Eiko
pousse la porte et pénètre dans la chambre. Elle doit l’y retrouver. Il n’est
pas là. L’amant étranger. Aux larges épaules. Tout ce qu’elle sait de lui. Il a
l’air dur et indifférent. Ce n’est pas qu’il lui plaît. Ni qu’il ne lui plaît
pas. C’est son indifférence qui lui plaît. Juste un corps. Dont elle ne sait
rien. Ne veut rien savoir. Rien imaginer. Pas d’avant, pas d’après. Pas de
mots, pas de sentiments, pas de mythe. Surtout pas d’amour. La croyance
imbécile en l’amour l’assomme. Le petit culte étriqué des illusions. La pauvre
justification pour s’autoriser à la rencontre.
Juste lui et elle. La présence. Lui
en face d’elle. Toute la vérité brutale de leur présence. Toute l’impossibilité
de fire ça : tendre la main, toucher les peaux, fondre les corps. Froidement.
Lucidement. Sans voiler, tamiser, amortir, diminuer l’acte. La transgression
suprême. Tirer du plaisir du corps de l’autre, voir dans ses yeux la lumière
brute de son plaisir, voir dans son regard qu’il voit dans ses yeux à elle son
plaisir.
Il n’y a pas eu un mot. Il réglait
quelque chose avec le préposé au comptoir. Elle s’est plantée derrière lui. Il s’est
retourné. Il l’a vue. Il l’ a regardée qui le regardait. Il n’a pas souri. Il a
levé vers elle la clé dans sa main, elle a vu le numéro, elle a fait le chiffre
trois avec les doigts. Il n’a pas hoché la tête.
A trois heures elle est descendue
dans sa chambre. La porte n’était pas fermée à clef.
Il n’y a personne. Il n’est pas
là.
Sur la petite table de nuit en
acajou mauve festonnée d’incrustations d’ivoire dessinant des raquettes de
tennis qui lui rappellent cet été où elle avait joué à la marelle et au go. Toute
la nuit. Sans étoile. A côté du ressac. La
houle agitée de lumière. Il y a une enveloppe
bleue. Très pâle, rectangulaire. Sa couleur jure avec la tapisserie surchargée
de grosses fleurs rouges, c’est un hôtel hideux, comme tous les hôtels, c’est
la fonction des hôtels d’être hideux même quand ils sont élégamment décorés, ce
sont des lieux de passage, impersonnels, qui doivent résister à la succession
des histoires d’humains qui s’y arrêtent provisoirement.
Peut-être l’explication de son
absence. On n’entend que le ronflement du ventilateur. Elle sent la sueur
descendre au creux de ses reins. Ou une instruction lui enjoignant un autre
lieu, comme un jeu de pistes.
Elle est face à son absence. C’est
pareil. Présence ou absence, la même énigme de l’autre. Ses doigts effleurent l’enveloppe.
Elle aimerait savoir. Elle ne veut pas savoir. Elle ne veut pas vouloir.
Désirer, si peu que ce soit, c’est
perdre l’autre. Lui superposer la projection de son désir.
Elle prend l’enveloppe. Elle va
la lire. De son grand corps, il ne lui reste que ça entre les doigts, ce petit
rectangle de papier d’un bleu stupide. Tellement laid. L’enveloppe n’est pas
cachetée, elle en écarte le rabat. Entre le pouce et l’index gauches elle
attrape une petite feuille rectangulaire d’un bleu plus pâle.
Elle lit : « Un cadeau
venu de la mer : Air, X », ou quelque chose comme ça. Ça ne veut rien
dire. Ce n’était peut-être pas pour elle, pas de lui. Mais, peut-être, pour
lui. D’une autre femme. Un souvenir, un message, le signal qu’il aille la rejoindre.
Les gens ont une histoire, ils sont lourds de leurs histoires, ils ont des
souvenirs qui brouillent la réalité de la personne en face d’eux, qu’ils confondent
avec ce qu’ils croient savoir d’elle, ça évite d’avoir à se rencontrer, à se
rendre compte qu’on ne se connaît pas, cette gêne face à quelqu'un qu’on ne
connaît pas, qu’on va faire disparaître au plus vite, dissoudre dans une intimité,
une routine, alors que c’est le seul moment vrai, le seul moment éphémère où on
est conscient qu’on a face à soi un inconnu. Et le frisson inouï, sans qu’un
mot n’ait encore été menti, de la première caresse.
Elle remet le papier dans l’enveloppe,
elle replace l’enveloppe sur la table de nuit. Elle ressort de la pièce. Le plaisir
est intact, à découvrir, encore.