samedi 28 octobre 2017

L'altérité de la rencontre (Cette singulière aventure de rencontrer l'autre)



Je le crois vraiment : que la rencontre, c’est s’accoucher l’un l’autre. Se mettre au monde. Pas question de femme ou d’homme, affaire de langage, ou, avant et au-delà, de regard. De conscience. C’est celui (celle) que j’encontre qui me fait humain : par sa parole de moi, qui me dit que j’existe, mon désir de parole à lui, qui me fait exister.
Sans l’autre, je pré-existe. Je perçois, je sens, mais je ne peux atteindre la conscience réflexive, qui présuppose la différence : « Ish » et « Isha », les deux premiers. Il les fait « homme » et femme » parce que c’est la manifestation visible de la différence, mais il faut cette altérité pour se savoir soi.
Il faut la distance, le face à face, pour concevoir l’altérité : que va s’efforcer de combler, sans y parvenir jamais, le « langage » : l’effort d’un système commun, d’un identique. L’impossible rapprochement, qui ne peut ni ne doit s’accomplir : s’il y avait fusion, le « deux » disparaîtrait, et avec lui l’existence des deux « un ».
Mouvements antithétiques, d’apparences contraires, mais en fait complémentaires. Tant que les deux demeurent, à la fois séparés, distincts, mais en mouvement l’un vers l’autre, ils sont.
Différences et similitudes, à la fois, indissociables et irréductibles. C’est parce que et tant que l’autre est autre qu’il m’intéresse.
Nécessité et à la fois menace. Désir et crainte. L’altérité de l’autre conteste et fonde la mienne. Dualité et duel : création et destruction, l’une si l’équilibre est trouvé, l’autre, sinon.
Sans l’autre, je suis seul : incomplet, inutile, vie animale sans conscience.
C’est le vertige de la rencontre : cette menace et cette promesse. Pour qu’elle donne vie, il faut trouver l’acceptation sereine de ce qui n’est pas moi, de l’impensable par moi, de la pensée, autre, de l’autre.
A l’instant de la rencontre (au sommet de la colline), il y a cette question : vas-tu me faire ou me défaire ? Dans la rencontre, il y a la nécessaire acceptation d’être d’abord défait, de mes croyances, de mes certitudes, pour être fait ensuite de ce plus de vie que me donne l’autre. L’autre me fait autre que moi, un nouveau moi, de même que je rends l’autre autre (s’il l’accepte : s’il perçoit qu’il s’en trouve enrichi), et c’est le grand tournoiement de ce processus de fécondation réciproque.
Pauvre moi que le moi sans l’autre. Tristement stable. Minéralisé dans sa permanence.

Mais faut-il qu’il y ait rencontre. Pas simple côtoiement, proximité machinale, négation inconsciente de l’altérité : voir un semblable, c’est ne pas voir l’autre.
Créature face à créature : deux énigmes, qui renoncent à se percer, qui s’acceptent dans leur opacité. On cherche toujours d’abord à ramener l’autre à du déjà connu : y parvenir, c’est le perdre. Quand on s’est « compris », on n’est plus deux. On se perd de vue, on se tourne le dos, on cesse de s’intriguer, de s’intéresser, de se désirer.

Quand on commence le voyage au-delà des apparences, commence la grande peur, la tentation de battre en retraite, d’en revenir à soi ; mais, si on va au-delà de la peur, le grand frisson de vivre.
Il ne se passe rien de plus fort que la rencontre de l’autre. C’est pour ça qu’on va le lire, le voir dans sa peinture ou dans ses films, l’écouter dans sa musique : tour à tour étonné, horrifié, ravi. Par petits morceaux, unilatéralement, c’est moins inquiétant.

C’est tellement terrible, qu’on a cette tentation de recouvrir cette impossibilité qu’est l’autre des voiles de l’anodin. Qu’on affadit le langage en paroles vides.
Imagine cet instant : deux créatures face à face, venues chacune des tréfonds de leurs galaxies. Seules ensemble, dans l’exiguïté d’une pièce. Qui se voient. Sans paroles. Peut-être, elles tentent des mots : tâtonnants, balbutiants, elles se tissent un langage commun. C’est ce que nous faisons, à petits pas, dans les ateliers : nous approchons, timides, l’effrayante magnificence de l’autre. Nous absorbons, à petites gorgées, la substance de l’autre. La rencontre, c’est quand nous traversons l’autre, de part en part, et que nous en ressortons vivants, plus vivants.

Cette singulière aventure de rencontrer l’autre, rare, toujours forte, qui dé-range, nous sort de notre rail, inconfortable, rugueuse parfois, mais sans elle point de vie. C’est ce que je crois.

jeudi 21 septembre 2017

La Rencontre



« Et ta sœur ? » Elle m’interpelle rudement, cavalière comme ses bottes.

Initialement, j’ai pas de sœur. On peut le déplorer. Il ne m’appartient pas.

                        Sur le bord du chemin, les herbes hautes humectent le bas de mon pantalon.
Au sommet, ils se font face. Rafales de vent tout autour d’eux. Pas un mot. Leurs yeux se regardent. Que voient-ils ? Créature. On ne sait rien de ce qui nous fait face. Muraille, mystère. Si on entre par les yeux :
            peut-être on suit un long conduit tortueux.
J’ai toujours imaginé qu’on débarque, ensuite, à l’orée d’un univers. Là, paissent des songes. Des formes errent, flottantes. On ne reconnaît rien. C’est l’autre.

Ça peut faire peur, peut-être. La tentation de rebrousser chemin. Ne pas savoir. Continuer à ne rien savoir. Croire les autres mondes que l’on croise semblables à soi. L’étrangeté innommable de l’Autre. Croire un risque. Perdre pied. Perte des repères.
                        Ou le contraire. Une bouffée de joie. L’excitation des espaces inconnus.
Mais comment est-ce possible ?
Incrédulité de celui qui cherche à reconnaître de soi en l’autre.
Ne pas chercher. Partir à l’aventure. Exploration.
Le contraire de la quête.
Notre histoire commença sans que nous nous en rendissions compte. Par inadvertance.
L’autre peut-être est le recours, qui me sauve de moi. Ce qui advient. Fécondation par l’inconnu, la croûte grisâtre de l’ennuyeuse permanence se craquelle, la chair mise à vif, vulnérable.
            Il n’y a pas « d’échange ». L’idée d’échange est un leurre. Seul, l’abandon réciproque à la traversée de l’autre.

                        Sur le sommet, ils se font face, loin encore l’un de l’autre. Rafales de vent tout autour d’eux.
Ils peuvent encore renoncer, repartir, redescendre chacun sur son versant de la colline. Personne n’en saura rien. Eux, si.
Leurs yeux ne cillent pas, ne se voient pas. Entrer, par le regard, au-delà de l’apparence.

                        Sur la neige du silence
                        glisse
                        la présence
Le regard est muet. Présentations.

                        J’ai rencontré ma sœur par hasard pour la première fois dans un bar bruyant du XIVe. Siècle ou arrondissement.
Nous n’avions pas prémédité, pour une fois.
Jusque-là, je n’avais pas de sœur, on m’avait dit : tu n’as pas de sœur, je le croyais, mes parents ne m’avaient pas dit : tu as une sœur. Je n’y pensais pas spécialement. On ne remarque pas forcément ce qu’on n’a pas. Je connais des gens qui ont des sœurs, et même plusieurs. Pas de quoi se vanter.
Il y avait une fille, aux cheveux longs et aux bottes cavalières, qui me tournait le dos, absorbée dans une conversation animée, des éclats de rire, avec des personnes que je ne voyais pas. Il faisait plutôt sombre, dans ce bar, et les gens avaient tendance à hurler. C’est quand je suis passé  à sa hauteur. Il y avait tout un tas de monde, et j’ai dû me serrer, pour me faufiler. Je n’étais pas très sûr d’avoir envie d’aller dans ce bar, ni dans aucun autre d’ailleurs. Mais il était encore plus difficile de sortir que de continuer.
Elle a fait un grand geste, avec le bras qui tenait le verre de bière, son coude a heurté mon sternum, elle a tourné la tête, m’a dit : « Pardon ». Son regard s’est arrêté un instant sur moi, peut-être cherchait-elle si on se connaissait. Il y a eu une seconde d’éternité où nos regards sont restés comme ça, fichés l’un dans l’autre, en suspens, comme si, une seconde, tout le brouhaha du bar s’était interrompu d’un coup, si tous les gens avaient figé leurs gestes, attendaient, de voir ce que nous allions faire, comme si c’était un moment clef qu’attendait tout l’univers, depuis des temps immémoriaux, où tout pouvait basculer, dans un sens ou dans l’autre. J’ai dit : pas grave. Elle aurait pu se retourner vers ses amis, et reprendre le cours de sa soirée, j’aurais pu continuer mon avancée erratique, et le monde aurait continué sa course vide. Au lieu de ça, nos regards ont continué à s’envisager. Nous ne disions pas un mot. Seulement ça, nos deux regards.

18/09/17

dimanche 16 avril 2017

Corporate : le fascisme libéral




Allez voir cette (remarquable, tenue, bien jouée) "leçon de management", ou l'art d'éliminer les salariés jugés pas assez compétitifs avec sourire et onctuosité (Ah ! la rhétorique savante et orwellienne de la technocratie ! Les "accompagnements" ... vers la sortie ! Et la main sur le coeur ... Réjouissez-vous, c'est en train d'arriver aussi dans l'Education Nationale ... Gérer les "ressources humaines" (!), ça n'a pas de prix.)
Et continuez à me dire que nous ne vivons pas dans une société autoritaire (si je dis "fasciste", je vais encore me faire engueuler, par ceux qui croient que c'est une question d'uniforme et de façon de tendre le bras ...) : qui méprise l'Homme, le broie sans état d'âme (sans âme) quand ça arrange "l'élite".
Réquisitoire impeccable, après le "I, Daniel Blake" de Ken Loach, contre l'inhumanité (je dirais : l'inhumanisme) "libérale", qui tombe à pic en cette période d'élections : c'est vraiment ça, le modèle de société qui vous branche, que vous voulez proroger et aggraver ...?
Corporate

vendredi 24 mars 2017

Et soudain ...



Et soudain.

C’est censé commencer comme ça.
Vous y croyez, vous ?
C’est quoi qui sort de la brume ? Et soudain ?
Un gorille ?
Et soudain.

Ma vie elle est pas très « et soudain ». J’aimerais.

Vous traversez la rue (ou la vie). Et soudain un tram surgit que vous n’aviez pas vu et qui vous percute. Fin, cut, générique. A la limite : et soudain, il se réveille à l’hôpital. Paraplégique. Amputé du bras droit. Et trépané. L’aurait mieux fait de rester à la maison ce jour-là.

Variante : Il l’aperçut, elle était nue, elle lui dit : « Viens ! ». Et soudain il se retrouva père de trois enfants en train de pédaler partout dans l’appartement trop petit au loyer hors de prix. Ça rit, ça pleure, ça hurle : « Oh ! Les enfants ! Moins de bruit, merde, votre père essaie de devenir écrivain ! »
C’est sans effet. Votre déesse d’une nuit vous a dit : « Moi, j’y arrive plus. Occupe-t'en. » Et elle sort avec ses deux copines. Plus qu’à vous démerder : même pas possible de lire. Vous les plantez devant la télé, vous fermez la porte, vous alliez vous mettre à écrire. Et ça sonne à la porte. Vous allez ouvrir, vous ouvrez la porte, c’est la troisième copine, toute essoufflée. « Ah, salut. Excuse-moi, je suis à la bourre, Mireille est là ? »
« Ben non, elles sont parties il y a un quart d’heure. » Et soudain.

Tu te rends compte que c’est elle que tu aimes, elle aussi mais depuis toutes ces années elle n’osait pas te l’avouer par loyauté envers sa copine, tu attrapes un vêtement chaud et les clefs de la voiture et vous dévalez l’escalier, tu te ravises et tu remontes en vitesse, tu entrouvres la porte du salon et tu cries, pour couvrir le bruit du dessin animé : « les enfants ! Vous avez des pizzas dans le congélo ! Ne vous couchez pas trop tard. » et tu redescends quatre à quatre, vous échangez un baiser passionné et vous foncez chopper un avion pour Caracas, c’est tout ce qui reste en dernière minute. Enfin libre ! Pendant tout le vol vous n’arrêtez pas de vous raconter votre enfance, vos rêves, vos peurs, ça passe vite, vous vous faites amener dans un hôtel luxueux avec vue sur la mer, vous ne sortez pas de la chambre pendant une semaine tellement vous avez envie de baiser, vous décidez de changer d’endroit pour voir un peu le pays, vous lui dites d’attendre pendant que vous allez payer, Et soudain.

L’employé vous rend votre carte Visa « Désolé, señor, la carte elle fonctionne pas, vous en auriez une autre ? », vous consultez votre smartphone, il y a quinze sms en attente, dont treize de Mireille « Salaud, c’est moche », « T’es qu’un pourri », « Reviens, je comprends ton faux-pas, tout est pardonné », « Tu verras, Virginie, c’est une salope », « Ne m’appelle plus, c’est pas la peine », « J’ai consulté un avocat » et « J’ai fait bloquer le compte », les deux derniers sont de votre banque « Merci de nous contacter au plus vite » et « Désolés, nous sommes obligés de bloquer votre carte. Cordialement ». Vous dites à l’employé « Deux secondes, je reviens » et vous allez demander à Virginie, qui vous attend devant l’hôtel, de vous dépanner, Et soudain

Il n’y a personne devant l’hôtel, que le chasseur qui vous fait un sourire, vous lui demandez s’il n’a pas vu la dame qui, il répond sans cesser de sourire « Si señor, la dame elle est partie dans la voiture », « Quelle voiture ? », « La voiture du monsieur qui s’est arrêté ». Vous lui dites « Gracias », il répond « De nada » et c’est énervant son sourire, vous vous éloignez nonchalamment et puis vous vous mettez à courir quand vous entendez les cris derrière « Señor ! Eh ! Señor ! Hijo de puta ! »
Vous vous perdez dans la ville, vous croisez des femmes sublimes qui vous toisent avec mépris, vous êtes en short et hirsute, et des policiers qui vous scrutent avec suspicion et commencent à venir vers vous Et soudain

Un taxi s’arrête et vous demande : « Taxi, señor ? », vous dites « Si » et vous vous engouffrez dedans bien que vous n’ayez rien pour payer la course, le chauffeur se retourne et vous demande « Quelle direccion ? », vous dites « Adelante ! Adelante ! », il vous semble que les policiers s’époumonent dans leurs sifflets.
Vous vous perdez dans la circulation. De temps en temps, le chauffeur tourne la tête et vous lui dites seulement « Adelante », on verra bien.
Vous sortez de la ville. Les dernières maisons ont disparu. Vous êtes sur une route poussiéreuse qui s’enfonce vers nulle part. Au bout d’un moment, le chauffeur s’arrête, « Désolé, señor. Je ne vais pas plus loin. », vous faites semblant d’attraper votre porte-feuille et vous vous éjectez du taxi, vous courez, vous courez à toutes jambes, comme un dératé, sur l’étendue plate et sablonneuse, vous vous faufilez entre les cactus, ça s’étend comme ça jusqu'à l’infini et vous commencez à crever de faim et de soif, vous vous demandez comment vous allez vous en tirer, cette fois-ci, vous êtes paumé tout seul en plein désert, il y a les cris des coyotes, le soir descend et vous vous sentez frigorifié, vous vous forcez à marcher jusqu'à la colline suivante, vous sentez que vous allez vous écrouler, là, terminus, terminado, fin de partie, cette fois c’est la bonne. Et soudain


De l’autre côté de la colline. En contrebas. Vous les voyez. C’est rond et il y a plein de lumières. Ils sont une dizaine, l’air pas vraiment humains. Ils lèvent la tête vers vous.