C’est le genre de mensonges qu’on
ressert à longueur de romances. Qu’on rebat aux oreilles des galériens, pour
qu’ils n’arrêtent pas de ramer. Qu’on enfourne dans le crâne de tous les petits
garçons et de toutes les petites filles pour qu’ils travaillent bien à l’école,
à l’usine, et révèrent toute leur vie Maman et Papa, le Trône, et la vie comme
elle va.
Il lui avait fallu du temps, à
Cendrillon, pour en arriver là.
Au commencement, tout de suite
après que le Prince lui avait mis la pantoufle au pied, elle nageait en plein
bonheur (il lui semblait vivre un conte de fées) : la date approchait du
Plus Beau Jour De Sa Vie, celui où elle remonterait l’allée dans une magnifique
robe blanche de tulle et d’organdi, aux bras de son Prince adoré, qui avait
fini par venir, c’était pas gagné, vu l’enfance qu’elle s’était tapée, à
frotter les parquets et repriser les hardes de ses sœurs, enfin, tout ça
c’était du passé.
Ce furent des semaines
d’enchantement et de ravissement, à choisir les étoffes les plus délicates,
dresser les plans de table, élaborer la liste des invités (il y avait, bien
sûr, tous les noms de ce que la Noblesse comptait de plus remarquable, et pas
mal de stars du show-biz et du monde des arts), composer le menu du festin, et
tant d’autres choses. Mais elle ne manquait pas d’amies, désormais, pour
l’aider dans ces tâches, et ses sœurs étouffaient de rage.
Enfin le grand jour arriva, ce
fut une cérémonie magnifique, retransmise sur toutes les chaînes, il y avait
Stéphane Beurk qui assurait les commentaires, la voix glapissant d’émotion et
d’admiration enthousiaste jusqu'au bord de la jouissance. Le Prince était à son
avantage, comme toujours, sanglé dans un splendide uniforme de Grand Officier,
toutes les belles dames de la Cour roucoulaient et s’inclinaient sur son
passage, le Roi essuyait furtivement une larme de fierté, les Courtisans
criaient à qui mieux mieux leur allégeance et leur dévouement sans limite, le
Bon Peuple, massé à l’extérieur de la Cathédrale (mais on avait installé des
écrans géants pour que nul ne soit privé du spectacle), lançait des ovations
reconnaissantes et exécutait des danses traditionnelles, il fallait reconnaître
qu’on n’avait pas lésiné, ça avait de la gueule.
Une fois bénis par le Cardinal de
France, les mariés ressortirent sur la Grand-Place, les commères
disaient : « Qu’est-ce qu’ils vont bien ensemble ! », et on
poussa des « Hourrah ! » et on lança des déluges de pétales de
lys, et on poursuivit la fête jusqu'au petit matin (et certains, même,
au-delà).
Un peu intimidée, tout de même,
Cendrillon se retrouva pour la première fois dans le lit conjugal, elle
découvrit, pour la première fois, le beau corps nu du Prince, qui était à la
vérité parfaitement et en tous points athlétique, et pour la première fois se
sentit exposée, nue elle aussi, au regard d’un homme. Et le Prince fut en tout,
comme il l’était à chaque instant depuis le jour de leur rencontre, prévenant,
attentionné, doux et délicat. Cendrillon, sans en comprendre vraiment les
raisons, en éprouva un profond soulagement.
Et les mois passèrent, comme une
nuée vaporeuse. Chaque matin, Cendrillon, en ouvrant les yeux, devait faire un
effort pour se persuader que ce n’était pas un rêve, qu’elle était réellement
cette femme comblée à qui rien ne manquait. Le Prince passait lui présenter ses
hommages vigoureux, avant que de partir vaquer à ses occupations de Prince, si
bien qu’un Heureux Evénement se fit bientôt annoncer, ce qui occupa les gros titres
du 20H, et les couvertures des magazines d’actualités mondaines, qu’on pouvait
consulter à loisir dans tous les salons de coiffure, les cabinets médicaux, et les
offices de notaires.
Et puis un jour le vieux Roi
mourut. Il eut quand même le temps de se voir présenter son petit fils, tout le
pays fut affligé par cette disparition, et ravi de cette naissance, et on fit
encore de grandioses cérémonies (Stéphane Beurk ne savait plus où donner du
micro, et sa voix se mit à ressembler de plus en plus au bêlement des chèvres).
Il y eut le baptême, il y eut l’enterrement, et puis il y eut le Sacre du
nouveau Roi. Tout cela coûtait fort cher, il fallut augmenter substantiellement
les taxes et les impôts, ce qui fit que le Bon Peuple se sentit un peu moins
enthousiaste et reconnaissant, mais les Courtisans, qui n’en payaient pas, lui
firent comprendre la nécessité indiscutable de ce sacrifice (et au besoin, à
ceux qui étaient tentés de discuter quand même, les conséquences désagréables
d’un civisme trop tiède).
Le nouveau Roi eut bientôt
beaucoup à faire. Il partait avec ses amis à la chasse, ou ils restaient dans
quelque auberge des jours durant à jouer et à boire, et à Dieu sait quoi
d’autre. Cendrillon le vit moins souvent. Puis presque plus. Heureusement, elle
avait les soins à prodiguer à son fils pour la distraire de l’ennui. Mais le
garçon, en grandissant, devint à la vérité bien capricieux et égoïste, il ne
supportait pas qu’on résistât à ses désirs, et il finit par refuser de voir sa
mère.
Désœuvrée, Cendrillon errait à
travers les couloirs du Palais, désertés par la foule des Courtisans, maintenant
que le Prince, devenu Roi, avait transféré ailleurs le théâtre de ses plaisirs.
Elle en croisait parfois un ou deux, qui semblaient masquer plus ou moins un
sourire à son endroit, comme s’ils étaient au courant d’une chose ridicule
qu’elle eût ignorée. Surtout les Demoiselles qui avaient été ses amies
empressées, au commencement, du temps qu’elle était encore l’heureuse et enviée
future mariée.
Elle dut se résoudre à constater
que le roi ne visitait plus sa couche, mais qu’il montrait un empressement
joyeux, y compris en public, envers de jeunes et jolies gourgandines. Ce qui au
fond lui était égal, l’intimité dont la gratifiait autrefois le Prince ne lui ayant
en fait jamais apporté un agrément bien remarquable, très en-dessous de la
peinture exaltée qu’en faisaient certains livres ou magazines. Elle se sentait seulement
très seule et désemparée, ne sachant pas quoi faire de ses jours, qui fût tant
soit peu utile ou même juste intéressant. Et il y avait les regards moqueurs que
beaucoup, désormais, lui lançaient, qui s’accompagnèrent bientôt de murmures,
puis de remarques, à peine voilées. L’attitude du roi, les rares fois où il
daignait la croiser, se fit plus distante, froide, et même carrément agacée,
hostile, presque cassante, si ce n’est méprisante. Cendrillon pleurait
beaucoup, ses yeux devenaient rouges, et son nez un peu aussi, sa chevelure,
autrefois magnifique, devint rêche, toute en mèches désordonnées. Elle prit du
poids. Pour tous, elle ne fut plus qu’un objet de risées. De dégoût.
Il lui arrivait de maudire sa
marraine, et ce fameux soir où elle lui avait accordé le cadeau empoisonné de
ses sortilèges : voilà bien à quoi l’avaient conduite le carrosse d’or et
les chevaux fringants, et la belle robe de bal ! Pourquoi lui avait-on mis
dans la tête qu’un jour, son Prince viendrait ? Il était venu, et voilà le
résultat !
« C’est bien joli, vos
contes cul-cul ! Pourquoi vous faites ça à vos enfants ? Pourquoi
vous les faites croire à une vie qui n’existe pas, à des représentations
gnangnan qui travestissent la réalité, en les laissant désarmés face aux
déceptions ? Pourquoi vous les bovarisez, vous savez bien que certains ne
le supporteront pas, ou qu’ils mettront toute une vie à s’en
remettre ! C’est par bêtise, par sadisme ou par lâcheté ?»
La fée sa marraine convint de son
erreur et promit de se racheter. Elle lui dit : « Voici ce que
nous allons faire … », et elle lui chuchota longuement à l’oreille.
Un matin, on finit par
s’apercevoir que la Reine demeurait introuvable. Elle n’était pas dans ses
appartements, ni dans aucune pièce du Palais, ni dans les jardins. On en
avertit promptement le Roi, qui dit : « Ce n’est pas grave, elle
finira bien par retrouver le chemin de son terrier ! », et toute la
Cour s’esclaffa du bon mot du Roi, en s’émerveillant de la vivacité de son
esprit.
Puis on n’y pensa plus. On oublia
que Cendrillon avait disparu. Elle ne manquait à personne.
On approchait des fêtes de Noël.
Que chacun espérait somptueuses. Et le Roi annonça une semaine de réjouissances
nationales. Il fallut doubler les impôts, cela suscita le mécontentement d’une
partie du Peuple, attisé par une poignée d’esprits toujours enclins à critiquer
et à semer le trouble. Mais la plupart se réjouirent de cette occasion de
s’amuser. Le Jour de Noël, le Roi reçut en la Cathédrale tout son Peuple
rassemblé, on venait de loin pour le contempler et lui jurer hommage, et
parfois, même, de plus loin encore. Les Messieurs et les Dames de la Cour ne
furent pas en reste, et ils entrèrent à leur tour, les bras chargés de présents
magnifiques.
L’intensité du spectacle fléchit
un, Stéphane Beurk demandait en régie ce qu’il y avait de prévu après, quand
soudain tout le monde sentit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.
Le Roi, occupé à lorgner le corsage d’une Demoiselle du premier rang qui lui
faisait des mines, s’en aperçut à son tour : un silence se propageait vers
le chœur de la Cathédrale, au fur et à mesure de la progression de quelqu'un qui entrait, et autour de qui
l’assemblée s’écartait avec déférence. Il se demanda si ce n’était pas
Cendrillon qui revenait au bercail, mais l’idée était ridicule. Et tout à coup,
il vit la plus splendide créature qu’il lui ait jamais été donné de contempler.
Arrivée devant le trône, plongée dans une révérence qui ne cachait pas
grand-chose de ses attraits, s’inclinait devant lui une femme d’une
exceptionnelle beauté, enserrée dans une robe toute de tulle et d’organdi, un
modèle de chez Dior ou peut-être Balenciaga qui devait coûter les yeux de la
tête, si ce n’est la peau du cul. Sa chevelure, ses yeux, sa bouche, sa taille,
ses bras à demi dénudés, tout en elle suscita chez le Roi le plus intense des
désirs, il descendit de son trône pour l’accueillir, avec effusion, il
l’entoura de paroles flatteuses et d’attentions, puis de ses bras, il abrégea
les cérémonies, allégea le protocole, faussa compagnie à l’assistance, trouva
prétexte pour la conduire à ses appartements, et parvint à la mettre dans son
lit. Il passa la nuit la plus enflammée, la plus torride, la plus endiablée
qu’un mortel pût rêver. A tout, elle se prêtait avec une docilité et une grâce
exquises. Le Roi ne doutait pas de devoir cette bonne fortune à l’excellence de
ses qualités, conforme à son rang. (Et chacun dans le Royaume se dit qu’il
avait bien du pot d’être le Roi). Il s’endormit enfin comme le plus heureux des
hommes.
Au petit matin, il se réveilla, un
rai de lumière filtrait à travers l’entrebâillement des rideaux, et le souvenir
lui revint lentement de son incroyable bonheur. Des étreintes et des baisers
prodigués à cette créature merveilleuse et inespérée. Et il voulut se pencher
vers elle, pour la saluer en amant attentionné, et peut-être reprendre leurs ébats
où ils les avaient arrêtés. Il souleva délicatement le drap de soie qui
recouvrait la visage de l’aimée … Et il poussa un hurlement de terreur !
D’horreur ! D’épouvante ! Et de dégoût ! En lieu et place du
miracle de finesse et de splendeur qu’il avait tenu contre sa chair, qu’il
avait étreint avec tant de passion, se tenait face à lui une créature hideuse
et répugnante, mi-vieille femme décharnée, mi-créature gluante et reptilienne !
Tout en continuant à hurler, il bondit hors du lit, s’enfuit loin de la
chambre, ordonna qu’on chasse l’effroyable monstre. Il n’avait pas lu
Baudelaire, et cette nuit le dégoûta pour le restant de ses jours de la proximité
des femmes.
Cendrillon, elle, un jour à
l’aube, sans que quiconque s’avise ou se soucie de son départ, avait gagné une
contrée voisine,. Elle avait rassemblé ses cliques et ses claques, s’était
équipée d’une tenue sans élégance mais pratique pour voyager, et avait marché
jusqu'à la station de bus. Personne ne semblait l’avoir reconnue, ou n’avait
souhaité le montrer. Elle s’était laissé transporter aussi loin qu’il lui avait
paru nécessaire, et là elle était descendue. C’était une petite bourgade paumée
dans une campagne insignifiante. Elle avait pris une chambre pas trop chère, et
s’était trouvé un job temporaire de serveuse dans un bar, qui assurait sa
subsistance. Elle avait fini par remarquer un client qui venait parfois, assez
joli garçon et plutôt sympathique. Elle verrait bien.
Psah