Ils
n’ont plus rien à écrire. Et pourtant, il faut bien. Ils ne savent pas se
taire, non plus.
Ils savent que tout a été déjà dit. Depuis longtemps. Ce n’est
pas nouveau. Mais eux ont la mémoire de tous les textes, scrupuleusement répertoriés, amassés en une masse qui pèse,
qui les écrase. Eux n’ont pas pu oublier ce qu’avant eux il s’était dit, croire
qu’ils étaient les premiers,, feindre qu’ils seraient novateurs.
Ils savent que la littérature ne change rien, qu’on ne se
bat pas avec des mots, seulement avec des pioches, des kalachnikovs et des bombes,
qu’il n’y a pas de lutte avec les mots, seulement des mises en scène et de la
déclamation, des simulacres de luttes, du spectacle pour oublier que rien ne va
changer. ; ils savent très bien qu’il est vain de dénoncer, de critiquer,
d’appeler à l’insurrection, contre les Puissants, les injustes, puisque les
Puissants, c’est eux, ils sont les obligés du Prince, ses amis, ses amuseurs,
le monde leur va, ou à peu près,
suffisamment pour qu’ils n’en désignent que des détails.
Alors, de quoi écrire ? Que faire de tous ces mots, de
tous ces savoirs, de toute cette habileté à écrire,, qui leur remonte, comme
une bile corrosive ?
Certains trouvent à s’employer. Il reste des masses, des
oisifs, des esthètes à distraire. Chacun selon son rang. On peut encore et
encore retourner et réassembler les vieilles histoires, les éternelles
intrigues, de cœur et de sang, d’argent et de sexe, tout le vieux théâtre du
désir et du pouvoir à dépoussiérer pour le remettre au goût du temps. Ça marche
encore. Les rotatives turbinent à gde vitesse. Et l’employé s’endort, oublieux
de sa misère, et l’instruit s’endort, consolé de son ennui, et l’érudit s’assoupit,
apaisé de sa vanité. On peut encore scruter les reins et les nombrils. Malaxer les
mots et les écrire à l’envers, à califourchon sur le rire et le dégoût. Découper,
coller, recombiner toutes les syllabes pour croire encore qu’il reste à écrire
un peu de l’histoire du monde.
Le poète ne dit plus les mots de la tribu, poète sans tribu,
tribu sans mots, sans rêves, sans devenir : piétinant en boucle devant les
bacs les linéaires où on lui déverse sa pitance mécanique. Comme il n’y a plus
de voyage, pour la tribu, plus d’espaces incertains à découvrir, seulement un
ici morne à conserver, les bardes n’ont plus de sagas à chanter. Juste une
parole vide, habile et circulaire.