Et
soudain.
C’est
censé commencer comme ça.
Vous
y croyez, vous ?
C’est
quoi qui sort de la brume ? Et soudain ?
Un
gorille ?
Et
soudain.
Ma
vie elle est pas très « et soudain ». J’aimerais.
Vous
traversez la rue (ou la vie). Et soudain un tram surgit que vous n’aviez pas vu
et qui vous percute. Fin, cut, générique. A la limite : et soudain, il se
réveille à l’hôpital. Paraplégique. Amputé du bras droit. Et trépané. L’aurait
mieux fait de rester à la maison ce jour-là.
Variante :
Il l’aperçut, elle était nue, elle lui dit : « Viens ! ».
Et soudain il se retrouva père de trois enfants en train de pédaler partout
dans l’appartement trop petit au loyer hors de prix. Ça rit, ça pleure, ça
hurle : « Oh ! Les enfants ! Moins de bruit, merde, votre
père essaie de devenir écrivain ! »
C’est
sans effet. Votre déesse d’une nuit vous a dit : « Moi, j’y arrive
plus. Occupe-t'en. » Et elle sort avec ses deux copines. Plus qu’à vous
démerder : même pas possible de lire. Vous les plantez devant la télé,
vous fermez la porte, vous alliez vous mettre à écrire. Et ça sonne à la porte.
Vous allez ouvrir, vous ouvrez la porte, c’est la troisième copine, toute
essoufflée. « Ah, salut. Excuse-moi, je suis à la bourre, Mireille est
là ? »
« Ben
non, elles sont parties il y a un quart d’heure. » Et soudain.
Tu
te rends compte que c’est elle que tu aimes, elle aussi mais depuis toutes ces
années elle n’osait pas te l’avouer par loyauté envers sa copine, tu attrapes
un vêtement chaud et les clefs de la voiture et vous dévalez l’escalier, tu te
ravises et tu remontes en vitesse, tu entrouvres la porte du salon et tu cries,
pour couvrir le bruit du dessin animé : « les enfants ! Vous
avez des pizzas dans le congélo ! Ne vous couchez pas trop tard. » et
tu redescends quatre à quatre, vous échangez un baiser passionné et vous foncez
chopper un avion pour Caracas, c’est tout ce qui reste en dernière minute.
Enfin libre ! Pendant tout le vol vous n’arrêtez pas de vous raconter votre
enfance, vos rêves, vos peurs, ça passe vite, vous vous faites amener dans un
hôtel luxueux avec vue sur la mer, vous ne sortez pas de la chambre pendant une
semaine tellement vous avez envie de baiser, vous décidez de changer d’endroit
pour voir un peu le pays, vous lui dites d’attendre pendant que vous allez
payer, Et soudain.
L’employé
vous rend votre carte Visa « Désolé, señor, la carte elle fonctionne pas,
vous en auriez une autre ? », vous consultez votre smartphone, il y a
quinze sms en attente, dont treize de Mireille « Salaud, c’est
moche », « T’es qu’un pourri », « Reviens, je comprends ton
faux-pas, tout est pardonné », « Tu verras, Virginie, c’est une
salope », « Ne m’appelle plus, c’est pas la peine », « J’ai
consulté un avocat » et « J’ai fait bloquer le compte », les
deux derniers sont de votre banque « Merci de nous contacter au plus
vite » et « Désolés, nous sommes obligés de bloquer votre carte.
Cordialement ». Vous dites à l’employé « Deux secondes, je reviens »
et vous allez demander à Virginie, qui vous attend devant l’hôtel, de vous
dépanner, Et soudain
Il
n’y a personne devant l’hôtel, que le chasseur qui vous fait un sourire, vous
lui demandez s’il n’a pas vu la dame qui, il répond sans cesser de sourire
« Si señor, la dame elle est partie dans la voiture », « Quelle
voiture ? », « La voiture du monsieur qui s’est arrêté ».
Vous lui dites « Gracias », il répond « De nada » et c’est
énervant son sourire, vous vous éloignez nonchalamment et puis vous vous mettez
à courir quand vous entendez les cris derrière « Señor ! Eh !
Señor ! Hijo de puta ! »
Vous
vous perdez dans la ville, vous croisez des femmes sublimes qui vous toisent
avec mépris, vous êtes en short et hirsute, et des policiers qui vous scrutent
avec suspicion et commencent à venir vers vous Et soudain
Un
taxi s’arrête et vous demande : « Taxi, señor ? », vous
dites « Si » et vous vous engouffrez dedans bien que vous n’ayez rien
pour payer la course, le chauffeur se retourne et vous demande « Quelle
direccion ? », vous dites « Adelante !
Adelante ! », il vous semble que les policiers s’époumonent dans
leurs sifflets.
Vous
vous perdez dans la circulation. De temps en temps, le chauffeur tourne la tête
et vous lui dites seulement « Adelante », on verra bien.
Vous
sortez de la ville. Les dernières maisons ont disparu. Vous êtes sur une route
poussiéreuse qui s’enfonce vers nulle part. Au bout d’un moment, le chauffeur
s’arrête, « Désolé, señor. Je ne vais pas plus loin. », vous faites
semblant d’attraper votre porte-feuille et vous vous éjectez du taxi, vous
courez, vous courez à toutes jambes, comme un dératé, sur l’étendue plate et
sablonneuse, vous vous faufilez entre les cactus, ça s’étend comme ça jusqu'à
l’infini et vous commencez à crever de faim et de soif, vous vous demandez comment
vous allez vous en tirer, cette fois-ci, vous êtes paumé tout seul en plein
désert, il y a les cris des coyotes, le soir descend et vous vous sentez
frigorifié, vous vous forcez à marcher jusqu'à la colline suivante, vous sentez
que vous allez vous écrouler, là, terminus, terminado, fin de partie, cette
fois c’est la bonne. Et soudain
De
l’autre côté de la colline. En contrebas. Vous les voyez. C’est rond et il y a
plein de lumières. Ils sont une dizaine, l’air pas vraiment humains. Ils lèvent
la tête vers vous.