et il
reste médusé, bouche ouverte, Julien n’a pas obéi au réflexe conditionné,
Julien n’a pas ralenti, ne s’est pas arrêté, Julien se fout des ordres et des
contre-ordres, Julien s’esbigne, se carapate, se fait la malle et la belle. Adios
muchachos. Vous pouvez crever.
L’appartement vieillot est immense et minuscule autour de
lui. Des murs idiots, très loin, empêtrés dans une tapisserie fanée, jaunasse.
Une moquette vieux bleu, qui évoque plus la saleté que le confort. Dans un coin,
un lit balourd, aux imbéciles montants en bois, récupéré par esprit d’économie
dans une ancienne maison de famille. Un décorateur, une épouse, un bricoleur
feraient valser tout ça, arracheraient à nu, rénoveraient, donneraient une
nouvelle vie à la pièce fourbue.
Toute cette agitation hypothétique suffit à l’épuiser, le
dissuade de persévérer dans l’immense projet qu’il a conçu : se lever. On
est bien, couché. On peut encore mâchouiller une vision optimiste du monde. La
couette pèse légèrement de sa chaleur d’amante. On est encore à l’abri de tout,
du temps, du bruit, du mouvement. L’univers attend, a le temps, immobile,
bienveillant. Cela pourrait durer toujours. Le sommeil revient rôder, flaire sa
proie offerte et l’emporte dans un surcroît de rêves.
« Julien ! Tu t’es rendormi ! Tu vas être
en retard à l’école ! » La voix agacée, culpabilisatrice, monte d’un
passé indélébile, une mère, contremaître servile, nous a dressés au temps,
dressés à nous dresser, à répudier l’opulente horizontalité, pliés au gré
inflexible du " tout ce qu’il y a à faire dans une
journée ", ployés à ne pas prendre le temps, à se laisser prendre,
puis perdre, par lui, à avancer comme des soldats de plomb sur l’incertain
chemin de l’activité sociale.
C’est une loi intangible, primordiale, qu’il ne s’agit
même pas d’interroger sous peine de lapidation unanime : il faut se lever.
Homo erectus : homo faber
! « Qu’est-ce que tu fabriques encore au lit? » Au lit, on ne
fabrique rien (seul, s’entend), et celui qui fléchit, qui tente d’extorquer une
ultime minute de délai à l’exécution de la sentence de travail, qui espérait se
réfugier dans un recoin infime de sa jouissance onaniste, celui-là ne peut que
se voir entouré de la réprobation générale, postée comme les courtisans au
lever du roi.
Le ventre s’est de nouveau détendu, sous la chaleur
apaisante du rêve, le souffle est de nouveau régulier, libre. Et puis l’antique
culpabilité revient fouailler les viscères, s’immisce dans la quiétude usurpée,
rétablit la conscience comme on rallume en grand d’un coup la lumière :
elle accomplit son œuvre, elle gâche irrémédiablement le vestige de volupté. Il
faut se rendre à quarante siècles de vie sociale organisée. Il ne sert à rien
d’atermoyer, de mendier quelques vaines minutes supplémentaires : il va
falloir y aller, rejoindre le groupe, le flot des rues, la foule des bureaux.
Sinon…
Sinon quoi ? La paresse salvatrice a trouvé cette
désespérée manœuvre dilatoire : argumenter. Exiger des comptes, que l’on
formule des raisons. Et s’il ne se levait pas ? Un espoir insensé,
lumineux, renaît. Oui, dites-moi, que se passerait-il : « ils »
viendraient le chercher, l’extirper de son refuge ? Vous savez bien que
non. Il aurait droit, d’abord, au bénéfice du doute : « êtes-vous
malade ? » La société, dans sa mansuétude, tolère quelques écarts.
Mais il faudra le prouver, en fournir l’attestation délivrée par le spécialiste
de la maladie, le préposé au constat de la santé des autres. Non. Il n’est pas
malade, ce n’est pas ça. Il ne s’agit plus, cette fois-ci, d’une trêve ;
de rester couché quelque temps, de manière exceptionnelle. Il ne se lèvera
plus. Plus jamais. La société ne s’en émouvra pas. Avec indifférence elle lui
retirera ses subsides, le monde de la consommation se refermera sur sa tête comme
un océan impavide. Il pourra rester là tant que ses réserves tiendront.
Ensuite, des hommes viendront, ils dépèceront l’appartement, ils enlèveront les
murs, et le toit, et il devra aller dormir dehors, s’il trouve un coin
tranquille. Au bout du compte il mourra.
Cela ne fait pas de grosse
différence : s’il se lève, il mourra quand même. Plus tard, peut-être, et
autrement.
Le débat en reste à ce défaut de
réponse prééminente. Les deux positions
se valent, à peu de choses près.
Il soupire, il rejette la couette
et, finalement, il s’assied sur le bord du lit.
Dès qu’on remet le monde à
l’endroit, les ennuis recommencent. Impossible de réfuter la rugueuse réalité.
Cet appartement pue la négligence et l’abandon, et cela lui donne la nausée. Un
instant l’idée de retomber couché le tente. Il résiste. Aujourd’hui encore il
retournera se battre.
Vous m’agacez, tous autour. Supporter cette permanence
molle. Cette répétition vide. Ronde hypnotique d’hologrammes aux fausses
allures de vivants. Sous-produits peu crédibles de mon imaginaire
fatigué : intimes trop intimes qui se croient permis de squatter mes plus
dernières heures ; affiliés par convention d’état-civil, encombrants et
envahissants ; voisins invisibles mais pas inaudibles, surcroît de son qui
raye le silence des arbres. Inconnus qui croisez au large, hors de portée de
canon, qui prenez plaisir à me narguer par votre absence, par vos arrangements
secrets. Et elle, la Sibylle, qui me fixe de son œil unique, pour me reprocher,
muette, mes non faits et non gestes. Allez au diable ! Je n’ai pas besoin
de votre humanité factice. Je vous ai inventés. Le temps de le souhaiter, et je
vous oublie. A quoi bon cette foule ennuyeuse ! Ce bruit, ces mouvements
de bouche qui simulent la parole, écorchent l’intelligence, cette agitation qui
rompt le calme morne de la contemplation. Je vous raye de l’existence.
Terminée, l’humanité, effacée.
J’entends le pas sacré de Dieu qui marche dans les
combles. Ca fait un nom de Dieu de bruit qui résonne. Un silence qui résonne,
tellement fort que ça vrille la tête, vous ne pouvez plus penser qu’à ça, à ce
silence tonitruant. Vous parlez pour masquer le silence, mais vous l’entendez
quand même résonner entre les mots, et si vous multipliez les mots, entre les
syllabes. Et dès que la parole s’arrête. Il y a ce vide dans votre tête.
Et en même temps, vous voyez de façon improbable cette
jeune femme en face de vous, minuscule au fond de son fauteuil, qui vous
regarde, et qui vous voit la regarder. Il n’y a personne d’autre dans la pièce
et c’est d’une intimité terrorisante et en même temps très guindée, totalement
codifié.
N’empêche, n’importe lequel des
deux pourrait soudain sortir du code, pourrait soudain se lever et fiche une
baffe à l’autre, ou pourrait se mettre à parler de ce qu’il ressent, ou
pourrait soudain dire à l’autre qu’il l’aime, et qu’il en a besoin pour vivre,
ce qui ne serait pas tout à fait vrai, ni tout à fait faux : il n’a pas
besoin forcément de cet autre-là, mais d’un autre, d’un autre qui soit là. On
pourrait rompre le silence de la parole par l’expression de la vérité mais ça
risquerait d’être terrible, une parole nue, qui s’avance entre deux regards qui
se soutiennent, penser qu’il y a vraiment quelqu’un d’autre dans la pièce, et
non simplement un code, une convention, ce serait utile et « il ne faut
pas ». « Il ne faut pas », dit la pendule qui rythme la partie,
« il ne faut pas » disent les fauteuils noirs et distingués,
« il ne faut pas », réprimandent les tableaux accrochés aux murs, et
pourtant il serait tellement logique – mais illogique, reconnaissons-le – de
sortir en courant hurler dans la rue, pourquoi se contenir, là, sur le champ,
exiger des explications, immédiates – mais en même temps on se place du côté de
la foule, réprobatrice, voyons, on ne se comporte pas ainsi, c’est insensé,
reconnaît-on, on ne hurle pas dans la rue, hurler au vide, au rien, au silence,
à la parole qui n’a pas été donnée, à l’impossible présence, trop proche et
trop lointaine, de l’autre en face qu’on voit et qui voit. « Il ne faut
pas », reconnaît-on, alors on reste assis, raisonnable, ânonnant la parole
qui se cherche, qui se dérobe, tellement bizarre…Qu’est-ce que c’est, cette
créature en face, qui pense et qui ressent quoi ? Mieux vaut faire semblant
de ne pas avoir perçu son existence, sa présence épaisse d’un fumet et d’un
battement de paupières, rester dans le code, à l’intérieur de la limite de ce
qui est communément admis.
Quand on sort, on est un peu groggy, pas très sûr de ce qui ne s’est pas
passé, de ce scandale qui a, une fois de plus, péri étouffé – on n’a parlé
d’autre chose, on a feint de ne pas être dérangé par ce silence tapageur,
feignons qu’il n’y a pas de silence, qu’il n’y a que les mots qu’on prononce,
que les rues mènent toujours quelque part et que chaque jour suffit à sa peine.
Feignons de vivre, de manière ordonnancée, de ne pas savoir qu’on n’est que la
mort d’une ombre qui se cherche.
Il ne devait pas chercher à la revoir. Il prit un taxi et
se fit conduire directement chez elle. Il s’installa inconfortablement dans la
salle d’attente, sur une chaise en osier qui lui persécutait les fesses. Il lui
fallait supporter la contiguïté avec deux autres patients : une vieille
dame en fin de parcours, qui ne devait plus être cotée à l’argus, et qui
attendait sagement son tour, comme elle l’avait fait toute sa vie, d’être
appelée à lui par Dieu ou le praticien, selon celui qui serait le plus
rapide ; et une jeune fille agaçante, plutôt maigre et grande, et pas
jolie.
–
« Vous n’en avez pas assez, de ces pointes d’un
sexisme lourdaud et vulgaire ? La femme n’est pour vous qu’un objet de
satisfaction, propre ou impropre à vos fantasmes séniles ? »
s’insurge la chienne de garde de garde. Surprise.
Il considère l’objection. Ça
l’occupe. En plus il n’a pas de rendez-vous. Il est d’accord. Mais il est comme
ça. Et ils sont un petit nombre. Question d’hormones, plus que d’idéologie. Et
il n’est pas l’un des pires. Il n’y peut rien – et il n’a pas envie d’y pouvoir
– si la vue d’un peu de chair entraperçue lui fait battre le cœur d’une systole
supplémentaire, et où est le mal ? Où est le sens de cette fatwah des
ayatollahs de l’égalitarisme sexuel ? On peut respecter les femmes, toutes
les femmes, et vivre un peu plus heureux en matant les plus mignonnes. Et puis
merde, pourquoi il se justifie ? Parce que ça l’occupe. Il n’a pas mal aux
dents.
Une porte s’ouvre. La petite vieille ressuscite,
rassemble fébrilement son sac de cuir noir moche, on va voir qui assure la
consultation aujourd’hui : la remplaçante, ou est-elle rentrée ? Si c’était lui, il ne serait pas rentré des
Antilles. Ou peut-être que oui. Une blouse verte tourne le coin du couloir. La
vieille dame est tout excitée, lui aussi, il n’y a que la fille maigre qui ne
bouge pas, indifférente, ce n’est pas son tour, elle n’a rien à gagner. C’est
cela, qu’il lui reproche ; cela que ça signifie, pas être
« jolie » : pas une question de mensurations, de courbes, de
formes, mais de regard, d’intérêt, d’appétence, une vibration d’âme.
« T’as qu’à croire !
Ils matent le cul et ils appellent ça l’âme ! Les saligauds
finis ! »
Il laisse sa féministe
intérieure fulminer et reporte son attention sur l’entrée. Elle parut. La peau
joyeuse et bronzée par le soleil des Antilles. En le découvrant, lui, elle fronça un sourcil.
« Monsieur Gerval,
bonjour, vous n’avez pas rendez-vous, il me semble ? ». Il
plaide : « une urgence, docteur, si vous pouvez me prendre, une dent
cassée, un mal de chien… » Il a pris une intonation de chien, un regard de
chien, allez, maîtresse, ne me chasse pas.
Les vacances lui ont fait du
bien. Elle soupire, faussement excédée.
« Bon, attendez là.
J’essaierai de vous passer entre deux patients. »
Et elle disparaît, la vieille
petite dame trottant allègrement sur ses talons.
« Qui
est-elle ? » lui demande son voisin, par-dessus la balustrade.
Qui est-elle ? Il n’est
pas très commode de se hurler ainsi questions et réponses d’un côté à l’autre
de la rue. Qui est-elle ? Les gens en bas s’arrêtent de marcher et lèvent
le nez en l’air, ils s’immobilisent pour écouter la discussion.
– C’est ma dentiste !
–
Vous êtes amoureux de votre dentiste ?
–
Non ! Comment avez-vous entendu parler
d’elle ?
–
L’autre soir ! Je vous ai vu !
–
Avec elle ?
–
Non, justement. Vous étiez seul. Tard la nuit. Vous
rentriez. L’air d’avoir le moral dans les chaussettes ! Je me suis
dit : « c’est une femme ». J’avais raison ?
–
En quelque sorte.
Elle partait en voyage.
–
Et elle vous manquait ?
–
J’avais mal aux dents…Non, je blague. Oui, en quelque
sorte. A moins que je n’aie imaginé tout ça.
–
Tout ça quoi ? »
A l’étage du dessous une
ménagère de 41 ans qui arrosait ses fleurs en pots tout en suivant la
conversation ne put se contenir plus longtemps. Elle se tordit le cou pour
faire face aux deux hommes et elle apostropha Julien : «Elle existe, votre
bonne femme, ou elle existe pas ? »
–
C’est selon. Avec les femmes, on ne sait jamais trop.
Mi réelles, mi fantasmatiques. Vous les quittez de l’œil un instant, et pfft,
elles disparaissent. Et après vous ne savez plus si vous ne les avez pas
inventées.
–
Elle est mariée ? reprit le voisin.
–
Oui. Toutes les femmes qu’on remarque le sont plus ou
moins.
–
Dites donc, parlez pour vous ! Je connais des
femmes très bien très disponibles.
–
C’est vrai ça ! (c’était une des femmes arrêtées dans
la rue qui vitupérait, c’est bien un
fantasme de mec, ça, la belle inconnue inaccessible… !)
–
Dites, on s’égare, là. Ça tourne au courrier du cœur,
vos histoires, et c’est pas ça du tout. C’est ma vie privée, après
tout ! » et Julien referma les fenêtres. Il eut le temps d’entendre
« Dans ce cas, te répands pas sur la voie publique ! »
Après tout, c’est son problème,
si ses dents le titillent.
Il voit un masque vert,
surmonté des deux yeux les plus aigus du monde, se pencher sur lui. Il devine
son souffle, mêlé au parfum de son corps, la blouse se soulève à intervalles
réguliers, une main délicate s’avance vers son visage, une voix de gorge
susurre, un rien moqueuse : « alors, elle est où, cette
urgence ? »
Et dévotement il ouvre la bouche pour engloutir ses
doigts fragiles, et il doit se retenir de ne pas les lécher. Au-dessus de lui,
il voit le casque noir de ses cheveux à la frange droite, et il plonge dans une
tiède torpeur. Il n’en demande pas plus à la vie.
Il marche tout droit. Un peu à
l’aventure. Curieux comme on n’est plus grand-chose, pensa-t-il, quand on a
plaqué son boulot. Cette chose étrangère, pénible, qui met tant de temps à
entrer en nous, les gestes quotidiens d’une profession, finit par s’incruster,
ronge les chairs en partant du centre, et se substitue à elles, finalement.
Ensuite on ne raisonne plus qu’en termes de semaine/week-end, travail/vacances,
journée de bureau/soirée libre. Le temps " libre",
c’est-à-dire à occuper soi-même, se raréfie, en même temps qu’il se délimite et
se définit. On apprend à ne plus prendre en charge que cette portion de
temps-là, et il reste aux " loisirs " à colmater cette
oisiveté.
Que disparaisse le temps du
travail : on devient un pantin largué par ses fils, à tituber sur son
erre, à mouliner dans le vide. Il se retrouvait soudain à la tête d’un
gigantesque stock de temps, qui semblait inépuisable, et en ce sens étouffant,
encombrant : qu’allait-il faire de son temps ?
Désormais dispensé
d’obligation, il manquait de nécessité. L’homme en vacances se dépêche de
profiter de son temps libre ; le malade attend de recouvrer ses forces et
son travail ; le chômeur essaie d’en retrouver et y emploie son énergie.
Tous marchent le regard fixé sur un horizon laborieux. Lui n’avait plus
d’horizon. Il en concevait une ivresse singulière.
Autour de lui la foule progressait. Chacun se
rendait quelque part. Avec hâte ou, plus rarement, en flânant. Des hommes
d’affaires, qui allaient faire. Des femmes d’intérieur, qui revenaient chargées
de marchandises pour le repas de midi. Quelques jeunes, en retard pour un
cours, d’autres peu pressés d’en revenir, dégustant une fugitive liberté.
Chaque personne croisée ou le dépassant allait remplir quelque office. Pas lui.
Il fut tenté d’en arrêter quelqu’une et de l’interroger sur sa destination et
son but. Cette jeune femme claquant talon haut, courait-elle rejoindre quelque
amant espéré ? Ce retraité déambulant mains aux dos, s’occupait-il en
attendant le déjeuner ? Et vous monsieur, quels rendez-vous vous restent-ils
d’ici ce soir ?
Lui ne savait que faire ; se trouvait
dégagé de toute obligation vis à vis de quiconque. Ça durerait ce que ça
durerait. Il ne savait même pas combien d’argent il avait en poche. Homme sans
but. Etait-ce cela, la liberté ? La vacance, plutôt : aucun
engagement vis à vis de rien, plus aucun lien, qu’un vagabondage irraisonné.
Il y eut de nouveau ce hululement d’une chouette
invisible. Déserte, la place du village s’installait dans la nuit. De l’autre
côté seul un café à la vitrine éclairée fournissait un indice de vie. Un bruit
de moteur remplit la rue. La voiture s’arrêta à sa hauteur et le type pencha la tête vers
lui : « Je vous dépose ? »
Julien ouvre machinalement la portière et s’installe. De
toute façon il n’a rien d’autre à faire. Le précédent automobiliste l’a déposé
dans ce village, dont il n’a même pas noté le nom, là ou ailleurs ! Il
ignore où il va dormir ce soir, il commence vaguement à ressentir la faim, une
sensation discrète d’homme civilisé bien nourri, plus une habitude qu’un manque
réel. Est-ce ainsi qu’on commence une vie de clochard ? Insensiblement, on
s’éloigne du routinier sentier d’un chez soi commode, on rompt les amarres,
mais sans virulence, juste faute de savoir à quoi et pourquoi on était amarré.
Dans la voiture le type ne pose pas de questions, comme
s’il devinait que Julien n’aurait pas envie de lui répondre. Ils se taisent.
L’homme conduit. Julien se laisse conduire, la route nocturne s’entrouvre au
fur et à mesure sous la percée des phares, puis se referme derrière eux, c’est
lénifiant de se laisser emporter ainsi. Julien goûte une torpeur qui lui évite
de penser.
Ils parviennent à ce nouveau village, perché au haut
d’une colline ; la rue montante est obstruée par deux bornes comme, en
ville, les rues piétonnières. L’homme se gare à côté, sur un petit parking déjà
occupé par quatre ou cinq voitures. Il coupe le moteur et
explique : « moi je m’arrête là. » Puis, avec un
sourire : « vous ne savez pas où dormir ? Je vous
héberge, si vous voulez. Moi, c’est Michel » dit-il en tendant la main.
Ils sortent de la voiture sans la verrouiller et montent ensemble vers le
village. Ils parviennent à une petite place plantée d’arbres, éclairée
doucement par quelques réverbères. Sous leur lumière quelques personnes
bavardent à la terrasse d’un café.
« Salut, Michel !
– Salut Paul. A tout à l’heure
peut-être. »
Ils longent la place et franchissent la porte
d’une maison de pierre.
Julien prête peu d’attention aux lieux et à
leur décoration. Il sent monter une gêne, la peur de se sentir redevable envers
cet étranger. Pas envie de s’interroger sur ses motivations, pourtant il le
faudrait. Jusqu’où peut-il aller ? Et demain ? Il n’a pas envie d’y
penser.
« Tenez, je vous montre
les lieux. » Michel ouvre quelques portes sur des pièces accueillantes,
meublées de bois, ils montent à l’étage.
« Installez-vous ici.
Prenez vos aises. D’ici une demi-heure, on ira manger. »
Récapitulons, se disait-il
parfois. Je suis ici, où je n’ai rien à faire, ce qui unit les gens, quoi que
ce soit, ne me concerne pas. Il règne entre eux une sympathie joyeuse et
éprouvante, il règne un chorus accablant. Les discussions fusent,
s’entremêlent, la parole rebondit de l’un à l’autre mêlée de rires et de
saillies, ces gens sont bien ensemble, sont ensemble, ils forment un corps. Le
moindre sujet fait débat, entre les tables maintenant toutes occupées, de gens
qui fument, qui boivent un café ou un jus de fruit, dans le soir doux de sous
les arbres, ou qui ne font rien. D’une table à l’autre on se hèle, on se provoque,
on se prend à témoin. Les phrases font des cabrioles et je voudrais bien entrer
dans la danse, j’ai l’air d’un benêt à me taire obstinément ; trouver
quelque chose à proférer. Trop tard ! Le sujet vient encore de changer
(« est-ce que Magali a croché son gros ? » a demandé une
brunette à fossettes, et c’est reparti pour une tournée de rires), je ne
devrais pas être là. Avec ces gens que je ne connais pas. Etre où ?
Cloîtré, rangé dans mon deux pièces confiné, à m’anesthésier le sentiment dans
un bain tiède de T.V., en attendant que la soirée se passe, que la nuit se
passe, et qu’il soit de nouveau l’heure de retourner travailler ? Rien à
faire, je ne me sens pas concerné par ces copains trop gais, sauf peut-être la
fille un peu triste, sombre dans sa maigreur et ses cheveux noirs, qui exhale
une certaine beauté altière. Elle me fait penser à Nathalie. Pourtant elle ne
lui ressemble pas. Celle-ci est plus grande, plus longiligne. Curieux comme le
charisme de Nathalie s’estompe, au milieu de tous ces gens, son souvenir se
fait flou, paraît lointain, presque irréel. Maintenant c’est à cette femme-là –
appelons-la Christine – que je souhaiterais parler. A qui est-elle ? Peu
probable qu’une jolie fille comme ça soit encore libre, bien qu’il n’y ait personne
à ses côtés. Et qu’elle semble bien triste pour une femme qu’on rend heureuse.
Ce doit être cela : son mari est absent, il n’est pas souvent là, il la
néglige et elle se morfond. Trouver un prétexte pour engager la conversation.
Se lever, aller la rejoindre près de la murette.
« Je peux
m’asseoir ? »
Je sursaute. Je ne l’avais pas
vue approcher ; Michel est allé depuis un moment discuter à une autre
table.
Je me demande si je rougis, et
je me sens gêné par ma gêne, elle va me prendre pour un ballot. Je lui réponds
tout de même « je vous en prie » en lui dédiant un sourire de
sympathie, et elle sourit en retour, brièvement, un éclair machinal qui vient
un court instant défaire sa tristesse.
Mon pouls bat un peu trop vite,
je le crains. Je me traite d’imbécile, mais ça ne m’aide pas. Ne rien conclure
de son geste, pour ne pas être déçu. En fait cette table était la seule où il
restait une place libre, ou bien c’est mon silence, gage de tranquillité, qui
l’a attirée. En tous les cas, elle est là, et j’aimerais tant trouver quelque
chose à lui dire. Mais proférer une platitude m’apparaîtrait comme la pire des
indécences, quasiment une insulte à la finesse que l’on devine au léger
battement nerveux de sa narine. Enfin quoi ! cette fille, je n’ai pas
l’intention de la draguer, je n’ai plus rien d’un adolescent éperdu. Et puis je
ne la connais pas, je ne peux pas me prétendre séduit par ses qualités ;
elle n’a rien d’une vamp et je ne suis pas en phase de surproduction hormonale.
C’est autre chose et c’est difficile à expliquer, cette douceur éprouvée, cette
tendresse que je souhaiterais exprimer, comme si nous formions un vieux couple,
je sens que je la connais depuis des siècles. Elle ne produit pas sur moi cette
stupeur imbécile que je ressens avec Nathalie, c’est quelque chose de plus
paisible.
« Vous êtes un ami de
Michel ? »
Elle a une voix douce,
« la voix grave et douce des êtres chers qui se sont tus », nimbée
d’une indulgence qui vous disculpe de n’avoir pas su lancer la conversation.
« Non. Du tout. En fait je
faisais du stop et… » Comment en une phrase définir honnêtement ma
situation ? Confier que je suis désormais une sorte de trimardeur, sans
feu ni lieu, à la dérive, après avoir rompu les amarres d’un job nourricier et
déprimant ? D’autant que cela ne l’intéresse sûrement pas, elle a parlé
par politesse, pour rompre la gêne. Et pourtant il y a son regard grand ouvert
en face du mien, et dedans tout une curiosité amicale et paisible.
Elle se méprend sur mon
hésitation, elle croit s’être montrée indiscrète (la chère âme !) :
« Oh ! Bienvenue au
village, dans ce cas. »
Il ne sait plus de quoi parler. Il devrait parler de la
tendresse. La tendresse…Quoi de plus simple, quoi de plus indéfinissable ?
Observez le mouvement d’un enfant vers sa mère, les gestes d’une mère avec son
enfant. Pas toutes les mères. Pas tous les enfants. Parfois il n’y a rien de
l’un à l’autre. Et alors, comment l’enfant saura-t-il donner sa
tendresse ? Existe-t-il des écoles où on apprenne ça ? Des cours de
rattrapage, des cours du soir, ou des cours par correspondance ?
Il a eu un chien. Très frisé, très « chevelu »,
un bon gros corniaud affectueux. Tous les deux ils échangeaient de grandes
embrassades, il enfouissait son visage dans la fourrure et l’animal répondait à
grands coups de langue – puis il y avait les mordillements et les gigottages
sur le dos : là, il y avait une tendresse simple, naturelle, spontanément
offerte et échangée. Mais avec des humains… ?
C’était plus compliqué. Il avait eu aussi
une femme – il lui semblait que c’était dans une autre vie. Une grande blonde
toute en muscles et en énergie. Ils s’entendaient bien ensemble. Mais il n’y
avait pas eu beaucoup de tendresse, entre eux. De la complicité, des rires, de
grandes discussions, mais peu de tendresse. Il n’osait pas. Pourquoi ?
Peut-être attendait-il que ça vienne de l’autre. La tendresse, croyait-il,
c’est la douceur que dispense une mère à son enfant, c’est elle qui le prend
dans sa tiédeur, et lui qui s’y niche. Il avait manifestement passé l’âge. Il
était un peu trop grand, et puis il n’y avait plus de mère, et il n’y avait
jamais eu de mère pour ça. Il s’en passait. Mais peut-être était-il malheureux
de ce manque, sans le savoir, sans y penser vraiment.
«Vous habitez ici ?
–
Oui. La plupart du temps.
–
Et…vous y travaillez…pardonnez mon indiscrétion.
–
Du tout ! Oui, en partie, je m’occupe des enfants.
–
Pas trop dur ?
–
Pas ici. Ce n’est pas la même chose qu’en ville. Passez
nous voir, demain, si ça vous intéresse.
–
Entendu. Où est l’école ?
Elle dessine un geste
circulaire de la main : « Partout. Tout le village. Vous verrez. Bon,
je vous quitte. Bonsoir. »
–
Bonsoir »
Il la suit des yeux pendant
qu’elle s’éloigne. Il ne se sent plus de trop ici.
« Bonsoir ! »
Un type vient de s’asseoir à la
table. La mâchoire carnassière, le nez un peu allongé, le cheveu frisé, l’œil
allumé. Au début Julien le croit ivre. Prudemment il répond à son salut.
« Elle est belle,
hein ? » Il a une voix cassée, éraillée, un peu nasillarde. Il lui
fait un peu peur, sa brusquerie le déconcerte. On dirait un loup qui va mordre.
« J’ai vu ton regard, mon camarade. Des hanches fines, des cuisses fermes,
des seins petits mais spirituels ! Une déesse…La femme, dans tout son
mystère atterrant…C’est ma femme, mon camarade, tu crois ça ? C’est ma femme…Il
paraît. Nous nous sommes un peu perdus de vue, elle et moi…Mais je ne vais pas
te casser les burnes avec mes histoires. Dis-moi que tu t’en tamponnes !
On s’est pas présentés : moi c’est Richard. »
Et il brandit une longue main
nerveuse, que Julien lui serre timidement.
« Et il nous vient d’où,
mon camarade ? Tu n’es pas du Groupe, toi ?
–
Du groupe ?
–
Du groupe, du machin, de la bande » s’énerve
Richard, sa voix monte en aigu, prend des inflexions menaçantes.
« Tout le Saint-Frusquin,
notre sainte communauté ! »
L’estomac de Julien se serre.
Il pressentait que l’idylle ne pouvait pas durer, il est tombé sur une bande
d’allumés, dans une nom de Dieu de secte ! Il comprend mieux, maintenant,
l’obligeante hospitalité du gentil Michel, c’est comme ça qu’ils doivent
recruter, des poires comme lui un peu à l’abandon, proies faciles. On séduit,
on attire, et puis on exploite. C’est ce qui arrive à Christine. Elle est là
par la faute de son barjot de mari, elle subit en silence la situation, triste
et résignée. S’enfuir, dès demain, ce soir il est trop tard. Pourra-t-il lui
parler ? Saura-t-il la convaincre de partir avec lui ? Ça ne fait
rien, au pire, il pourra alerter les autorités, dès son retour à la
civilisation.
Pendant qu’il pense, son
interlocuteur a continué à déverser dans le vide son monologue insensé,
vindicatif. Ce type semble en vouloir à la terre entière. Julien répond par
monosyllabes circonspects.
« Tu viens d’où ?
T’es venu tâter du Kibboutz ? Tu vas pas t’ennuyer. Ici on partage tout.
La bouffe, les corvées, les emmerdes et les femmes. Enfin, quand elles veulent
bien ! Ici, t’as toujours quelqu’un pour te tenir la main, t’es jamais
tout seul, mon camarade ! C’est Lénine revu par l’Abbé Pierre ! T’es
venu pour ça, pt’êt bien, t’avais un pet au casque à faire jointer ? Tu
pouvais pas mieux tomber, y vont te requinquer dans quinze jours t’es sur
pied ! » et il hennit un long ricanement méchant. Julien proteste
mollement qu’il n’a rien au casque, il est là par hasard (un autre ricanement,
et : « y’ a pas de hasard ! où tu es, où tu dois être. »),
d’ailleurs il repart prochainement – là, une lueur d’intérêt ajoute encore un
peu de folie, si c’est possible, dans les yeux hagards du bonhomme :
« C’est vrai ça ? Tu
t’ tires déjà ? (rire sauvage) Tu m’emmènerais ? »
L’idée n’enthousiasme pas
Julien, qui répond « avec plaisir », le moyen de faire autrement face
à ce dingue, il sera toujours à temps de s’éclipser en douce.
« T’as une voiture ?
Non ? Alors c’est râpé, oublie, mon camarade, ils me laisseront pas. »
Est-ce possible ? Est-il
possible que ce soit lui qui soit retenu ici contre son gré, mais alors
avec quelle complicité monstrueuse de sa femme ? Est-il possible qu’il
l’ait si mal jugée, subjugué par une feinte candeur, sa grâce touchante de
grande fille à qui on vient juste de faire de la peine, et qui s’est juré de ne pas
pleurer ?
Julien sent une torpeur, une chaude
indifférence envahir son esprit, y effacer toute pensée, il est bercé par la
rumeur confuse des voix dont se détachent les accents narquois de Richard qui
enfile les sujets à toute allure lancé comme une éolienne devenue folle. Ca
souffle force sept, et en même temps il fait si calme sous les tilleuls,
retranché à l’abri dans ce monde de fous.
Les rues montent. Descendent, pavées, pierreuses. Murs de
pierre blanche parfois tissés de lierre. Il marche au hasard. Le village
s’enroule. Comme une coquille d’escargot autour de la petite église ; et,
sur la place, de l’auberge. Avec ses tables en terrasse. Il fait un soleil de matin
qui illumine les murs.
Ils sont entrés. Ils se sont
fait indiquer le plat, par une dame bien rebondie. Michel lui a passé des
assiettes. Des couverts. Ils ont porté tout ça sur la table. La soirée s’est
déroulée au milieu des conversations. Il est resté un peu en retrait. On ne l’a
pas embêté avec des questions. Un village tranquille. Des enfants disputent une
partie de ballon sur la place. Les marronniers leur servent de poteaux de buts.
Une vie paisible s’écoule ici. Loin du tumulte, loin de la presse. Loin du flux
des villes. Il pourrait y rester longtemps, lui semble-t-il.
Julien ne répond pas. Il n’a pas d’histoire. Il ne veut
pas d’histoire. Il est parti pour ne pas avoir à se raconter. Ou
l’inverse ? Il sent une brusque chaleur. Et s’il était venu jusqu’ici
pour, justement, se raconter ? C’est idiot. Cette pensée l’irrite.
L’encombre. Se raconter à qui ? Qui voudrait l’entendre ? Qui
souhaite entendre l’histoire de quiconque ? Et il y a tellement de gens
qui vous la dévasent, leur histoire, par bribes insipides, gluantes
d’auto-complaisance, ceux qui répandent leurs scories d’aventures au petit
pied, ceux qui vous bombardent des postillons de leur mesquinerie, et vous
prennent à témoin, vous voudraient complices de leurs joies misérables !
Les collègues de bureau et leurs dernières vacances, les derniers exploits
universitaires de l’inévitable rejeton, les soucis d’appareil dentaire de la
plus jeune, sans compter les ennuis de tondeuse à gazon et la dernière
découverte dans une brocante ! C’est cela qu’il a fui, les histoires des
autres, qui ne l’intéressent pas puisqu’ils ne partagent pas sa vie, pourquoi
éprouverait-il une soudaine et éphémère disponibilité ? Pourquoi continuer
à feindre l’intérêt que commande l’hypocrisie sociale quand il vous tarde que
l’autre en vienne au bout, et qu’il s’attarde voluptueusement dans des détails
dont vous avez perdu le fil ? Et pourtant il aurait tellement aimé, lui,
leur parler de…de Nathalie, par exemple. Il sent la monstruosité du système,
chacun concerné par sa propre histoire et totalement imperméable à celle des
autres ; chacun prenant son mal en patience en attendant son tour de caser
la sienne. Une voix lui chuchote : tout le monde n’est pas comme ça…Il y a
des gens que ça intéresse vraiment, les histoires des autres ! C’est toi,
avec ton égoïsme foncier, qui es hermétique à cette communication.
Il ne réplique rien, n’essaie
pas de nier, ça lui est égal ce qu’on pense de lui. Et même…A supposer qu’il
parle de Nathalie, de cette histoire complètement folle, mais aux apparences
tellement prosaïques : cette femme impossiblement belle, mariée à un
autre, de façon absurde, alors qu’il est vital pour lui de vivre avec elle. Ce
n’est même pas qu’il en soit amoureux ; il imagine le cliché nauséeux qui
lui serait retourné : «mon pauvre ami, une de perdue… » Comment
peut-on être aussi butor, aussi borné ! Il ne parle pas d’amour. Il parle
de cette juxtaposition de points cruciaux : on ne rencontre jamais la
personne qu’il faut, on s’éreinte à un boulot sans nécessité, on ne prononce
pas les mots qui comptent…Toute une vie dans un bus à regarder défiler les
arrêts sans trouver le bon, et à la fin, quand vous alliez vous résigner, je
vais descendre à celui-là, trop tard, terminus !
Il dit, juste comme ça :
"Terminus". Richard lui rend un regard de compréhension.
Il se fit un long silence. Ils regardaient, sans les
voir, tous ces gens qui bavardaient. Richard reprit :
« Qui tu crois que je
suis ? »
La question étant ambiguë,
Julien resta sans répondre.
« Qui tu crois, toi, dis
voir, qui je suis, moi ? Tu le croiras pas, mon camarade, tu me
prendras pour un dingo. »
Julien s’abstint de remarquer
que c’était chose faite. Il ne poussa pas non plus la politesse jusqu’à
protester.
« Un dingo, je te
dis » insista pourtant Richard.
Une fois de plus Julien ne
voulut pas se montrer désagréable. Perplexe, il attendit la suite.
«Mon job, à moi, ma fonction
sur cette terre, c’était diriger la planète ! »
Julien s’attendait au pire,
mais il fut surpris.
« Dieu, quoi, ou empereur
du monde, ou ce que tu voudras. Mais bon sang, j’étais fait pour ça, faire
tourner le monde, mettre de l’ordre dans tout ça. Je te les leur aurais résolus,
moi, leurs problèmes. Ça t’étonne ? »
«Du tout… » eut envie de
répondre Julien.
« Tu vois, un type comme
Sartre, ou Dostoïevski…Ou peut-être Gandhi…J’aurais pu leur apprendre !
C’est trop con. Ou Voltaire ! A conseiller les princes. Une sorte de sage,
qu’on vient consulter quand c’est vraiment le bordel. Mais le problème, c’est
qu’on ne les consulte pas, les sages, alors ç’aurait été mieux de prendre en
main directement les choses… » Richard se tut, rêveur…
« Et ça ne s’est pas
fait ? » eut envie de persifler Julien. C’était bien de lui d’attirer
les pires givrés du secteur.
« Ici, ils m’écoutent plus ! »
reprit l’autre.
« Il faut dire qu’ils ont
ce qu’il faut. Il faut reconnaître que la réflexion, ça manque pas, ici. Il
faut que j’aille ailleurs. Que je revienne un peu prêcher la bonne parole dans notre bon vieux
monde ! » finit-il avec un sourire narquois.
L’arrivée de Michel dispensa
Julien de chercher une réponse.
« Je vois que vous avez
fait connaissance. Julien, si vous souhaitez vous reposer, je vous conduis.
–
Volontiers. Je vous suis. Bien, Richard, à une
prochaine fois.
–
A la prochaine, mon camarade ! On oublie pas ce
qu’on a dit ! »
Ma vie va
changer. Ma vie va forcément changer. Quelle vie ? Il regarde les rideaux
de laine beige écru. La petite chambre est chaleureuse, avec tout ce bois.
Quelle vie ? Son errance lamentable dans ce village où il n’a rien à
faire, aucune raison de rester ? Ici ou ailleurs. Ici est ailleurs. Ne pas
se laisser aller. Se reprendre. Il doit bien y avoir une solution logique. A
quel problème ? Sans s’en rendre compte, il finit par s’endormir.
Il se réveille presque heureux. Reposé. A travers les
rideaux filtre un rai de soleil. On entend pépier des oiseaux. Un monde calme,
simple, apaisé.
Michel a laissé de quoi
déjeuner dans la cuisine. Julien ne se dépêche pas de se préparer, puis il
décide d’aller jeter un coup d’œil au village.