« Et ta sœur ? » Elle m’interpelle rudement,
cavalière comme ses bottes.
Initialement, j’ai pas de sœur. On peut le déplorer. Il ne m’appartient
pas.
Sur
le bord du chemin, les herbes hautes humectent le bas de mon pantalon.
Au sommet, ils se font face. Rafales de vent tout autour d’eux.
Pas un mot. Leurs yeux se regardent. Que voient-ils ? Créature. On ne sait
rien de ce qui nous fait face. Muraille, mystère. Si on entre par les yeux :
peut-être on
suit un long conduit tortueux.
J’ai toujours imaginé qu’on débarque, ensuite, à l’orée d’un
univers. Là, paissent des songes. Des formes errent, flottantes. On ne
reconnaît rien. C’est l’autre.
Ça peut faire peur, peut-être. La tentation de rebrousser
chemin. Ne pas savoir. Continuer à ne rien savoir. Croire les autres mondes que
l’on croise semblables à soi. L’étrangeté innommable de l’Autre. Croire un
risque. Perdre pied. Perte des repères.
Ou
le contraire. Une bouffée de joie. L’excitation des espaces inconnus.
Mais comment est-ce possible ?
Incrédulité de celui qui cherche à reconnaître de soi en l’autre.
Ne pas chercher. Partir à l’aventure. Exploration.
Le contraire de la quête.
Notre histoire commença sans que nous nous en rendissions
compte. Par inadvertance.
L’autre peut-être est le recours, qui me sauve de moi. Ce qui
advient. Fécondation par l’inconnu, la croûte grisâtre de l’ennuyeuse
permanence se craquelle, la chair mise à vif, vulnérable.
Il n’y a
pas « d’échange ». L’idée d’échange est un leurre. Seul, l’abandon
réciproque à la traversée de l’autre.
Sur
le sommet, ils se font face, loin encore l’un de l’autre. Rafales de vent tout
autour d’eux.
Ils peuvent encore renoncer, repartir, redescendre chacun
sur son versant de la colline. Personne n’en saura rien. Eux, si.
Leurs yeux ne cillent pas, ne se voient pas. Entrer, par le
regard, au-delà de l’apparence.
Sur
la neige du silence
glisse
la
présence
Le regard est muet. Présentations.
J’ai
rencontré ma sœur par hasard pour la première fois dans un bar bruyant du XIVe.
Siècle ou arrondissement.
Nous n’avions pas prémédité, pour une fois.
Jusque-là, je n’avais pas de sœur, on m’avait dit : tu
n’as pas de sœur, je le croyais, mes parents ne m’avaient pas dit : tu as
une sœur. Je n’y pensais pas spécialement. On ne remarque pas forcément ce qu’on
n’a pas. Je connais des gens qui ont des sœurs, et même plusieurs. Pas de quoi
se vanter.
Il y avait une fille, aux cheveux longs et aux bottes
cavalières, qui me tournait le dos, absorbée dans une conversation animée, des
éclats de rire, avec des personnes que je ne voyais pas. Il faisait plutôt
sombre, dans ce bar, et les gens avaient tendance à hurler. C’est quand je suis
passé à sa hauteur. Il y avait tout un
tas de monde, et j’ai dû me serrer, pour me faufiler. Je n’étais pas très sûr d’avoir
envie d’aller dans ce bar, ni dans aucun autre d’ailleurs. Mais il était encore
plus difficile de sortir que de continuer.
Elle a fait un grand geste, avec le bras qui tenait le verre
de bière, son coude a heurté mon sternum, elle a tourné la tête, m’a dit :
« Pardon ». Son regard s’est arrêté un instant sur moi, peut-être cherchait-elle
si on se connaissait. Il y a eu une seconde d’éternité où nos regards sont
restés comme ça, fichés l’un dans l’autre, en suspens, comme si, une seconde,
tout le brouhaha du bar s’était interrompu d’un coup, si tous les gens avaient
figé leurs gestes, attendaient, de voir ce que nous allions faire, comme si c’était
un moment clef qu’attendait tout l’univers, depuis des temps immémoriaux, où tout
pouvait basculer, dans un sens ou dans l’autre. J’ai dit : pas grave. Elle
aurait pu se retourner vers ses amis, et reprendre le cours de sa soirée, j’aurais
pu continuer mon avancée erratique, et le monde aurait continué sa course vide.
Au lieu de ça, nos regards ont continué à s’envisager. Nous ne disions pas un
mot. Seulement ça, nos deux regards.
18/09/17