lundi 5 avril 2021

Contemplation

 

Comme un chemin d’amour, qui monte, saisissant, entre deux collines blanches : la forêt, mystère impénétrable, qui invite à s’y perdre. Mon nez  tout près de ton buisson, ardent, fournaise des sens. Doux fils noirs entremêlés, qui jettent une ombre tendre sur le sentier suave, en son cœur le temple de l’Incarnation. Ou forêt tempétueuse, boule orageuse de poils drus. Ou pluie dorée nacrant une chair pâle. Il est des mystères sucrés qui appellent l’initié à la célébration des rêves. Pluie brûlante de boucles rousses. Je vous contemple dans le vertige de votre vérité. Se perdre dans l’infini de cet espace minuscule, où s’oublie tout ce que je ne sais pas de vous. A quoi bon paroles ? Ici, pas de mensonges. Pas de serments. Pas de promesses. La vérité simple des sens. Nous n’avons pas de nom. Pas d’histoire à mentir. Chacun livré à l’immédiat de la sensation. C’est le cœur de la rencontre. Vous n’avez pas d’autre visage. Que cette paix sauvage du creux de vous. Votre vraie chevelure. L’autre, celle d’en haut, n’est qu’un phare pour guider le voyage. Un appel. Un avant-goût, de ce qui se cache pour que l’élu le découvre. Non l’Origine du monde, mais sa signification. Son essence, miraculeuse. S’approcher, religieusement, de la Sainte vallée. Contempler, ébloui, rassasié, ce qui hante les hommes, Toison d’or ou d’ébène de toutes les quêtes. Il n’est point d’autre voyage. Tous ne sont que les subterfuges à celui-ci. Parvenir à destination, se recueillir, à l’orée de la grotte souveraine. Rêver d’en explorer les crêtes, comme le premier explorateur d’une nouvelle planète. Ne pas désirer d’autres horizons. Toute l’existence est dans cette arrivée à la Terre souvent promise, entraperçue dans les brouillards volages, incertains, perdue soudain, le voyageur se perd, doute du but à atteindre, qu’il y parvienne. S’il persévère, opiniâtre, si lui est accordée la faveur sainte, il gagne enfin le rivage enchanté, la paix des herbes accueillantes. D’abord, il se recueille. Alors, toutes ses identités déposées sur le seuil, il commence le nouveau voyage. Il écarte les mèches brunes, rousses ou dorées.

mardi 9 février 2021

La nuit volée

 

Elle cesse. Elle s’abandonne. A la nuit qui descend. Pénombre. Le monde se voile. Elle ne discerne plus. Ce monde obscur dont la réalité vacille, effacé. Plus tangible. Elle s’allonge. L’éclat dehors d’un réverbère. Une bougie rougeâtre, comme un fanal incertain. Perdus de vue, les autres. Absents. Peut-être l’ont-ils toujours été. Elle s’engourdit, elle s’assoupit. Du fond d’aileurs surgissent des images. Des visages. Des pièces, inconnues. Oubliées, de son enfance. Elle ne sait plus si elle a eu une enfance. Probablement. Elle est suspendue entre deux temps. Cône vertigineux. Quelques voix. Indistinctes. Elle ne sait plus. C’était un été, probablement près de la plage, c’est arrivé, c’est tout. Il y avait des oncles et des enfants, galopant entre les jupes des femmes. L’apéritif se prépare, on cause, elle ne fait pas attention. Elle est allée se reposer dans une chambre. Elle n’a pas envie d’être avec les autres, trop de soleil, trop de bruit, le bruit des voix. Elle entend la porte s’ouvrir, une ombre qui s’est faufilée, elle n’est plus seule. Mais elle n’ouvre pas les yeux. Elle sent le contact d’une main. Sur sa cuisse. Elle a 16 ans. Mais elle n’ouvre pas les yeux. Tout se brouille. 16 ans pour toujours.

L’ombre est épaisse, maintenant. Elle a avalé tous les objets dans la pièce. Ça ne marche plus, le temps. Toutes les nuits depuis ce jour-là, ça ne marche plus. Peut-être aurait-elle dû ouvrir les yeux. Voir. Qu’est-ce que ça aurait changé. La nuit volée. Tous les jours après ses 16 ans. Elle est encore dans cette chambre, elle est ici, maintenant, mais aussi dans la chambre, avec l’ombre, qui la dépèce. Méticuleusement. On entend les enfants, dans le salon, qui crient, une voix les gronde, des bruits de verres qui trinquent.

Ça fait comme des herbes, au bord de la plage, des herbes pour se cacher. Entre les herbes regarder les baigneurs qui vont et qui viennent, le miroitement aveuglant de la mer, ils ne la voient pas. Elle garde la tête baissée entre les herbes, qui la cachent.

Elle n’a pas dormi. La tâche du réverbère s’est élargie, une lueur blanchâtre qui se répand sur toute la fenêtre, à l’assaut du dedans. Le retour de la lumière, sans penser elle s’habille et va travailler, elle croise des gens et fait ce qu’elle a à faire, ils lui sourient sans la voir, ils lui parlent, elle leur répond sans entendre ce qu’elle dit. Elle ne dit rien, peut-être. Elle les quitte, revient dans la pièce, nourrit son corps, regarde des silhouettes s’agiter sur l’écran, elle ne met pas le son. Elle reste longtemps à les fixer, comme si elles avaient quelque chose à lui raconter.

Elle sent dehors la nuit se rapprocher, descendre comme un voile, avaler la lumière, elle éteint la télé, elle se laisse prendre, emporter, glisser dans la pénombre, se dissoudre, ses yeux fixent la nuit comme s’ils voyaient. La nuit la vide. Les images reviennent. Le film passe en boucle.

mardi 12 janvier 2021

L'Expérience

 

L’Un est multiple.

La poussière sur le chemin.

Sur cette pierre, je bâtirai une église.

La poussière et le chemin.

Au commencement. Au firmament.

Sur ton sein remémoré. Dans ta substance.

L’expérience est multiple.

Le son.

L’immobilité du son.

Transperce l’espace.

Le devenir.

Nous deviendrons poussière.

Amas de matière, incertaine, chancelante, nous devenons.

Immobiles. Suspects. Accrochés comme à des branches. Suspendus les uns aux autres.

De l’autre côté, nous nous apercevons.

Nous faisons signe.

Aux yeux aveugles.

A la destinée que nous lisons dans les traces.

Est-ce possible.

Je ne suis pas sûr.

Je ne suis sûr de rien.

Est-ce possible ?

Ils marchent comme des ombres. Vêtus d’amples robes de coton. Noires et rouges, grises, ou brunes.

Ils se rendent à la source, croient-ils.

Je n’en connais aucun.

Pas de son. Aucun son ne sort des lèvres entrouvertes. Ils essaient de parler. On voit leurs lèvres bouger.

Tes lèvres rouges. La salvation de ta chair ivoire. La source première.

Ce serait un peu simple.

La poussière sur le chemin.

Il fait un soleil souverain. Atteindre l’autre rive. Est-ce possible ?

Il faut renoncer à croire. Et ça devient plus supportable.

Nous étions dans une cage. Chacun. Les cages se sont ouvertes (comme tes lèvres, et j’y ai vu l’horizon).

Hésitants, apeurés, nous sommes sortis. Nous nous sommes mis à marcher. Certains ont pris la direction.

La direction de quoi.

Les autres les ont suivis.

La direction de la lumière.

Sans savoir.

Ce pouvait être là ou ailleurs.

Dans ma cage. J’y suis resté le dernier.

Je ne crois pas aux foules qui avancent, mais je vous ai suivis, sans savoir, votre marche lente, comme des ombres.

La poussière du chemin.

Quelques-uns se sont écroulés de fatigue. D’épuisement. De ne pas savoir. Sans un mot, sans une prière, à quoi bon, le soleil implacable au-dessus.

J’ai dit : « il faudrait que nous disions. »

Quelques têtes se sont tournées vers moi. Leurs regards morts. Mes mots inaudibles.

Qu’importe, dit leur marche, tout ce que nous avons à faire est d’avancer.

Je n’avais pas envie de crier.

J’aurais crié vers toi, si je t’avais aperçue, tes lèvres rouges, mais tu avais disparu, tu avais disparu de mon souvenir, de toi je ne conservais plus que le doute de ton existence.

Si seulement. Si nous avions pu. Si nous avions su. Si nous avions été capables. De nous rejoindre. De part et d’autre du chemin. Si nous avions quitté la poussière. Nous aurions traversé les champs, serions entré dans la couleur de l’herbe, aurions trouvé le vert, les fleurs qui chantent, les insectes qui dansent, nous serions entrés dans la forêt, trouvé la source douce, et nous nous serions allongés, comme frère et sœur d’éternité, amants pour toujours, et nous aurions regardé l’aube claire. Nous aurions eu le ciel. Tu te serais abandonnée entre mes bras, j’aurais bercé ton souffle, j’aurais contemplé ta chaleur.

Le jour aurait duré toujours.

Le temps suspendu, immobile, au-dessus de nous, comme un dais, serein.

dimanche 13 décembre 2020

Nègre dans un champ de coton

 


1981. Septembre. 23 ans.

J’ai reçu le très officiel document qui officialise le début de mon servage. Professeur certifié stagiaire, affecté pour trois ans dans l’Académie de Bordeaux.

 Ben, c’est toi qui as choisi !

Vraiment ?

Quelles étaient mes autres possibilités de « choix » ? Serveur chez McDo, agent d’assurance, femme de ménage, ouvrier sur un chantier, avocat … ?  Ça fait envie. Ça sent l’éclate, on devine tout de suite que les quarante prochaines années vont être intenses.

On te demande pas de « t’éclater » : tu prends un boulot, et puis c’est tout, comme tout le monde, et tu fais pas chier.

C’est bien ce que je dis.

 

Et ça commence déjà mal : rentrée en septembre, au lieu de novembre, à la fac. Qu’est-ce qu’il faut pas faire, pour gagner de la thune !

Mais qu’est-ce qu’il faut faire, d’ailleurs ?

Aucune idée de ce qu’on attend de moi, précisément.

 

Aucune idée, à quelques jours de la rentrée, de la ville où on va m’envoyer. Quelque part en Aquitaine. Démerde-toi pour te loger, une fois que tu sauras. C’est pas le problème du Rectorat. Bienvenue dans le monde bureaucratique, où des inconnus manipulent des vies à l’aveugle, ils gèrent sur le papier des ressources en personnel.

« Avec l’assurance de ma totale considération, veuillez croire, cher Monsieur … »

 

Aucun de nous n’a jamais enseigné. Jusqu'à l’année précédente, les stagiaires commençaient par aller voir comment on fait cours : ils étaient trois à s’installer pendant un an au fond de la classe d’un professeur expérimenté, observaient, se risquaient à prendre la classe en charge pendant une heure, discutaient des points à améliorer avec leur tuteur.

Dispositif de bon sens et beaucoup trop coûteux. Le très libéral Giscard et sa modernité nous lèguent un dernier progrès : tout de suite sur le trottoir, au turbin comme des grandes. On nous met au volant d’une classe grandeur nature, sans la moindre leçon de conduite préalable, avec de vrais gosses dedans. L’essentiel, c’est les brochures qui rappellent que « L’enfant est au centre du système éducatif », et tout le bla-bla administratif qui insiste sur nos devoirs et obligations.

Mais c’est comment qu’on fait cours ?

Ça doit pas être bien sorcier, après tout, tout le monde a passé son enfance à l’école, y a qu’à faire comme dans ses souvenirs. C’est que des cours, après tout, c’est pas comme si on opérait à cœur ouvert.

Mes copains, ça les fait stresser, ça les indigne, Comment ! L’Ecole de la République ! C’est pas comme ça qu’on traite des êtres humains, les Droits de l’Homme, tout ça !

Moi, ça me fait rigoler, ce bordel. Ça me met à l’aise. Ça nous montre le sérieux du cirque, le niveau de performance qu’on attend de nous : du jour au lendemain, on va arriver devant des gamins (collège ? lycée ?), pas préparés, sans connaître le programme, sans la moindre idée du cours qu’on va faire. Ça dit assez l’estime en laquelle on nous tient, et l’éducation des masses (rassurons-nous, aucun gamin de bonne famille n’aura à subir les tâtonnements de ces profs expérimentaux : on nous affecte dans des collèges de campagne, des lycées périphériques, moyens supplétifs, bouche-trous là où il y a des manques, sans considération de questions pédagogiques ou pratiques.)

Mais j’ai pas de voiture !

Fallait y penser avant. Prenez les transports en commun.

Mais y en a pas !

Faites au mieux. Soyez, le 2 septembre, à 8h30, au collège de Labouheyre. 80 kilomètres au sud de Bordeaux par l’autoroute, mais j’ai pas encore de voiture (la faute à Anne). Bienvenue dans la grande famille de l’Education nationale !

 

Mes copains, ils stressent. Ils se plongent fébrilement dans les manuels, bossent les programmes, ils préparent. Ils voient pas que c’est pour de semblant, comme au théâtre, que personne leur demande de réussir quoi que ce soit : être prof, c’est être là, « à son poste ». C’est une équation sociologique : à raison de 35 élèves en moyenne par classe, calculez combien il faut recruter de profs pour que chaque gamin soit gardé. Garde-gamins, comme il y a des gardiens de vaches ou des garde-barrières, sauf que les gamins, ça a plus tendance à se barrer où il faut pas, faire gaffe aux assurances, les parents nous les confient, « Surtout faites bien l’appel ! », on insiste bien là-dessus, pour le reste on improvise.

J’ai un avantage (partagé avec beaucoup d’autres) : toute mon enfance, j’ai vu ma mère s’épuiser sur des copies affligeantes, à préparer minutieusement des cours auxquels ses élèves ne prêtaient qu’une inattention agitée.

J’ai surtout l’avantage que je suis logique. Quitte à faire rougir le bon Dieu sur sa croix, faut pas avoir peur d’aller jusqu’au bout d’un raisonnement. S’en fout, des devoirs du petit soldat. Puisque tout le monde s’en fout, justement : les élèves (pas tous. L’immense majorité. On s’occupera des cas particuliers le moment venu), leurs parents, qui veulent surtout savoir leur progéniture au chaud, à l’abri des tentations et des chauffards pendant qu’ils vont bosser ; l’administration, qui se doute que dans les conditions qu’elle instaure, on va pas pouvoir faire grand-chose de bien sérieux, faudrait être le dernier des couillons pour se mettre martel en tête, pour se faire suer le burnous.

Tant que ça se voit pas.

 

Attention ! Avec ça, on plaisante pas. Tout le monde sait bien que tout ce cirque, c’est de la blague, la Comédie humaine, chacun s’occupe essentiellement de ses fesses, encore que beaucoup, à force de faire semblant, de répéter à tout-va leur dévouement à l’Espèce humaine, finissent par oublier, qu’ils jouent le rôle : c’est ça, un bon acteur, un professionnel qui finit par croire qu’il est le personnage, on en chialerait, tellement il le fait bien, c’est qu’à la fin, quand les lumières se rallument, quand on te présente la facture, que tu te rappelles les règles du jeu. Donc, faire semblant, mais avec tout le sérieux du monde : tu les as vus, devant le Monument aux morts, brochettes de décorations en sautoir, drapeaux au vent, et trémolos à la demande. Honneur au sacrifice des Héros pour la Patrie, tout le monde bien aligné, la main sur le képi, toute l’émotion de ces vies disparues, jusqu'à la prochaine lubie des Décideurs, On saute sur Kolwezi, Tempête du Désert ou Opération Barkhane.

Les gens ont cette merveilleuse schizophrénie, qui les protège. Ils savent, et ils ne savent pas. Apocalypse Now, Né un 4 juillet, ils ont vu. C’est pas les films et les bouquins qui manquent, en accès libre : pantalonnades de la chose militaire. Les atrocités du Vietnam, de l’Algérie, Irak, un peu partout, toujours, ils connaissent. L’obstination meurtrière des Etats-Majors à Verdun. Mais rien n’y fait. Le jour de la cérémonie, on y croit, on acclame, on essuie la larme furtive.

Les spectateurs aussi font partie de la pièce.

Ton banquier, qui te traite en hôte de marque, et te fait signer n’importe quoi. L’assureur, « Cher sociétaire », qui n’assure plus. Le toubib qui expédie le patient, parfois ad patres, il y a du monde qui attend. Pas tous, pas tout le temps. C’est ça qui est drôle : reconnaître à chaque cas le gars sincère.

Vaste bal costumé, où tu fais tes premiers pas, qui tourne depuis la nuit des temps, production B. DeMille où on ne reconnaît plus bien l’accessoire de l’élément d’origine, chaque acteur récite son texte, plus ou moins bien, tout le monde, sauf les méchants, assurant tout le monde de son plus parfait dévouement mais les affaires tournent, quand même, faut bien vivre, faut pas non plus se laisser plumer, chacun essaie de faire sa pelote.

C’est le principe de base du pickpocket : une main sur le cœur, l’autre dans la poche de ta veste.

Mes copains prennent tout ça très au sérieux, peur de se faire punir, bien inculquée, peur de mal faire, « amour propre » utilement conditionné à vouloir réussir, illusion complaisante de sa propre importance (la Mission éducative) …

Qu’est-ce qui le pousse à s’épuiser à la tâche, le nègre dans son champ de coton ?

Dans quelques jours, c’est la rentrée.