mardi 7 mai 2024

les mots

 

        Si mon écriture était une couleur, elle serait noire. Invisible. Une deuxième peau. Un camaïeu iridescent. Un kaléidoscope, indexé sur les valeurs de la vie. Rouge rage, bleu espoir, vert mystère, jaune sérénité, gris baveux de l’ennui qui déborde, blanc incandescent de la surface traversée.

Le plus court chemin d’un point à un autre est : l’absence.

Suis-je seul dans cette pièce ? Dans ce pays, sur cette planète à la lumière éteinte ?

C’est comme ça qu’on essaie de découvrir des extra-terrestres. On leur envoie des signes. A travers l’espace. A charge pour eux de répondre. Sans même savoir s’ils existent.

Ou s’ils sont parmi nous. Echange de rites. Formules rituelles, salamalecs : c’est le cri de la sentinelle : « Qui va là ? »

Il faut donner le code, s’identifier, est-ce l’ennemi ? On ne sait pas. Quand l’autre entre en nous, il est trop tard, et c’est tant mieux : il met tout à sac, et nous sauve de nous, de notre nous trop semblable à nous : au plus profond de moi j’éprouve l’appel du large, que mes habitudes se fassent la malle, que ma routine prennent l’eau, que ma mémoire se dissolve. Etre autre. Tant de gens font tellement semblant d’être toujours eux-mêmes. Arpentent leur cellule, circulaire. Des mots pics, des mots tarières, pour creuser un tunnel sous la carapace de l’ordinaire. Des mots béliers, pour ébranler les conventions. Des mots qui ne disent pas, mais qui questionnent.

Il y a tant de mots pour reboucher les mystères. Au lieu de creuser les questions. On commence à percevoir l’autre quand on commence à ne plus le connaître. Perdre identité, comme on perd pied. Ne plus bien savoir la limite entre soi et l’autre.

écrire

 

Au début, entre les mots et moi, ce fut ... je ne sais pas. Ça sortait. C’était une sueur, à la surface indécise de l’âme. Il n’y avait pas les mots et moi, les mots et moi c’était pareil, de la substance qui s’écoulait, un souffle exhalé à la rencontre des autres, sana y penser. Les mots caracolent, sans que j’y pense, jouent à cache-cache, font irruption, se déguisent, fanfaronnent, s’amenuisent ...

De mon écriture, on disait qu’elle était surprenante, précoce, inquiétante (ma grand-mère me craignait fou), envahissante, aberrante. Quand elle n’était que la vie qui court dans les veines. Une tentative pour résoudre l’énigme : le dedans et le dehors. Ce n’est pas si simple.

Les signes griffent la surface de l’apparence. Invocations, incantations. Ce qui est étonnant, c’est que certains aient si peu besoin des mots pour être. Comme si le monde, leur présence au monde, étaient évidentes. Allaient de soi, nul besoin de dire. Leurs mains creusent la terre, et en font naître les moissons. Leurs doigts cousent et recousent, penchés sur le labeur. Le mot est tout au plus aiguille, marteau, scalpel, pioche : il n’a pas de fin en soi.

Le mot pour héler. Ce qui se passe ensuite a-t-il besoin de paroles ?

Ecrire, pour creuser l’énigme. Scruter les entrailles. Certitude (illusion ?) qu’il y a autre chose, à découvrir, à mettre au jour. On écrit parce qu’on ne sait pas ce qu’on a à écrire. Parce qu’il manque quelque chose, qu’on ne sait pas nommer. Celui qui ne manque pas n’a pas besoin d’écrire. Il boit, et sa soif est étanchée. Il dort, et son âme est apaisée. Il rit, et le monde est en fête.

Le mot serait l’exorcisme de celui qui doute. Ou la conjuration. Il y a des mots pour qu’il advienne, et des mots pour tenir à distance. Ce sont peut-être les mêmes.

lundi 22 janvier 2024

Le regard de l’enfant

 

(« Par à-coups éclairés, les cheveux de Maman semblaient trempés dans l’or : la petite ne pouvait s’empêcher de les regarder, comme en état d’hypnose. »)

Comme un halo autour de sa tête. Un brouillard de fils d’or. Un ballet de lucioles. Et ses yeux bleus, toute douceur, rien que pour elle. Rien que d’amour. Maman était une créature divine, née du ciel, descendue du ciel pour elle, et son sourire. On ne pouvait avoir envie de rien d’autre que de son sourire. Quand son sourire s’entrouvrait, le monde s’illuminait. Cessait d’être rempli d’ombres, inquiétant de menaces, inconnu, trop grand. Le sourire de Maman dissipait toutes les ombres, remettait tout à sa place, faisait le monde juste comme il doit être, bien rangé, bienveillant, comme sa chambre avec ses poupées gentiment alignées autour du jeu de marchande. Le sourire de Maman. Sa voix dorée, quand elle disait une parole de louange, ou d’encouragement, et ça devenait d’un coup facile, ce qu’on n’arrivait pas à faire, la voix de Maman, grave et douce, transformait l’impossible en facile, hop, les objets et tout le reste se mettaient à lui obéir, sa voix de Princesse.

Elle suit la ligne claire du nez, le creux des lèvres, le cou, qui sépare l’air en deux.

Jusqu'à une petite tache, en bas du cou, au creux, un petit mystère, caché de tous, qu’elle ne se lasse pas de redécouvrir. Maman dit une fantaisie de jeunesse, et elle rit, son regard brille un peu plus. C’est un petit dessin très joli, et très petit. Presque rien, on pourrait croire à un grain de beauté, à une concentration du grain de la peau très fine : ça fait comme deux petites gouttes, qui tomberaient vers le haut, avec des ailes, quand Maman bouge l’épaule on croirait qu’elles se mettent à voler, c’est son petit secret, l’étoffe de son corsage le dissimule. Elle adore dévaler le cou de Maman de baisers, repousser un peu le tissu, comme par mégarde, et découvrir encore le mystère de ces petites bulles d’encre, s’extasier qu’elles soient encore là, qu’elles ne se soient pas encore envolées, qu’elles se soient envolées mais qu’elles soient encore là.

Maman est ce qu’il y a de plus important dans le monde. Et elle sait qu’elle aussi, elle est importante : parce que c’est Maman qui l’a faite.

Félicité

 

Miroir étale, planitude claire, lumière. Lumière bleue du ciel, au-dessus, tout autour, lumière blonde du soleil rebondi sur les gouttes.

Irisations.

Espace, de tous côtés du miroir plan. Je l’entrouvre.

Je m’y glisse. L’eau glisse sur ma peau, deuxième peau, peau liquide autour de ma peau de chair. Mes jambes disparaissent dans l’en-dessous, perceptibles, encore, mais diffuses.

J’avance dans la masse douce et semi-transparente, je me plonge un peu plus, ruissellement cristallin des ondes d’eau autour de mon étrave. Liquide amniotique jusqu’en haut de ma poitrine, contre mon cou, le bout de mon menton, mes lèvres affleurent le fluide tiède, je me dissous un peu, s’atténue la claire conscience de mon corps, s’efface l’évidence de ses limites, contenu et contenant, je ne sais plus si je suis dans la mer opale, ou si je suis elle, ou si je suis autre, espace, multiple syncrétique de ciel, d’eau et de sang.