Jérôme
Qu’est-ce que j’étais con, à cet
âge-là.
Je voyais pas du tout ce qu’on
foutait là. Ce que j’avais à y faire, moi. Comment j’allais me tirer de ce
merdier. Pas d’issue. J’ai tout de suite pressenti que j’allais devoir me les
coltiner deux ou trois décennies. M’emmerder dans cet ordre rance, supporter les
consignes absurdes, répondre à des questions que personne ne se pose.
Je sentais qu’on était là pour
être dressés. Un préambule à la caserne. Aux files de Pôle-Emploi, aux rangs
serrés de travailleurs qui vont bosser, l’ennui au ventre. Aux colonnes de chiffres,
de résultats, de projections qu’il faudrait arpenter.
Je n’avais pas saisi tout le
profit qu’on pouvait tirer de la situation. Contrairement à Victor, un peu plus
loin à ma gauche, sur la photo de classe de cette année de CE2. Victor,
l’école, ses règles, ses objectifs, il s’en foutait. Il était là pour profiter,
comme il le serait toujours, en toute occasion, un sens inné du système.
S’attirer la sympathie des marlous, l’admiration des filles, piquer leurs
billes et leur goûter aux plus timides. Plumer ceux qui ne sont pas dans le
coup, ceux qui ont un train de retard : ça lui a bien réussi, ensuite,
dans le marché de l’immobilier.
Moi, j’avais le tort de prendre
tout ça au sérieux, les remarques de la maîtresse, les devoirs, les notes, ce
qu’allaient dire mes parents. « C’est même pas juste ! », je
gaspillais mon énergie à râler, je pestais d’être en cage, sans me rendre
compte que la porte n’était pas fermée à clef. Crédule, à ma façon.
Comme Eglantine. La petite rousse
qu’on voit à côté de moi. Un minois triste, pas l’audace de protester, à peine
huit ans et elle avait déjà renoncé, résignée à vivre dans le désir des autres.
Notre sentiment de victimes avait tissé entre nous une forme de complicité, une
entraide, associés dans l’art de survivre.
Je l’ai croisée, un soir, une
dizaine d’années plus tard, à une fête. Complètement métamorphosée. Devenue une
splendide jeune fille, qui n’avait pas froid aux yeux, essayait tout, les
drogues, les mecs, les raids au bout du monde, qui essayait de se dépêcher de
tout essayer, comme si elle savait. Deux trois ans plus tard, on a retrouvé son
corps dans une piaule minable.
C’est même pas juste.
Moi, j’ai pris les devants. Je ne
voulais pas faire éternellement partie des perdants. Ça fait dix ans que je
dirige les Services de Police Judiciaire d’Ile de France.
Les ordres, maintenant, c’est moi
qui les donne.