(expansion d’un extrait d’ Ulysse de Joyce)
Trop de
mystère il voit là-dedans. Est-ce qu’il est amoureux d’elle, de cette
Marion ? Le changer de vie, ça risque, pour un autre couple, s’il cesse
d’être le compagnon de Mary Cecil Haye.
Le disque
suivant glissa le long de la cannelure, la voix langoureuse du leader des Sexy
Top vibra un moment, le serveur s’immobilisa et leur fit de l’œil : six.
Six minutes et ils pourraient passer à table.
A la caisse,
Miss Dune tapa sur le clavier :
- 16
juin 1904.
« Zut !
il écrit n’importe quoi, c’machin. » Elle corrigea :
- 16
juin 2014.
Entre le coin gauche de Monypeny
et le refuge pour clochards où la statue de Margaret Thatcher, de Wolfe Tone,
ne s’élevait pas encore, cinq hommes-sandwiches jambon-beurre aux costumes
tuyaux de poêle blancs firent demi-tour. Il quitta la fenêtre des yeux et les
posa de nouveau sur Marion, soubrette charmante, et distraite, et abandonnée.
Cette manie de se faire des tresses, de s’attifer en écolière. Cheveux moutarde
et joues barbouillées de fard. Elle n’est pas jolie, vrai. Cette façon de
pincer son petit pan de jupe, mine de suggérer « devinez ce que j’ai
en-dessous », rien, peut-être, allez savoir, c’est tout le challenge,
est-ce que vous aurez le culot de vouloir aller savoir, est-ce que vous aurez
le cran d’avancer la main, de la tendre jusqu’au tissu à carreaux, est-ce que
vous serez chiche de la glisser par la fente du tissu sur le côté, cap de
l’aventurer sous le tissu, est-ce que vous n’aurez pas trop honte d’avouer votre
désir d’aller savoir, pas trop peur qu’elle sache que vsq avez ce désir, est-ce
que vous prendrez le risque qu’elle perçoive votre émoi de toucher la peau, et
puis quoi ? et puis elle frémit et se dérobe, elle se rétracte et se
dérobe à la caresse, elle bloque votre main et la repousse, vous repousse, elle
repousse votre désir, elle crie un peu « Mais enfin ! Qu’est-ce
qui vous prend ? » et se lève et s’en va d’un air outragé. Ou elle
laisse faire, elle laisse glisser la main, elle fait semblant de rien, elle
feint de ne pas s’être aperçue, de ne pas avoir senti, que tout est normal, que
vous n’avez pas dérogé, que vous n’avez pas enfreint le code, brisé l’interdit,
noli me tangere, que vous n’avez pas violé les bonnes manières, rompu l’us et
la coutume, que vous n’avez pas tourné le dos à la civilité, plongé dans la
barbarie, troqué le distant de la parole pour l’immédiateté du corps, l’absolue
immédiateté, le vertige absolu de la sensualité.
Et puis quoi ? Votre main
est là, sur la chaleur émouvante de cette peau qui bat, et vous pourriez rester
là des siècles, une vie, et ce serait mieux que dire tout, il n’y aurait rien
d’autre à dire, rien d’autre à connaître que cette chaleur douce de peau. Vos
doigts vont frémir sur la peau qui frémit, leur pulpe frôle à peine la chair,
ils bougent un peu peut-être pour éprouver le vertige de la caresse, ils
bougent à peine, ils ont à décider s’ils vont aller plus avant, s’ils vont
s’engager plus loin, à l’aventure d’autres secrets plus étonnants, à la
découverte d’autres textures plus éblouissantes, c’est un engagement pour la
vie, c’est tout une vie de sensations déployées en quelques secondes.
Le
téléphone lui sonna brutalement aux oreilles.
Allô. Oui, monsieur. Non, monsieur. Oui, monsieur.
Autour
d’eux il y a le bar. Autour d’eux il y a les autres. Entre eux il y a les
autres. Entre eux et l’intimité du plaisir. Entre son bonheur et lui, il y a
eux. Entre sa main et sa cuisse.
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