Tout est lié : le rapport au
temps. Le rapport au désir. Le rapport à la mort. Le rapport à l’autre. Le
rapport au corps. Chaque prison en suscite une autre. Chaque enfermement
nécessite un autre enfermement, chaque peur un interdit, chaque culpabilité une
loi. Un contrôle, une répression, un lieu de closure pour la sanction, des
stratégies de mensonge pour tromper la loi. Une surveillance universelle, où la
grammaire est la police de la langue. Il faut/Il ne faut pas. Le licite et
l’illicite. La tentation et la soumission, comme un cercle de honte. L’Enfer
est lieu absolu, idéal, le paroxysme de la Loi : on y punit, on y expie,
on y arrache l’humaine condition comme une essence haïe, par la torture des
chairs, plus et mieux qu’en aucun lieu du monde. L’Enfer est le Paradis des Prophètes,
des Prédicateurs, des Guides de la Vertu, des Gardiens du Temple, des
Défenseurs de la Foi, des Commissaires du Peuple. Là, l’humanité toute entière
vouée à l’inventivité de leur haine de ce qui vit, bouge, germine, sourd,
affleure, s’érige. Extirper le désir. Il faut enfermer le plaisir. Etouffer le
rêve. C’est le triomphe de la rectitude, la négation parfaite de ce qui erre,
de ce qui aspire. Là, toute volonté enfin est abolie. La fin de l’être. Il n’y
a plus que des files infinies de prisonniers, dans l’attente hébétée de leur
punition, dans l’écrasement de leur révolte. Il n’y a plus de « Je »,
qu’une entière et absolue impersonnalité. L’éternité vouée à l’expiation.
Le monde des encore en vie est
rempli de petits Enfers juxtaposés. Assignation à de minuscules parcelles de
vie qui tentent d’en éradiquer déjà le souffle. Alignement des bureaux qui
enferment les gestes. Enveloppement des corps dans l’étoffe opaque des
vêtements. Encadrement des relations soumises aux convenances. Découpage rigide
du temps en segments identiques et répétés. Plus « une vie »,
déployée dans l’erratique des possibles, mais chaque heure, chaque jour,
semaine, mois, saison, année, dûment estampillés, numérotés, ordonnancés, dans
un décompte macabre. Emboîtements de l’espace en villes, quadrillées de rues,
divisées en logements, constitués de pièces. Autant de cases à franchir à qui
voudrait atteindre l’autre, labyrinthique Jeu de Loi. A chaque cellule, son
préposé au contrôle de l’ordre. Autant de vigiles des franchissements de la
ligne interdite. Chaque violation, chaque manquement est l’objet d’un rappel à
l’ordre, d’une menace de châtiment : la montre veille sur les retards, les
règles sur l’expression, les convenances sur les écarts de conduite. Tout
enréglementé et gare à qui transgresse. Il se trouvera toujours un contrôleur
pour s’assurer que le voyageur est en
règle : il s’agit tôt ou tard de montrer ses papiers, l’identité est
affaire de carte, les connaissances acquises de diplômes, le tourisme de
réservation, le jeu a ses règles, le sport ou la baignade ses règlements, tout
comme la bonne tenue de son compte bancaire ou de ses démarches
administratives. La communauté se rassemble sous le drapeau. Elle se désigne par
un nom, exclusif, comminatoire. Il
est peu d’actes qui ne doivent s’accomplir dans les formes, qui ne requièrent
au préalable de multiples enregistrements et autorisations, qu’il s’agisse de
naître ou de mourir, de se mettre en couple ou de passer une frontière, de
prendre ou de quitter un logement. Il faut un ticket pour entrer dans une salle
de spectacle, tenu de rejoindre sa place, comme les parkings ou les cimetières
ont les leurs, chèrement acquises, âprement défendues. Il y a des habits pour
le travail, et d’autres pour la plage, d’autres encore pour les cérémonies. On
peut être nu sous sa douche, en pyjama dans son lit, en robe de chambre pour
accueillir le facteur, mais en tenue de détente pour ses amis, moins relâchée
pour recevoir ses beaux-parents, en costume au bureau et sur son trente et un
pour les Grandes Occasions.
On taille les haies, comme les
cheveux, on tire les jardins au cordeau, on range sa chambre et on met de
l’ordre dans ses papiers : tout ce qui dépasse attire l’attention, nourrit
un soupçon d’existence, d’indiscipline, d’hérésie. Pas une parole plus haute
que l’autre. Point de salut hors de la mode, comme de l’Eglise. Il y a des pensées convenables, reconnaissables à ce
qu’elles ne font pas de vagues lorsqu’elles sont énoncées.
Malheur à qui s’y trompe, il se
signalera à l’assemblée vigilante de ses voisins comme un original, un
dissident, un réfractaire, un opposant : celui qui n’a pas le code est
étranger. S’il sort du rang, il dérange, il inquiète : il devient suspect.
Il y a des heures pour rendre
visite. Le jour pour se promener, la nuit pour dormir. Un temps pour
tout : l’heure de manger, l’heure de partir au travail, l’heure du film à
la télé. Elles ne sauraient être interchangées, celui qui déroge s’offre à la
vindicte. Il n’est pas comme tout le monde. Il ne fait pas comme les autres.
Peut-être ne se soucie-t-il pas du bien commun. Il fait désordre.
Même le désordre a sa mesure. Un
peu de désordre divertit. A condition qu’il soit léger et éphémère. On tolère
les insolences du bouffon. Les audaces du génie. Les excentricités de
l’artiste. Les étourderies du distrait. A chaque petit désordre sa case, sa
cause, le désordre se doit d’être ordonné, motivé, justifié, répertorié, à
condition qu’à la fin tout redevienne comme avant. L’écart du fou, plus
inquiétant, plus irrémédiable, requiert une case plus définitive, un
encasernement de protection. Faute de pouvoir le ramener à la raison, on le
contraint au moins à la camisole, puisqu’il ne saurait se contraindre lui-même.
Il est toléré de petits espaces de liberté, pourvu qu’ils soient indolores et
nettement délimités. Des salles pour les fêtes, et des jours dédiés, des musées
pour les arts, ou des livres, rien qui ne se soumette en fin de conte aux lois
du marché et à l’édification des consciences. Ce sont petites révoltes pour
rire, bénignes explosions d’une rage
toute artistique : la hargne du rappeur ou le riff du rocker se confinent
à la scène ou à la plage du disque, comme le spleen du poète au recueil ou la
pensée révolutionnaire à l’essai. Ce sont coups de frayeur pour rassurer,
simulacres de chaos pour éprouver, par contraste, la permanence quiète de
l’ordre.