Les loups se sont encore
rapprochés. Chaque soir, un peu plus. Ils se méfient encore, ils m’évaluent, le
risque que je représente, avant de donner l’assaut. J’entends leurs cris, qui
échangent des consignes, et cherchent à terrifier leur proie. Ils veulent ma
peau. Ils n’imaginaient pas qu’il restait encore un Humain.
La nature m’encercle, patiemment
elle parachève notre éradication. Je me suis taillé un abri de branchages,
renforcés d’épineux. Le soir tombe, comme le rideau sur l’histoire de
l’humanité. Dernière scène. Dernier face à face. Ensuite, la Nature retrouvera le
cours immobile de son inertie organique. Les imbéciles la déifiaient, lui
prêtaient des vertus pacifiques, projetaient sur elle leurs idéaux niais :
ils n’avaient pas prévu qu’ils ne seraient plus là pour assister à son
triomphe.
J’ai allumé un feu au centre de
la clairière. Dernier éclat de l’intelligence, dernier rempart contre la force
brute. Je n’aimais pas beaucoup les humains. Mais ils me manquent. Me manquent
leurs rires, leurs mots. Leurs regards. Il n’y a rien, dans le regard d’un
loup. Que l’attente implacable de la dévoration, la certitude du prédateur, la
force mécanique de son besoin. On ne négocie pas, avec un loup. Pas
d’argumentation possible. Ce n’est qu’une machine à se nourrir. On ne peut pas
lui en vouloir. Jusqu'au bout, nous avons fait à peu près la même chose. Encore
très loups nous-mêmes, la plupart, mal dégagés de leur glaise animale, tendus
jusqu'à l’anéantissement par l’assouvissement de leurs désirs.
Je les sens autour de moi. Je
perçois le frémissement de leurs corps dans les fourrés. L’excitation de leur
convoitise. C’est pour ce soir.
Je me place au centre de la
clairière. Dans les buissons autour de moi, les lueurs de leurs yeux jaunes.
Ils s’avancent dans l’arène, à pas prudents. Un gros mâle, pelage strié de
blanc, s’extrait du cercle et s’approche. Le rire de sa gueule ouverte me défie.
Il ne doute pas que ma dépouille sera bientôt à eux, déchiquetée. Je sens ma
peur, elle coule le long de mes muscles, jusqu'au fond de mon ventre. Mêlée de
rage. Je suis prêt à défendre ma peau. Je n’ai jamais fait ça, jamais eu à le
faire : tuer un autre être vivant. Nous avions fait en sorte que la
nourriture aboutisse mécaniquement dans nos assiettes. Nous dominions. Nous
n’avions plus à nous battre. Nous avions gagné : jugulé la prolifération
du végétal et des bêtes. Nous nous croyions vainqueurs à jamais.
Je gronde, comme lui. Face à lui,
je feule. Défi de mâle à mâle, de prédateur à prédateur. Mes jambes solidement
ancrées dans la terre. Je suis l’Homme. Je me bats pour ma survie. Je resserre
ma prise sur mon épieu. Quand il bondit, je lève l’arme vers lui, dans un même
mouvement inversé, je l’enfonce dans son ventre découvert, près de la région du
cœur. Il pousse un hurlement terrible, le cri de rage d’une bête touchée à
mort. Ses griffes m’ont déchiré l’épaule au passage. Il se convulse sur la
terre poisseuse de son sang, j’arrache ma lance et la lui plante en pleine
tête, je rugis ma haine et mon triomphe. Je fais face aux autres, prêt à
éventrer le suivant : mais la mort de leur chef leur inspire de la
crainte. Ils me jettent un dernier regard, de colère, la frustration de devoir
renoncer, ils savent désormais que tout autant qu’eux je suis un tueur
redoutable. A regret, ils font volte-face, disparaissent entre les buissons. Je
ne pense pas qu’ils reviennent. Pas dans l’immédiat. Maintenant que l’excitation
du combat est retombée, je sens la douleur dans mon épaule, ça me lance :
la plaie semble plutôt profonde, ça pisse le sang, et je n’ai pas grand-chose
pour désinfecter. S’il faut recoudre, j’en suis bien incapable. Impossible de
prédire combien de temps je survivrai. La nuit, de nouveau silencieuse,
retrouve sa solitude indifférente.
Curieusement, cette idée ne
m’accable pas : au contraire, je trouve une rage dans ce défi. Quand elle
était facile et confortable, allait de soi, la vie m’ennuyait plutôt. Je ne
trouvais rien de bien passionnant à cette succession de jours identiques :
remplir son caddie de provisions sans intérêt, manger sans faim des repas
insipides, accomplir en somnambule les tâches rémunérées pour gagner de quoi
recommencer … Supporter la frénésie incessante des gens, leurs bavardages, le
poids écrasant de leurs certitudes : toujours un nouveau projet à mettre
en route, de nouveaux chantiers immobiliers à la périphérie des villes, toute
cette agitation grouillante, voitures lancées à toute allure comme si elles
fonçaient sauver le monde, tentatives obstinées de gagner plus d’argent, par
tous les moyens, chacun à son niveau : rackets, escroqueries, spéculation,
magouilles, de l’artisan au ministre, du commercial au banquier, de l’artiste à l’homme d’affaires.
Mais certain, toujours, de son bon droit, de la pureté de ses intentions, de la
noblesse altruiste de ses actes. On envahissait son voisin, mais c’était
« pour se défendre ». On massacrait des gens, « pour garantir
l’ordre ». Les loups, au moins, ne s’embarrassent pas de justifications.
Avant d’attaquer, ils ne prétendent à aucune « Morale ».
Quand tout ça a cessé, au début,
j’ai ressenti un bien fou. Comme un vacarme insupportable, qui, tout à coup,
s’arrête. Comme l’exaucement d’un souhait.
Même si je n’ai
aucune idée de qui il faut remercier. Et si la « solution » est
peut-être un peu excessive : je supportais mal la présence des humains,
c’est vrai, mais il n’était peut-être pas indispensable de les faire tous disparaître. Dégrossir les foules,
certes. Se débarrasser des plus actifs, entreprenants, encombrants, très bien.
Mais il y avait quand même quelques types sympas, ou pas trop désagréables,
voire utiles, qu’on aurait pu garder : certains musiciens, écrivains, et
puis quelques médecins, pour soigner mon épaule, et un tas d’autres
professions, qui m’auraient été utiles, voilà, quelques voisins, peu nombreux,
à distance et discrets, je n’aurais pas été contre.
D’autant que je
ne sais toujours pas ce qui s’est passé. Ça n’a aucun sens. Ça ne peut pas
exister. Et pourtant, c’est là. En plus, pourquoi moi ? Même si je perçois le biais cognitif de cette
question : peu importe, « qui ?», quelle que soit la personne, elle
se serait demandé pourquoi elle.
J’ai toujours
considéré les religions comme des délires saugrenus, mais je dois reconnaître
que, là, « Dieu » serait presque l’hypothèse la plus rationnelle …
Qu’ « Il » en ait eu marre. Ait dû se rendre à l’évidence : Sa
Création, c’était pas une bonne idée. Ça menait nulle part, une impasse
évolutive. Alors, zou ! On efface, on repart à zéro. Et, cette fois-ci, on
se concentre.
Ce qui n’a aucun
sens, en plus, c’est qu’il n’y a aucun cadavre. Nulle part. Ni même aucun signe
de disparition brutale : pas de véhicules en travers des routes, ou
accidentés du fait de leur abandon soudain par leur conducteur. C’est comme si
l’Humanité avait été effacée. Ou n’avait jamais existé : les villes sont
vides, les campagnes désertes, il n’y a plus personne nulle part, sauf moi, si bien que je me suis même demandé
si je n’avais pas inventé tout ça :
après quelques jours de solitude, livré à soi-même, on perd vite ses repères,
on ne sait plus bien ce qui est réel et ce qui relève du délire. Est-ce que je
ne l’ai pas imaginée, l’existence des autres, toute cette vie d’avant que je
crois me rappeler, les commerces, les passants dans les rues, les avions dans
le ciel, les infos à la télé, tout ça, quand même, je ne peux pas l’avoir rêvé ?
Ils existaient, comme moi, j’ai d’eux des souvenirs nombreux et précis – pas
toujours agréables, mais il y en a. Et puis, il y a leurs traces : ces
maisons, immeubles, rues, bâtiments de toutes sortes et innombrables, poteaux,
câbles, véhicules de toutes tailles, magasins regorgeant d’objets, de
nourritures inutiles, désormais, pourrissantes.
Pourquoi
aurais-je été épargné ? Moi ? Je n’ai rien fait qui aurait pu me
mettre à l’abri de ce qui est arrivé, de quoi qu’il s’agisse. Dans le roman de
Robert Merle, Malevil, si sa bande de
copains échappe aux effets de la bombe (dans ce scénario, c’est une bombe
atomique, la cause), c’est parce qu'ils se trouvaient dans une cave à vin,
profondément creusée dans la roche. Une sorte d’effet vertueux de leur
épicurisme. La littérature et le cinéma abondent en histoires sur ce thème, des
variations sur la fin du monde, aux causes diverses : guerre mondiale,
catastrophe climatique ou technologique, invasion d’extra-terrestres …
Peut-être ça qui est arrivé : ils ont pompé tous les humains, pffff, tous
aspirés dans des vaisseaux spatiaux et transportés ailleurs. Ce n’est pas très
plausible. Qu’ils aient fait ça en un week-end, et qu’ils aient embarqué tout
le monde. Sauf moi, encore une fois. Même
les aliens veulent pas de toi ! Eux aussi, tu les fais chier ! C’est
très exagéré. Il y a beaucoup de gens qui m’aiment bien. Ils me trouvent
« drôle ». Simplement, ça s’arrête là : au bureau, à la cafète,
ils aiment bien écouter mes plaisanteries (pas tous …), mais rarement en dehors
du boulot, il arrive peu souvent que je sois invité à une soirée, ou en
week-end, encore moins à partager des vacances. Je n’y tiens pas forcément
beaucoup non plus. Les gens m’ennuient vite, et c’est réciproque. Ou, plutôt,
je les agace.
En partant,
vendredi, vers 18h, j’ai tenté ma chance. En passant près du bureau de
Marjorie, je me suis arrêté pour lui demander : « Marjorie, ça vous
dirait de venir passer le week-end dans ma maison de campagne ? Enfin,
dans la petite maison de famille que j’ai, c’est à Bréthous ? Au pied des
montagnes »
Evidemment, ça
n’est pas aussi séduisant qu’une maison sur la côte. Je sais que certains font
des week-ends ensemble sur la côte, en mai, il commence à y avoir de belles
journées. J’aime bien Marjorie, nous bavardons souvent, je crois que nous
sommes assez proches. Ça n’allait pas, récemment, son petit ami l’a larguée,
elle avait les larmes aux yeux en me racontant. Je ne sais pas grand-chose
d’autre sur elle. Nous ne nous racontons pas tellement nos vies. Après toutes
ces années, nous ne savons quasiment rien les uns des autres. Ils appellent ça
de la pudeur. Moi, j’appelle ça de la
connerie, de l’indifférence.
La question ne
se pose plus, maintenant. Je me demande soudain si Marjorie est morte ! Ça
ne m’était pas venu à l’esprit : en l’absence de cadavres jonchant les
rues et les maisons, cette « disparition » des humains reste très
abstraite, « désincarnée », c’est le mot (comme l’était déjà leur
existence, au fond). Je me disais : ils sont tous probablement morts, mais
sans penser à quelques-uns en particulier. Marjorie, morte ? J’essaie de
me figurer l’hypothèse, pour voir, si ça me fait quelque chose. Curieusement,
pas grand-chose. Ça m’attriste, un peu, bien sûr, vaguement, mais je ne la
connaissais pas beaucoup. Un nom, un visage (et ses jolis sourires), quelques
anecdotes.
Elle a décliné
en me remerciant, d’un air un peu gêné (comme si c’était à moi seul que cette
occasion allait manquer !), elle était prise ailleurs, sans préciser par
quoi. Je lui ai souhaité un bon week-end, salutations machinales sans intention
particulière, et elle m’a répondu « Vous de même ! »,
chaleureusement, plus chaleureusement que ne le laissait prévoir son refus. Ça
aura été la dernière fois que je l’ai vue, nos derniers mots. C’est comme ça,
on ne prévoit jamais les basculements de la réalité. Qui demeurent en général
rares et minimes. Normalement, on se
serait retrouvés le lundi au bureau, quelques banalités, peut-être quelques
nouvelles sans conséquence pour être aimable, et chacun aurait repris sa tâche,
en essayant d’oublier à quel point elle l’ennuyait. Et tout aurait continué.
Comme toujours.
Au lieu de quoi
…
Je suis allé
seul à Bréthous. Ouvert la maison, installé mes affaires, fait quelques courses
à Intermarché pour le week-end. Cette maison était à mon grand-père et à ses
frères et sœurs, j’en ai hérité à leur mort. Une maison de village, plutôt
grande, il y aurait quelques travaux de rénovation à faire. Du premier étage,
on aperçoit les montagnes. L’Azerque, l’Aubisque, le Pic d’Ossau, et je ne sais
plus quoi d’autre, tous ces sommets que me montrait mon grand-oncle, quand je
venais en vacances. Je me suis vaguement dit que je pourrais aller faire une
balade, le lendemain. Je me le dis chaque fois, et chaque fois le projet reste
à l’état d’envie incertaine.
Je me suis
couché tôt. Je me sentais crevé. Je devais sacrément avoir besoin de récupérer,
parce que je me suis réveillé à presque 11 heures. J’avais intérêt à me
dépêcher, si je voulais avoir du pain. A Bréthous, la boulangerie ferme avant
midi et demi, le samedi, et souvent, il ne reste plus rien. Il y avait une
coupure de courant, la cafetière électrique ne marchait pas, ça m’a mis en
rogne. Je me suis préparé en vitesse. Il faisait une agréable douceur, l’air tonique
de la montagne. Pas un chat dans la rue. C’est ce que j’aime : ce calme,
ce silence, au lieu du vacarme de la ville. Habituellement, je croise quelques
voisins, ils me saluent, certains ont connu ma famille, autrefois. Ce matin-là,
tout le monde semblait occupé ailleurs. Les gens font leurs courses, le samedi
matin. Peut-être y avait-il une foire ou un marché quelque part dans le coin.
Personne non plus sur la place centrale : on n’était pas un jour férié, au
moins ? Dans ce cas, tous les commerces seraient fermés. Quelquefois, je
ne fais pas gaffe à la date. En tout cas, il n’y avait pas la queue devant chez
Bernardets, le boulanger. Personne, même, dedans. Les pains et les
viennoiseries attendaient le client, mais pas d’employée pour servir. C’était
bien l’esprit tranquille des petits bleds ! J’appelai. Attendis quelques
minutes. Toujours rien. Ça m’embêtait de repartir les mains vides, la boutique
n’allait pas tarder à fermer. Tant pis : c’était un peu gonflé de ma part,
mais je contournai le comptoir, m’emparai de deux Traditions et laissai les
pièces à côté de la caisse, ça ne craignait rien. Je leur expliquerais quand je
repasserais.
Je passai toute
la journée dans la maison et le jardin, à bouquiner, frustré de ne pas pouvoir
utiliser mon ordinateur : l’électricité n’était toujours pas revenue. Et
même pas de réseau pour voir sur mon smartphone quand la panne serait
réparée ! C’est un inconvénient des petits patelins, on y est vite privé
du confort auquel on est habitué. Plus rien ne marchait. Heureusement, la
cuisinière fonctionne avec une bouteille de gaz. Je mangeai sur la table en fer forgé blanche,
à côté des poiriers. J’étais bien, quand même, tout seul, au calme, sans voir
personne. Le soir, je fus de nouveau pris de somnolence, la fatigue de la
semaine. J’allai me coucher tôt.
C’est le
lendemain, le dimanche, que je compris qu’il s’était passé quelque chose. Le
dimanche, trouver du pain est encore plus compliqué : après onze heures et
demie, il n’y a plus rien. Les rues étaient tout aussi désertes que la veille.
Ainsi que la boulangerie. Ma monnaie était toujours là, dans la soucoupe,
personne ne s’était soucié de l’encaisser, et j’avais l’impression que
c’étaient les mêmes baguettes qui s’alignaient dans le présentoir. Des
baguettes d’hier, un peu sèches. J’en pris deux quand même, et ajoutai mon dû à
celui de la veille. Où étaient-ils tous passés ? Ça commençait à m’inquiéter un peu.
Je partis
explorer le village. Personne. Ni marchant dans les rues, ni assis devant les
portes, ni accoudés aux fenêtres. Ni mères de famille rentrant des courses, ni
vieux occupés à blaguer, ni enfants jouant par grappes au ballon ou à
l’élastique. Leurs animaux étaient là. Des chiens aboyaient à mon approche, des
chats continuaient leur somme en m’accordant à peine un demi-regard dédaigneux.
Les voitures attendaient docilement leurs propriétaires, garées le long des
trottoirs, quelques motos et scooters, aussi. Tout le monde s’était fait la
malle, sans me tenir au courant, ni prendre leurs véhicules. Ça accréditait la
thèse d’une fête de campagne quelque part, à l’ancienne, en plein champ. Bien
que je n’aie vu aucune affiche. Même dans le village de mes ancêtres, on me
tenait en dehors du coup !
Rien d’anormal.
Je n’étais malgré tout qu’un « étranger de la ville », c’était à moi
de faire l’effort d’aller à la pêche aux infos. Je rentrai d’abord me faire à
manger, puis lus quelques pages, sur la digestion.
Vers 16 heures,
je me décidai à aller voir où se passait cette fête. Mais dans quelle
direction ? Où les gens d’ici organisaient-ils ce genre
d’événements ? Je n’en avais aucune idée. Je marchai un peu au hasard.
D’abord en direction du gave, il me semblait qu’il pouvait y avoir là quelques
prés permettant d’accueillir une foule. Ensuite, je remontai vers les collines,
parcourant les petits sentiers bordés de châtaigniers et de frênes. Je tendais
l’oreille, essayant de percevoir des échos de musique : une fête
béarnaise, ça devait s’entendre de loin, ne serait-ce que la voix de
l’inévitable animateur hurlant son boniment au micro. Mais il n’y avait que le
calme des herbes et des bois, le silence au loin des montagnes, la gaieté bleue
du ciel indifférent. J’étais seul dans la nature. Face à la nature, mais je ne
m’en rendais pas encore compte.
2
L’électricité
était encore coupée, à mon retour, et toujours pas de portable. De télévision
non plus, évidemment : aucun moyen de m’informer, et une soirée de plus
aux chandelles. La perspective de rentrer en ville me parut plus séduisante, je
fus même tenté de le faire dès le soir même. Mais je restai sur mon
organisation initiale : en partant le lundi vers 7 heures, j’avais
largement le temps d’arriver au bureau.
Le lundi matin,
je fermai la maison. Portai mes bagages jusqu'à la voiture, garée sur la petite
place en contre-haut. L’électricité n’était pas revenue. Les voisins non
plus : à croire que tout le village était parti en voyage Dieu sait où.
La voiture ne
démarra pas. Rien, aucun voyant. Le déverrouillage des portes à distance, déjà,
n’avait pas fonctionné. Putain de technologie ! Quand ça vous lâche, plus
rien n’est possible. Je supposais que la batterie était à plat, mais je ne
voyais pas pour quelle raison. Ma Clio était assez récente. Ça commençait à
faire beaucoup, pour un week-end. Je bouillonnais, mélange toxique et
incapacitant de frustration, rage, perplexité, incompréhension. Je faisais
comment, pour aller au boulot, moi ? A Bréthous, il n’y a pas de train.
Peut-être un bus quelque part, mais je ne savais pas où, ni à quelle heure. Et
tout se liguait : sans portable, impossible de prévenir, ni d’appeler un
taxi, sans parler du prix que ça m’aurait coûté. Et sans voisins, impossible
d’appeler un garage, à supposer qu’il y en eût un à proximité. Bref, c’était
« la fin du monde », mais je n’avais pas encore compris à quel point.
A ce stade de mes découvertes, mon souci ne concernait que le fait de manquer
un jour de boulot, et d’affronter beaucoup, beaucoup de démarches pour rentrer
chez moi. J’entendais déjà les remarques narquoises de mes collègues,
« Alors, Stévenin, on a un peu prolongé son week-end ? ». Rien
de bien méchant, ils aiment bien me chambrer, des petites blagues en passant,
peut-être parce qu'ils sentent que nous n’avons pas les mêmes loisirs. Les vingt-cinq
kilomètres qui me séparaient de Pau, je les couvrais habituellement en trente
minutes, quarante-cinq au grand max les jours de forte circulation : là,
il allait me falloir quoi ? Combien de temps on met pour faire vingt-cinq
bornes à pattes ? Cinq bonnes heures, c’était de la folie ! Bon, je
n’allais pas faire tout ça à pied, je trouverais bien un car, ou un voisin,
quelque chose. Il fallait se reprendre. Prendre du recul, se calmer :
facile à dire. Je sais que j’ai tendance à monter un peu vite dans les tours, à
me faire une montagne de la moindre péripétie. C’est pour ça que j’aime bien
avoir mes habitudes.
Je me délestai
de mes bagages dans la voiture, ne gardant que le strict nécessaire, au cas où
j’aurais quand même à marcher. Je commençai par faire le tour des voisins. Je
tambourinai aux portes, appelai à tue-tête : en vain. A la troisième
maison, je tournai la poignée c’était ouvert. Je me risquai à l’intérieur. Je
gueulai : « Y a quelqu'un ? », je me voyais mal faire
intrusion chez les gens comme ça, en même temps, il fallait bien que je trouve
de l’aide, il y avait urgence. Toutes les pièces étaient vides, normalement en
ordre : c’était quand même bizarre qu’ils soient partis en laissant
ouvert, je n’arrivais pas à comprendre ce qui avait pu se passer.
Tout le village
était vide de ses habitants, partout le même scénario : des pièces
rangées, sans traces d’incident, mais désertées. Et, partout, la même panne
générale d’électricité : l’un expliquait peut-être l’autre. Et donc pas de
téléphone : impossible d’appeler qui que ce soit. Il ne me restait plus
qu’à rejoindre à pied la route nationale, il y aurait bien quelqu'un qui me
prendrait en stop.
J’eus très vite
chaud en escaladant la côte qui quitte le village, puis franchit quelques
coteaux, le long du gave, pour s’éloigner des contreforts des Pyrénées. Dans
d’autres circonstances, cette balade imprévue aurait pu avoir du charme, le
temps était doux, la lumière belle, le paysage, bords de rivière forestiers,
prairies bordées de petites montagnes, apaisant, et pas le bruit d’une voiture
pour rompre le charme. Ni accélérer mon retour ! Je m’occupai seulement
d’avancer, je ne pensai bientôt plus à rien, pris dans le rythme mécanique de
mes pas. J’avais espoir de trouver de l’aide au hameau de Sévignacq, et que la
panne ne s’étende pas jusque-là. Mais je trouvai les maisons pareillement
désertes, et privées d’électricité. Ce fut la même chose à Gan, quatre
épuisantes heures plus tard. Les entrepôts viticoles devant lesquels passe la
route étaient étrangement dépourvus d’activité, deux camions-citernes et un
gros tracteur vert semblaient attendre leurs conducteurs. J’avais atteint le
stade de la résignation, je ne cherchais plus à comprendre cette soudaine
disparition de mes congénères, je voulais juste arriver, cesser d’avoir à
marcher, pouvoir reposer mes pieds endoloris, les muscles de mes cuisses noués,
m’allonger, et que tout revienne à la normale. Dans moins d’une heure je serais
aux abords de l’agglomération paloise. Et là, on me prendrait en charge. Je
raconterais mon « aventure », et il y aurait une explication toute
simple, toute banale.
Il n’y avait
personne non plus. Depuis l’entrée de Jurançon, la route monte jusqu'à la Place
de Verdun, passant sous l’arche du pont de Château. Et, normalement, elle
fourmille de monde, de voitures qui descendent, d’autres qui tournent en
direction de la gare, de promeneurs dans les jardins. Là, personne. Que cette
grande montée interminable, qui se finit entre deux rangées d’immeubles blancs.
Personne nulle part, ni sur le parking, ni sur les trottoirs, ni aux
fenêtres : personne. Ce vide d’humains était en quelque sorte
proportionnel à leur multitude attendue. Que la campagne fût déserte, c’était
en quelque sorte sa nature. Que la ville le fût aussi, c’était contre-nature. Insensé. Du pur
délire ! Au point où j’en étais, je poussai jusqu'à la jolie villa que
possède ma tante un peu plus loin, un élégant havre de tranquillité à deux pas
du centre. Réflexe enfantin : ma tante saurait,
elle saurait quoi faire, sans s’affoler. Elle savait toujours.
3
Grosse baraque.
Pièces immenses, plafonds hauts à moulures, rien que dans l’entrée on aurait pu
y installer une tribu de sans-papiers. Je me demande ce que pouvaient faire les
proprios pour gagner tout ce blé. Combien ça peut coûter, une turne comme
ça ? Plus rien, en fait ! Elles sont toutes à moi ! Je dispose
d’un parc immobilier infini, sur toute la planète ! Je suis le roi du
monde.
J’ai entrepris
de visiter les maisons l’une après l’autre : je m’approprie. Après une
période d’abattement. Ça secoue, quand on commence à comprendre. A mesurer
l’étendue des dégâts. Ma tante, absente comme le reste de la population. Elle
pouvait être allée faire des courses : je me doutais bien que non. J’ai
erré comme une âme en peine dans la maison abandonnée, retrouvant de pièce en
pièce des souvenirs de famille, petites visites improvisées, grandes tablées de
fêtes, cousins, enfants, rires. Monde disparu. Englouti : je n’avais
aucune idée d’où, mais visiblement tout le monde s’était fait la malle, et on
avait oublié de me prévenir : changement de planète, embarquement
immédiat ! J’ai le sommeil profond, mais quand même ! Je ne peux pas
m’empêcher d’imaginer que tout ça est un peu dirigé contre moi, une fois de
plus on me tient à l’écart : c’est un peu gros, certes, mais ça y
ressemble. C’est surtout angoissant, de ne pas comprendre. On s’en fout, de savoir pourquoi ! Ça change pas la situation. Si,
un peu, quand même : comme je ne sais pas ce qui s’est passé, impossible
de prévoir la suite. Il y a des chances qu’ils reviennent, ou pas ? Est-ce
que je cours moi-même des risques, et de quelle nature ?
Je suis resté là
à turbiner. Effondré dans un fauteuil avec tout ce confort inutile autour de
moi. La nuit tombante m’a tiré de ma léthargie, et quelques tiraillements de
faim. Je suis allé voir dans le frigo ce que je pouvais glaner. Ici aussi, la
panne d’électricité rend tous les appareils inutilisables : pas de
lumière, pas d’eau chaude, pas de musique, télé, smartphone, infos, nouvelles :
aucun contact possible avec personne !
Mais je connais
les lieux, je trouve des bougies, je m’équipe d’un lourd chandelier en bronze,
que je trimballe de pièce en pièce. Les provisions dans le frigo éteint sont en
train de tourner, je sélectionne ce que je devrai manger en priorité. Je descends
jeter un coup d’œil à la cave : ma tante y a entreposé des quantités de
bocaux de conserves, souvent faites maisons, pâtés, confits de canard et de
porc, cèpes, foie gras, légumes, de quoi tenir un paquet de temps. Et toute une
collection de bouteilles aux étiquettes prometteuses pour aller avec. Et
après ? Après, on verra. Il y a les autres maisons, j’y trouverai
probablement des stocks semblables. Ce n’est pas la nourriture le principal
problème, à court terme, en tout cas. Je me fais réchauffer un truc,
heureusement c’est une cuisinière à gaz, elle marche encore. Je n’ai pas
tellement faim, malgré mon marathon, je ne trouve de goût à rien, je m’en fous,
je suis crevé, je rassemble tout ce qu’il me faut dans le salon du bas et je
sombre dans le sommeil.
Je me sens
pâteux, mâché, endolori, à mon réveil, et l’esprit aux quatre vents. J’ai du
mal à assembler mes souvenirs des trois jours précédents : j’ai bien le
détail de chacun, mais ça ne s’emboîte pas, je n’arrive pas à voir comment on
passe de vendredi : je vais me faire un petit week-end peinard à Bréthous,
à : je squatte la maison de ma tante, dont il ne reste aucune trace, pas
plus que des autres habitants de la planète, et, incidemment, on est déjà
mardi, et je n’ai toujours pas repris le boulot, mais je doute qu’il y ait
encore quelqu'un dans les bureaux pour m’en tenir rigueur.
Une chose semble
sûre : je suis encore vivant, moi, même si je n’en devine pas la raison,
et, pour autant que je le sache, aucun danger ne me menace à court terme. Il
faudra quand même que je surveille l’apparition de zombies, qui suit
généralement toute fin du monde dans la plupart des films catastrophes ;
ou les aliens qui se sont emparés de mes congénères, si c’est eux qui ont fait
le coup. Ou d’éventuels groupes d’autres survivants, d’ailleurs : dans Mad Max, ça ne se passe pas super bien,
et dans Malevil non plus. Ce n’est
pas parce qu'ils ne sont plus qu’une petite poignée à avoir survécu que les
humains n’ont plus envie de s’entre-détruire, au contraire. La dégradation des
conditions de survie rend encore plus âpre la pulsion de compétition. Faut
toujours qu’il y en ait quelques-uns qui éprouvent l’envie irrépressible de
dominer les autres.
Faut que je me
bouge. Encore que : je pourrais très bien rester à flemmarder dans ce
canapé toute la journée, et à piocher dans mes provisions, rien ni personne ne
m’oblige à déployer une activité inutile. C’est seulement dommage que je ne
puisse pas me servir de tous ces appareils haut-de-gamme, j’aurais pu me passer
plein de films et de musiques … Mais j’ai envie de savoir, d’explorer, de partir à la recherche d’indices, ou de tout
ce qui pourrait améliorer ma situation.
Il faut que
j’examine mon territoire : ses limites, ses possibilités, et ses dangers
éventuels. Et pour cela, il me faut un véhicule. A pied, je n’irai pas loin. Je
trouve les clefs dans l’entrée, ouvre le garage, j’essaie la voiture de ma
tante. Mêmes symptômes, même absence de réactions : aucun voyant ne
s’allume, le moteur ne démarre pas, c’est mort. C’est bizarre, quand
même : l’alimentation des voitures devrait être sans rapport avec la panne
d’électricité qui affecte les maisons … Je me souviens vaguement d’un article,
il y a longtemps, qui détaillait les avantages
d’une nouvelle forme de bombe atomique, je ne sais plus si c’était celle au
plutonium, ou une autre : on la lâchait à haute altitude, et elle
empêchait toute activité électrique sur le territoire visé, ce qui paralysait
toutes les défenses de l’ennemi qu’on voulait envahir. Est-ce ce qui est
arrivé, ou un truc du même genre ? Poutine a-t-il fini par perdre ses
nerfs, et, foutu pour foutu, a-t-il décidé de nous entraîner tous dans sa
chute ? Ou Kim Jong-Truc, l’autre malade ? Ou un barge du même
acabit, ce ne sont pas les candidats qui manquent : on sait depuis
longtemps que nous dansons au bord du volcan, ça pouvait arriver n’importe
quand, ça ou autre chose. L’Equilibre de la terreur, ça a vite fait de glisser vers
le déséquilibre.
Donc pas de
voiture. J’ai eu l’idée d’aller découvrir les autres maisons du quartier. Mêmes
caractéristiques générales : luxueuses, immenses, désertes, dotées de tout
ce que le confort moderne peut offrir à ceux qui en ont les moyens. Toutes ces
familles, des maisons comme ça il y en avait un paquet dans le quartier, tout
de même, et pareil dans les autres villes : toute une population qui
jouissait d’une vie au large et au milieu des beaux objets, le plus souvent
inconsciente de ses privilèges par rapport à tous ceux qui croupissaient à
l’étroit dans des clapiers décatis, avec pour tout horizon les tours moches d’une
banlieue insalubre. Ou persuadée de les « mériter », par l’efficience
et l’utilité de leur travail. Comme si les autres, les peigne-culs, logés a
minima, sans pauses exotiques sous les Tropiques, ne trimaient pas tout autant,
si ce n’est davantage, et pour fabriquer et entretenir tous ces biens dont les
richous profitaient.
Ça leur faisait
une belle jambe, maintenant, aux nantis : ils n’étaient plus là pour en
profiter, effacés, comme les besogneux, match nul ! Zéro partout. Encore
que je n’en savais rien : là où ils étaient, s’ils étaient quelque part,
Dieu sait s’ils n’avaient pas continué à profiter d’un traitement de
faveur ? En détention, oui, dans un camp de travail extra-terrestre, mais
en Première classe ! Ou planqués dans des bunkers de luxe, mis à l’abri
dès les premiers signes du désastre, sur liste très spéciale réservée à la
crème de la crème, Hauts Dirigeants, Elites indispensables, Etats-Majors
suprêmes, Dictateurs méritants et Requins de hauts fonds …
En attendant,
tout ça est à moi. Légataire universel, je suis. Seul héritier. Pour l’instant,
en tout cas. Tu parles d’une affaire ! Rien de tout ça ne marche !
Frigos géants, cuisines high tech, informatique interconnectée, consoles de
jeu, audio, vidéo, équipements domotiques : tout ça rutile et est bon pour
la casse.
La baraque est
plein face à la chaîne des Pyrénées. Grandiose, on en prend plein les mirettes
à travers les baies vitrées géantes. Autre chose qu’un vis-à-vis sur des barres
de banlieue. La canaille sait vivre. Partout du très coûteux et de bon goût.
Cuir, bois, métal brossé, tapis de haute laine, toiles de maître là où il faut,
livres d’art en clayettes, collections de bibelots. Je vais d’une pièce à
l’autre. Me vautre sur des literies merveilleusement moelleuses. Ouvre des
dressings remplis d’enfilades de robes, costumes, vestes, manteaux, chemises,
gants, foulards, cravates, tout ça de la meilleure coupe, dans les matériaux
les plus souples et légers. A chaque pas, j’augmente mon Empire, tout ça est à
moi, désormais.
Sur un buffet
aux allures indonésiennes, les photos de famille, cadres argentés, sourires
dans tous leurs états. Monsieur et Madame, lui, le regard qui assure, direct,
résolu. Elle, charmeuse et charmante, longue robe élégante, rouge, ça pulse sur
le vert du parc en arrière-plan. Madame encore, toute seule cette fois, sports
d’hiver, soleil éblouissant sur la neige, comme son sourire, on est heureux, on
s’éclate : nos dernières vacances, à côté on a droit à la version
antillaises, avec les enfants, toute la petite famille bronzée et reposée, qui pose
sur un pont impeccable dominant des eaux turquoise. Rien de mal à se faire du
bien, si ce n’est que le petit personnel n’a pas accès à ces escapades
reconstituantes. Il y a des avenants au Contrat Social. « Faire
société », mais pas avec tout le monde : chez les possédants, on
avait la solidarité déclamatoire mais sporadique. Le jeune maître arbore sa
gueule d’héritier qui n’a pas grand-chose à craindre de la vie (comme quoi,
parfois, les espérances …), sa sœur sur les traces de sa mère, déjà sexy, mais parfaitement
convenable.
Et s’ils
revenaient ? D’un coup ? Comme ils sont partis, pffuitt ! ils
réapparaissent, reprennent leur vie là où ils l’avaient laissée, les mêmes
règles du jeu, ceux qui avaient tout reprennent tout, et moi je retrouve mon
emploi de seconde zone dans mon bureau miteux … Et les blagues lamentables de
mes piteux collègues … Il n’y a pas de doute : j’ai gagné au change. Seul,
je vais peut-être finir par m’emmerder, mais la disparition de l’humanité est
plutôt une bonne affaire.
Je sors sur la
terrasse admirer le panorama, l’impression qu’on pourrait toucher les
montagnes. En contre-bas, les ondulations d’un jardin sage, délimité par des
haies impeccables, fantasme d’un monde domestiqué. Bientôt, les ronces et les
herbes folles vont se lancer à l’assaut de cet ordre fragile. Mon regard plonge
directement dans la maison des voisins, larges baies vitrées semblables, mêmes
insignes de la puissance, même idée du bonheur. Je discerne un truc blanc qui
s’agite. Je me penche. Ça ressemble à un chien. Un Bichon tout blanc qui
s’escrime de ses griffes sur la vitre. Le con a dû rester enfermé. J’escalade
le mur de clôture, cherche un accès, toutes les portes sont barricadées, je
n’ai plus qu’à défoncer une vitre à l’aide d’une barre métallique que je
récupère par terre. Je délivre la bestiole, qui me fonce dessus comme si
j’étais son sauveur, et c’est probablement le cas, il a l’air de crever de soif
et de faim. Il y a de la pisse et des crottes partout autour de lui. Je lui
trouve de quoi se requinquer. Il doit y en avoir plein d’autres comme lui,
chiens et chats de compagnie, perruches, cochons d’inde, hamsters et poissons
rouges, abandonnés à leur captivité désormais solitaire ! Ma mission, la
raison d’être de ma survie : permettre celle des animaux de compagnie.
Sauf que je ne vais pas non plus y passer les prochains mois, sillonner toute
la ville, fracturer chaque maison, chaque appartement jusqu’en haut de chaque
tour de banlieue, pour libérer ces victimes collatérales de l’extinction humaine !
Ceux que je ne pourrai relâcher vont crever de la plus affreuse des
agonies : c’est triste, mais je ne peux rien y faire, et il y a des tas de
motifs de tristesse. Depuis l’aube des temps.
Je passe comme
ça je ne sais combien de jours. A me goberger. A m’empiffrer, faire main basse
sur tout ce qui me tente, savourer ma royauté sur mon domaine. Chaque jour,
j’ai l’espoir que l’électricité soit revenue. J’actionne un commutateur,
j’essaie d’allumer un appareil : tout serait quasi parfait, si je pouvais
faire marcher tout ça ! Je pourrais me payer tout un tas de films,
peut-être même trouver comment fonctionne une salle de cinéma et me faire des
séances pour moi tout seul ! Mais non, toujours pas. La musique me manque,
les images : il règne un silence lugubre, dans ces maisons vides. Surtout
le soir, quand les ombres montent, recouvrent tout. Comme il n’y a plus
d’éclairage public, les nuits sont totalement sombres, et les étoiles
infiniment brillantes. Je feuillète des romans. Leurs préoccupations me
semblent dérisoires. Peindre une humanité qui n’a jamais existé.
Un soir, comme
je pénètre dans un jardin, à la recherche d’autres animaux à sauver, je me
retrouve nez à nez avec un dogue, monstrueux, parfaitement immobile, qui me
regarde fixement avec des arrière-pensées manifestement gastronomiques. Il se
met à gronder, tout en salivant, la séquence suivante ne fait aucun doute. J’ai
la trouille de ma vie. Ce serait quand même bête, d’avoir réchappé d’un
cataclysme mondial, inexpliqué qui plus est, et de finir dans l’estomac d’un
chien à la race indéterminée. Je recule lentement vers la maison, je tâtonne
derrière moi à la recherche de l’ouverture de la porte-fenêtre, dans laquelle
je m’engouffre et que je reclaque sur le museau de la bête juste quand elle se
décide à attaquer. Je le vois farfouiller pour trouver une entrée, il a
visiblement du mal à renoncer à un repas aussi prometteur. Quand il finit par
renoncer, je reste à l’abri une heure ou deux. Je ne ressors qu’une fois
trouvée une grosse barre avec laquelle je puisse me défendre, si l’idée lui
venait de revenir, et je fonce jusqu'à mon refuge, la peur au ventre, persuadé
d’entendre derrière moi des bruits de galopade. Le jour suivant, je fais une
incursion au centre-ville : je déniche une armurerie, dans laquelle je
m’équipe de quoi augmenter mes chances de survie. Un grand couteau de
chasse ; un pistolet pour lequel je parviens à trouver des boîtes de
munitions ; un très beau sabre japonais, pas sûr d’en avoir l’usage, mais ça
me rassure. Et, pour faire bonne mesure, une sorte de gros épieu de style
médiéval, manche en bois sculpté, épais, la pointe en fer effilée. Peut-être
une arme de collection. Avec ça, je me sens plus de taille à affronter la faune,
qui risque de s’enhardir, de déclarer ouverte la chasse à l’humain. J’ai vu se
former de plus en plus de bandes de chiens errants, en quête de proies … Je
renonce à emporter aussi un fusil de chasse, trop lourd et encombrant. Je suis
prêt pour la guerre : contre la Nature, tentée de reprendre ses droits. On
apprend tous les jours.
Je m’ennuie un
peu, bien sûr, parfois. Les conversations malgré tout me manquent, un peu de
présence humaine, que je finis par idéaliser : quand les autres étaient là
(il y a quelques jours ! Ça me paraît remonter à des années …), leurs
paroles creuses et vides, machinales, complaisantes, cette façon de ne parler
de rien (rien qui compte !) et de se mettre tout le temps en avant, de
répéter en boucle des certitudes ineptes pour mieux s’en convaincre, tout ce
bavardage m’insupportait, me donnait envie de hurler : de leur hurler,
en pleine gueule : « Bande de cons ! Vous ne voyez pas ?
Que c’est vous, le problème, que vos simulacres, vos bons sentiments à deux
balles, vos analyses prétentieuses ne servent qu’à perpétuer des dominations
qui vous arrangent, et qu’on en crève ? »
En général, je
fermais ma gueule : j’avais compris que rien de ce que je dirais ne
pourrait rien changer, et que si j’insistais, ils allaient se retourner contre
Cassandre. D’une certaine façon, instinctive, ils savaient, ils avaient
compris, au fond d’eux : que c’était foutu, dès le départ, avant même de
commencer, alors autant faire la fête, en attendant. Autant s’étourdir
d’ivresses imbéciles.
C’était moi le
moins pessimiste, finalement, dans l’affaire. Eux, se résignaient, à ce que
rien ne change : ne souhaitaient rien changer, qui pût leur enlever un
petit peu de ce dont ils jouissaient. Moi, il me semblait que, si les chances
étaient minces, vu le CV de l’humanité, il y aurait eu malgré tout deux ou
trois petites choses à faire. On ne me demandait pas mon avis. Il y avait déjà
assez d’illuminés persuadés de détenir La Solution.
Pour l’instant,
je ne manque de rien. Je me sers dans toutes les habitations de la ville, et
mes réserves ne risquent pas de s’épuiser. J’ai tous les magasins à ma disposition.
Tant que ça ne requiert pas d’électricité. Si, les fruits frais, les légumes,
et même la viande fraîche commencent à me faire défaut, les derniers que j’ai
trouvés sont avariés depuis longtemps, faute de conditions de conservation
adéquates. Il faut que j’explore les alentours de la ville : je trouverai
bien quelques jardins. Mais je serais bien incapable de tordre le cou à une
poule, si j’en rencontrais une. Je n’ai pas les qualifications requises pour la
vie de Robinson. En fait, je ne sais rien faire. Je ne sais pas comment
fonctionnent les innombrables appareils stockés dans les magasins, ni leur en
substituer de ma fabrication : je suis un utilisateur. S’il n’y avait eu
que des gens comme moi sur Terre, on n’aurait jamais construit les Pyramides,
ni inventé la roue. Pas sûr que ça aurait été moins bien.
Et les
femmes ? Est-ce que je reverrai un jour une femme ? La question se
pose. Même si, jusqu’ici, mes quelques expériences n’ont pas été très
concluantes, ni très durables. Mais quand même ! Être privé à jamais des
voluptés suprêmes ? Des heureux réconforts d’une douce tendresse ?
C’était, après tout, le sort de la plupart des gens, quand il y en avait. Pas
sûr que ma situation soit beaucoup plus désespérée. Il n’est pas si aisé de se
plaire. De se trouver. Chez Robert Sheckley, même les deux derniers humains,
Adam et Eve de la Fin des Temps, n’y arrivent pas : seuls survivants, d’abord
longtemps séparés aux deux extrémités des Etats-Unis, ils finissent par se
rejoindre (ils ont l’électricité, eux), le cœur battant d’espoir … Quand ils se
rencontrent, ils ne se plaisent pas. Ultime ironie, le dernier homme, la
dernière femme.
Je me suis
trouvé un vélo. Je n’ai jamais aimé en faire. On est mal assis, l’entre-jambes
moulu, et la moindre côte donne envie de rentrer se coucher. Mais je peux au
moins me déplacer plus vite, explorer plus de territoire. Je ne vais pas
éternellement rester à Pau. Voilà encore une question qui se posait moins,
quand le monde était plein de gens (encore que je me la posais souvent) : Que
faire ? Pourquoi ceci, plutôt que cela ? Notre emploi du temps
était tout tracé, dicté, pour l’essentiel, par les horaires de boulot, qui
occupaient la majeure partie de la semaine, et tout ce qui en découlait.
L’heure de prendre les transports, celle de se lever, l’heure des courses,
l’heure des repas : il restait quoi ? Quelques moments de loisirs, à
décider ? Il y avait les amis, la famille, les prescriptions des médias,
pour nous guider vers tel cinéma, concert, restaurant … Nous n’avions qu’à
choisir sur une carte aux choix encore restreints par nos goûts et nos moyens.
Mus, pour la plupart, par nos évidences : le sportif vers le sport pour
entretenir sa santé, l’intellectuel vers l’activité culturelle censée nourrir
son esprit et faire progresser le monde, le jardinier vers ses tomates et le
bricoleur vers ses clous. A quelques exceptions près, la vie était simple.
Mon temps à moi
est désormais sans limite. Ouvert, à l’infini, comme une autoroute conduisant
nulle part. Il m’en faut peu pour collecter les quelques boîtes de conserves
nécessaires à ma subsistance. Me cultiver ? Pour quoi faire ? Tous les
livres que je trouve me tombent des mains. Ils ne me concernent pas. Parlent
d’un monde qui n’existe plus. N’a jamais existé. Je connais le fin mot de
l’histoire, le dénouement : j’y suis. D’ici quelques dizaines d’années,
tout au plus, moins, sans doute, si le dogue affamé retrouve ma trace, je
cesserai moi aussi de vivre : il n’y aura pas un monde fou à mon
enterrement. Tant mieux, je n’aime pas les cérémonies. Pourtant, l’occasion
n’aurait pas manqué de panache : les obsèques du Dernier Humain ! On
imagine les gros titres dans la presse le lendemain …
A moins que je
ne me trompe. J’ai peut-être commis une erreur de raisonnement. Certes, Pau et
toute sa région sont vidées de toute vie humaine. Et le dysfonctionnement
électrique rend pour l’instant impossible toute communication avec des endroits
plus lointains. Mais j’ai conclu un peu trop vite qu’il n’y avait plus
d’humains nulle part sur la
planète ! Le phénomène peut avoir été circonscrit, à un pays, ou un
continent ? Et, ailleurs, la vie normale continue, pour le meilleur et
pour le pire. D’autres individus isolés ont pu, comme moi, échapper au phénomène. Ou les autorités organiser la
mise à l’abri de quelques privilégiés. Je ne suis pas sûr d’avoir très envie
d’entrer en contact avec eux.
Au détour d’une
route, sur mon vélo, je tombe sur eux. Un soldat m’aperçoit en même temps que
je les découvre, il me fait signe d’approcher du convoi de blindés. La
mitraillette entre ses mains m’ôte toute envie de discuter. Ils me fouillent,
je dois décliner mon identité, non, je n’ai pas gardé mes papiers avec moi,
dire d’où je viens, me foutre à poil, on me dirige vers des baraquements,
douche obligatoire, on me remet une pile de vêtements militaires à revêtir
ensuite à la place des miens, mes demandes d’explications, « Qu’est-ce qui
s’est passé ? On est nombreux à avoir survécu ? Comment faites-vous,
pour l’électricité ?... » reçoivent toutes la même réponse
obstinée : « Vous verrez ça après avec l’officier. » Je retrouve
un monde organisé, efficace, contraint, borné.
Je ne sais pas
si ça vaut le coup de partir d’ici, de faire toute cette route (sur la selle
inconfortable du vélo !), pour retrouver ça … Ici, je ne suis pas
si mal, après tout. Je crois pourtant que la curiosité va être la plus forte.
Que je vais bientôt aller explorer des endroits plus lointains, mesurer
l’étendue des dégâts. Sans savoir sur quoi je vais tomber. Les aléas d’un
voyage dans l’inconnu ... Je verrai.
4
Si au moins
j’avais su atteler une carriole ! Ou monter à cheval ! Ou me bricoler
je ne sais quel engin astucieux, propulsé à vitesse satisfaisante par je ne
sais quelle énergie spontanée ! La route n’en finit pas de monter, de
redescendre, de remonter, j’ai les jambes en compote, le dos rompu, les épaules
convulsées, je suis en nage, je crève de soif, et surtout, je m’emmerde !
Qu’est-ce qui m’a pris de quitter l’ennui reposant de mes villas
paloises ? Cette route, je la connais par cœur, du moins, je le croyais.
Je l’ai faite tant de fois en voiture, la Nationale vers Bordeaux, avant qu’il
y ait l’autoroute. Mais à vélo, j’ai le temps de savourer chaque talus, chaque
virage, chaque bosse, et ça n’avance pas, des prés et des arbres, quelques
villages clairsemés, où je m’arrête, pour boire, me nourrir, faire un somme. Je
m’arrête une heure, un jour, deux, le temps de me débarrasser de ma fatigue. Je
suis tenté de rester là, d’abandonner ce voyage idiot et inutile, mais je finis
par repartir : les coins où je m’arrête sont encore plus paumés que là
d’où je viens, il y aurait encore moins de choses à faire, ici, je suis piégé,
il faut continuer ou revenir en arrière. Je n’ai presque plus de curiosité, maintenant,
quand j’entre dans les maisons : ce sont partout les mêmes traces d’une
vie disparue, les mêmes indices intimes de gens qui ont aimé, espéré, essayé de
se faire un lieu de vie confortable, chacun à son niveau, selon ses moyens. Ils
me paraissent tous différents et semblables, ce sont les mêmes histoires que je
devine, avec leurs développements multiples, dans les cadres des galeries de
têtes incrédules, de trognes butées et touchantes, qui se demandent pourquoi
leurs modèles les ont abandonnées.
Je prends ce
qu’il me faut, je m’installe comme chez des amis obligeants, puis je referme
tout bien soigneusement, je refais le lit, comme si je comptais revenir
bientôt. Les ronces commencent à envahir les jardins, l’herbe pousse entre les
pavés des cours. Il y a tout un tas de bestioles qui rôdent, aux intentions qui
ne me disent rien qui vaille. Je suis content d’avoir emporté le pistolet, le
sabre et l’épieu, même si ça pèse.
J’avance,
j’avale de la route, je pédale sans y penser, processus mécanique d’effacement
de l’espace. Garlin, Aire sur Adour, Roquefort, Captieux, Bazas … Bordeaux
approche, je ne sais pas ce que je compte y trouver, pourquoi je me dirige vers
le nord : simple réflexe d’Aquitain ? Bordeaux, la capitale
régionale, c’est forcément là que ça se passe ? J’aurais aussi bien pu
partir vers le sud, franchir les cols pyrénéens (épreuve dissuasive), gagner
l’Espagne : la barrière de la langue ne constitue plus un obstacle. Ça n’a
même pas été une option. Nach Paris ! L’habitude que tout se décide à la
Capitale, c’est là qu’est le Pouvoir, si quelqu'un doit savoir, c’est forcément
là.
J’atteins les
faubourgs de Bordeaux. A La Brède, je me suis payé le détour par le château de
Montesquieu : toujours autant de gueule, indifférent depuis des siècles
aux péripéties de l’espèce. La vue sur le parc depuis la chambre, le bureau
devant la fenêtre sur lequel il écrivait … Je me suis offert une nuit
dans son lit, je ne pense pas qu’il m’en tiendra rigueur.
La traversée de
Villenave d’Ornon n’en finit plus. Champion par forfait d’un Tour de France en
solitaire, je pédale au milieu des acclamations d’une foule absente, les
encouragements fusent au passage, « Vas-y, mon p’tit gars ! tu vas y
arriver ! », peut-être mêlés de sarcasmes … Je vire en tête à la
Barrière d’Ornon, je dévale les Boulevards, droit sur Gambetta, j’arrive à
Pey-Berland, je fais le tour de la cathédrale, pose pied à terre dans la cour
de l’Hôtel de Ville. Aucun comité d’accueil pour saluer ma performance,
recevoir mon ambassade des Terres Abandonnées. Bordeaux est déserte comme
toutes les villes que j’ai traversées jusqu’ici, encore plus déserte, même, les
larges avenues, les vastes places rendant encore plus vertigineuse leur
solitude. Le Palais des Rohan me toise avec un mépris narquois. J’en parcours
les escaliers de marbre, salons d’apparat, salle du Conseil, boiseries, lustres
de cristal, tout le luxe clinquant du Pouvoir depuis des siècles : vides.
Aucune trace, aucun message, aucun signe.
Quand je
redescends sur le Parvis, je trouve grande affluence des Bourgeois de Bordeaux et
de la populace, qui tous m’acclament. Solennellement, pur style Sean Connery,
je déclare : « Par cette oriflamme, je revendique la possession de ces
terres, in the Name of Her Majesty the Queen ! »
La foule
crie : « Hurrah ! Hurrah ! Hurrah ! »
Sorte de
persistance rétinienne. Ou écho de scènes du passé ? Mon cerveau comble le
vide par des souvenirs imaginaires.
Il faut que je
me trouve une turne. Je décide de m’offrir le Grand Hôtel, vue imprenable sur
les colonnes du Grand Théâtre. Marrant, cette inclination au luxe prétentieux,
maintenant que je peux aller où bon me chante. Consolation, peut-être, par
cette appropriation d’un Pouvoir jusqu’ici inaccessible, apanage arbitraire de
quelques Elus auto-proclamés, d’avoir perdu tout le reste.
Je choisis la
Suite Présidentielle, celle-là même où le bon roi Charles III, fraîchement
intronisé, est venu poser ses fesses. Un larbin me montre obséquieusement le
chemin, et me fait l’article tout en s’enquérant des bagages dont je semble
démuni. Il jette des coups d’œil affolés à l’attirail qui ne me quitte plus,
épieu, sabre et pistolet. Je le renvoie sans lui laisser de pourboire : il
ne faut pas encourager les bas instincts. C’est confortable, moche, surchargé,
et pour le prix, je n’ai même pas droit à une douche chaude !
Je suis vanné et
je m’endors tout habillé sur le lit immense et douillet. Quand je me réveille,
il fait nuit, on distingue à peine la masse obscure du Grand Théâtre, je suis
tenté de rester là, d’en rester là, de toute façon qu’est-ce qu’il y a à faire à
Bordeaux un vendredi soir, ou n’importe quel autre jour de la semaine ? Je
me suis souvent posé la question, quand j’y vivais, pour mes études. Je dis
vendredi au hasard, il y a belle lurette que j’ai perdu le compte des jours
(des mois !) : à quoi bon, perpétuer cette coutume imbécile, inutile
(je n’ai de rendez-vous à fixer à personne), de nommer les jours ?
Découpage péremptoire du temps, comme si toute une vie n’était que la
répétition ad nauseam des sept mêmes jours identiques, immuables, séquence figée !
Je baptise l’instant comme bon me semble, et, s’il me plaît, je ne le baptise
pas.
Mais là ?
Ressortir. Affronter l’obscurité, les rues noires, les bâtiments vides. Mon
interminable pédalage m’a épuisé, j’en ai ma claque de bouger.
J’ai faim. Je
doute que le service d’étage soit très disponible. Je vais bien trouver quelque
chose aux cuisines. Je me ceins de toute ma panoplie guerrière, je sais que
c’est ridicule, mais ça me rassure, surtout au milieu des ombres projetées par
le chandelier sur lequel j’ai mis la main.
Quand j’arrive à
la salle de restauration, je la vois : elle est assise au bar, de dos,
robe noire échancrée, chic. Je note à la fois sa robe noire très élégante et
les lumières tamisées de la pièce. J’enregistre en même temps ces deux miracles :
il y a quelqu'un, et de l’électricité !
Surprise ravie,
émerveillement, espoir : je ne suis plus seul, finalement. Il y a des
survivants, elle, et d’autres, probablement. Je me rends compte qu’ils me
manquaient, malgré tout. Que je n’avais pas tant que ça envie de passer les
prochaines décennies seul. Fin de l’alerte, « Ceci n’était qu’un
exercice », ils étaient juste partis se cacher, pour me faire une farce,
ils sont revenus. J’ai envie de partager avec elle mon soulagement, lui
demander des nouvelles : comment ça s’est passé pour elle, pour eux ?
Pour ne pas la
faire sursauter, je me râcle la gorge en arrivant à sa hauteur, lui offre mon
plus radieux sourire, la salue joyeusement :
« Bonjour !
C’est incroyable ! Vous vous en êtes sortie, vous aussi ? Je
m’appelle Stéphane ! J’arrive de Pau ! »
Ces nouvelles
n’ont pas l’air de la passionner. Elle tourne à peine vers moi son visage, me
gratifie d’un regard distrait. Elle est très belle. Beaucoup de classe. Le
genre de femmes qui m’impressionne, m’intimide. Je ne sais pas exactement
pourquoi. L’impression de ne pas être « à la hauteur ». A la hauteur
de quoi ? Mélange probablement d’un désir trouble et de la certitude de ne
pas l’intéresser : et c’est le cas, malgré les circonstances. Merde, un
autre survivant, dans cette ville déserte, ce n’est pas rien, quand même !
Elle pourrait se réjouir, s’étonner, au moins ! « Ah ! Vous
aussi ! Tant mieux, c’est bien, nous nous en sortirons mieux si nous
sommes un peu plus nombreux. »
Mais non, elle
concède un « Bonjour » indifférent, comme si elle s’adressait à un
gêneur, à un dragueur importun. Elle ajoute : « J’attends
quelqu’un. » Je ne lui en veux pas : elle doit être traumatisée par
cette situation invraisemblable, c’est sa façon de surmonter le choc, une sorte
de déni. Peut-être même n’y a-t-il personne d’autre, elle s’invente ce
rendez-vous pour se rassurer, recréer une forme de normalité. Ne pas la
brusquer. Ne pas la submerger de questions. Attendre que ça vienne d’elle,
apaiser ses craintes.
« Je vous offre un verre ?
-
J’attendais que le serveur arrive …
-
Ça risque d’être long ! Je m’en occupe.
Qu’est-ce que vous prenez ? »
Et je passe
derrière le comptoir. Commence à inventorier les bouteilles.
« Il risque
de ne pas apprécier de vous trouver là. »
Sans
blague ? Je la regarde pour voir si elle est sérieuse. Elle l’est. C’est
bien ce que je craignais : elle n’a aucune conscience de ce qui s’est
passé. Peut-être vient-elle là tous les soirs, comme elle en avait
l’habitude ?
Encore une
catégorie qui va nous manquer : les barmans. J’aurais eu envie d’un petit cocktail, type Blue Lagoon, ça doit pas
être bien sorcier, n’empêche, je ne vois pas par quoi commencer. Même chose
pour le Spritz qu’elle me demande. Je nous rabats sur deux Martinis.
Je lui propose de nous installer
à une table, dans un recoin tranquille (même si ce n’est pas le vacarme de la
salle qui va nous déranger), elle m’y rejoint, démarche fluide, elle est
vraiment très belle. Et très indifférente. A moi, à la situation, à notre sort.
Je tente une ouverture :
« Vous êtes de la
région ? »
Pas terrible, pas très original,
mais c’est moi qui me tape tout le boulot, et ce n’est vraiment pas mon truc.
Quand le monde existait, je détestais déjà ces situations artificielles, ces
bavardages faussement mondains où chacun s’évertue à parler sans rien
« révéler » de lui (comme si notre intimité recélait des secrets
terribles !). Où l’enjeu est de « séduire » : quel vilain
mot. Quelle vilaine idée. Si on n’a pas d’intérêt pour l’autre, on se casse.
Sauf que là, c’est ça ou rien. Il s’agit pas d’un speed dating pour savoir
si on va passer le week-end ensemble : nous sommes probablement les deux seuls humains sur la planète !
Alors, on se force un peu, on y met du sien, mais merde ! On fait
relation ! Je demande pas qu’elle se jette à mon cou (encore que. Ça me
ferait du bien, un peu de chaleur de peau. Ça nous ferait du bien !), mais elle a tout autant intérêt que
moi à ce que nous essayions de nous entraider. C’est ce que la plupart ne
percevaient pas non plus : la société, ça se fait, ça ne sort pas tout seul de nulle part. Ou alors, on peut
continuer à faire se côtoyer nos égoïsmes, chacun pour ses intérêts … On a vu
où ça menait.
« Vous avez une vision
plutôt noire des choses, non ? Des gens, de la vie … »
Elle est gonflée ! Je
m’escrime à lui résumer comment ça s’est passé pour moi, j’essaie de l’amuser
avec quelques péripéties où je frise le ridicule : pour lui faire oublier
l’horreur de la situation, j’atténue ; je suggère que, par certains
aspects, ce n’est pas une grosse perte … et c’est tout ce qu’elle trouve à
dire. C’est ma vision qui est noire ! Il me semble que les gens, leurs
calculs sordides, leurs stratégies à courte vue n’avaient pas besoin de mon
jugement pour sortir minables de l’examen … Je ne me sors pas du lot. Ne
prétends à aucune pureté angélique.
Pas un mot sur elle-même. A mes
questions, elle répond par des généralités. C’est peut-être un effet secondaire
de la beauté. Comme de la richesse, de tous ces atouts qui mettent certains en
position de force : une tendance à regarder tout le monde de haut.
J’essaie de ne pas trop me crisper, mais je suis bien tenté de la planter là,
et de la laisser arpenter seule notre planète déserte. Et bonne chance !
« Non, « noire »,
vous voulez dire « négative » ? « Injustement
critique » ? Il me semble que l’ensemble des faits va plutôt dans ce
sens-là, non ? Mais ce n’est pas mon propos : ce que je crois, c’est
qu’il faut lucidement analyser les problèmes, si on veut avoir une chance de
leur trouver des solutions, vous ne croyez pas ? Pas pour se complaire
dans la morosité, pour gémir sur notre sort. Pour agir. Essayer. »
Le silence s’installe. Elle
n’essaie pas de relancer la conversation. Moi non plus. Nous n’avons vraiment
rien à faire ensemble. Et elle m’agace. J’essaie de lui trouver des
circonstances atténuantes : j’ignore ce qui lui est arrivé, quels êtres
chers elle a perdus … Mais je lui en veux, de gâcher notre chance : celle
de faire équipe, de mettre de côté nos différences, pour nous soutenir. Ce
n’est pas si grave. C’est un premier contact. Il faut lui laisser du temps.
Quand, au bout d’un long moment inconfortable, elle finit par prendre congé, je
me contente d’un « à bientôt ! » peu convaincu. Elle s’éloigne
en direction du bar. Je réalise que je n’ai aucune idée d’où ni comment la
retrouver ! C’est absurde ! L’enjeu est trop grave pour que je laisse
ma susceptibilité nous faire courir le risque de ne pas nous revoir ! Je
cours derrière elle. Elle n’est déjà plus dans le bar. Je sors de l’hôtel. En
face de moi, les piliers ténébreux du Grand Théâtre, et leur bouche d’ombre.
Entre eux et moi, le squelette pesant d’un dinosaure. C’est une rame du tramway,
restée immobilisée sur ses rails, je l’ai vue en arrivant. Vestige sarcastique
de la vie d’avant. De l’omniprésence des foules. J’essaie d’apercevoir la
silhouette de ma rencontre fuyant sur les trottoirs rongés de nuit. Elle n’est
nulle part.