Partie.
Elle est partie. Ce sont trois mots
simples, faciles à penser, à dire, demain si je croise Mathurin devant Chez
Félicie j’aurai à lui dire, il n’y a que ça que j’aurai à lui dire, mais je ne
pourrai pas, je ne le lui dirai sûrement pas, c’est étrange comme on s’évertue
à ne pas dire ce qui brûle les lèvres, entaille le gosier, emplit la boucle
comme une houle amère.
Pas plus qu’à
Mme Legorce en prenant mon pain
« Comment
ça va, ce matin, Monsieur Sorel ? » me demandera-t-elle comme à
chaque fois, d’un ton guilleret et engageant et derrière le client suivant et
autour la foule qui attend aussi tout ce silence continu des mots attendus qui
se referme derrière soi quand on sort de la boutique c’est impossible à rompre
Si à la question
de Mme Legorce je réponds cette seule urgence : « elle est
partie », ce serait comme un trou dans le voile uniforme de la paix
collective, où il ne se passe rien, ou alors c’est le fracas d’un nouvelle
« Vous avez
su ? Pour le fils de Mme Pigères. La pauvre. C’est malheureux quand même.
Ça vous arrive sans qu’on s’y attende. »
Ou la
commisération soudaine, ce basculement du regard désormais quand on vous voit,
les chuchotements la compassion « Oh oui, c’est triste ce qui lui est
arrivé, ah bon ? Vous ne saviez pas ? Sa femme l’a quitté. » et
il y a une trace goguenarde dans la voix, on est content malgré soi que le
malheur soit tombé sur quelqu’un d’autre, et quand c’est conjugal, il y a
toujours un peu de ridicule, de vaudeville, l’homme quitté doit un peu y être
pour quelque chose
Mais ce n’est
pas ça !
C’est la table
de la cuisine, le grand plateau de bois marron qui fait tout d’un coup une
grande place inutile
derrière il y a
la lumière de la porte ouverte sur dehors
et tout ça n’a
plus d’intérêt, ne sert plus à rien
la maison autour
est silencieuse de la présence disparue
c’est définitif
et incompréhensible comme une mort
on ne comprend
pas à quoi sert l’escalier, pourquoi les pièces en haut,
Il se dit qu’il
ne saura pas le vivre
et pourtant peu
de choses ont changé
Le ciel est
toujours le ciel le village en bas la voiture pour y aller et Mathurin qui
sortira de son café qui s’il savait tendrait une main consolatrice une brève
étreinte sur l’épaule « Mon pauvre vieux. Ça va aller, tu vas voir »
mais jamais il ne pourrait le leur dire à aucun
parce que les
mots ne disent pas, ça ne dit rien : « elle est partie ».
Il retrouve un peu sa respiration.
Il y a un mot sur la table.
« Je pars ». Comme quand elle allait faire une course, ou une balade,
ou voir une copine. « Je vais voir Sophie. Ne m’attends pas pour
manger. » Et il aimait l’imaginer avec son amie, toutes les deux à
bavarder, et se faire sa soirée à lui, et puis elle revenait, et la vie
continuait.
C’est ça qu’il
doit se dire, ça qu’il faut comprendre, qu’il se répète pour voir si ça
s’incarne, dans la lumière, dans sa chair, si les meubles le buffet les plaques
de cuisson la hotte le comprennent, ou si les mots rebondissent, incompatibles,
privés de substance
Qu’est-ce que ça
peut vouloir dire : « elle est partie » ?
C’est comme
après un accident, quand on ressort hébété de la carcasse broyée, et qu’on
essaie de se répéter, sans y croire, « je suis vivant… », et on ne
comprend plus ce que ça veut dire, on ne fait plus la différence la vie la mort
c’est surtout une question de mots