Les Cinq Mousquetaires
J’avance en aveugle dans la rue liquéfiée, trottoirs inondés, ciel de larmes, les voitures en passant m’éclaboussent de leur indifférence, je m’éloigne du lycée Louis Barthou, Parc Beaumont, insensible aux arbres séculaires. Je ne sais pas où je vais. Tout droit vers le néant, qui est partout, sans elle la vie est vide, inutiles les rues et les édifices.
Des rues, je les suis, je marche, il semble que je marcherai jusqu’à la fin des temps.
Je suis trempé. Qu’importe. Derrière de hautes grilles en fer forgé, un parc autour d’une maison de maître, j’entrouvre le portail, me mettre un moment à l’abri, à quoi bon.
Je grelotte, je ne sais plus si c’est de froid ou de tristesse. Au-dessus de moi, une porte-fenêtre s’ouvre, une tête hirsute se penche sur la rambarde :
« Venez donc vous mettre à l’abri ! Vous allez attraper la mort. Allons ! Venez donc ! »
La mort, je l’ai déjà. Mais je cède à cette voix grave, douce de sollicitude. L’homme est grand, artistement couvert d’une robe de chambre d’un autre âge, élégance désinvolte de la soie rouge.
« Entrez ! Entrez ! Donnez-moi votre veste. On n’a pas idée de sortir ainsi vêtu ! Vous n’avez donc pas de mère pour vous veiller de ses attentions ? Tenez, approchez-vous du feu. Ça va vous réchauffer. Julie ! Julie ! Ah, où est-elle encore passée ? Attendez un instant. Julie, apportez des serviettes ! Nous avons un visiteur. Et préparez-nous deux grogs, ce froid humide va nous tuer.
Alors ! Asseyez-vous, là, oui, très bien, dans cette bergère tout près de l’âtre. Ne vous inquiétez pas d’en gâter le tissu, il est à refaire, de toute façon. Il a son âge, comme tout d’ailleurs dans cette maison, qu’il faudrait rafraîchir. Mais les moyens manquent un peu, et l’envie, probablement aussi.
Alors ! Racontez-moi. Quelle affaire vous a mis par les rues par un tel climat ?
- Je vous remercie de vos attentions. Mais je ne voudrais pas vous déranger. Je vous interromps peut-être dans une occupation importante ?
- Laissez, laissez ! Voilà une jeunesse bien éduquée. Ça ne se rencontre plus si souvent. Je suis toujours content d’être un peu « dérangé », je ne reçois pas si souvent du monde. Vous serez ma récréation. Je m’épuise sur un chapitre qui ne veut pas se laisser écrire. Ce personnage m’ennuie, d’ailleurs tout m’ennuie dans ce roman, auquel je ne me résous que pour avoir la paix avec mes amis Maxime et Louis, qui ne veulent pas me laisser écrire ce que je veux. Mais vous-même ? Ecrivez-vous un peu ?
- Il m’arrive d’y rêver. Mais à quoi bon ?
- Je vous trouve bien pessimiste, pour votre âge. Encore que vous n’êtes pas sans me rappeler ce que je fus, dans mes jeunes années ; et ce qu’il m’arrive encore parfois d’être ... Je devine une femme derrière ces amertumes !
- Vous devinez bien.
- Racontez, racontez ! Vous vous trouvez devant un spécialiste des déboires amoureux ! Elles ne se sentent satisfaites qu’après avoir brisé un cœur ou deux. Pour me venger, j’ai mis ma déesse dans une histoire. Peut-être un peu trop romantique, un culte à la beauté, il faudra sans doute un jour que je la reprenne.
- « Ce fut comme une apparition ... »
- Bigre ! Vous l’avez lu ! Vous saviez que c’est un peu ce qui m’était arrivé, étant plus jeune ? J’ai transposé l’affaire. Transposez, transposez ! C’est le secret de toute littérature. Et donc ? Vous aussi ? Vous en ferez un beau roman !
- Je crains qu’il n’y ait rien de bien romanesque ... Un vilain escalier dans un recoin d’un lycée ... La pluie ne nous a même pas permis le cadre plus élégant d’un banc au cœur d’un parc, comme nous en avions le projet ! Moi, qui bafouille, qui défaille de peur, la peur de ce qui va forcément suivre, de ce qui suit, l’humiliant « Nous pouvons rester amis ? ».
- Excusez-moi ! Excusez-moi de rire, je ne ris pas de vous, mais de nous, nous-autres, pauvres hommes, créatures si vulnérables. Enfin, pas tous. Il y a aussi de vilaines brutes. Et c’est elles qu’on dit le « sexe faible » ! Tellement universelle, votre histoire.
- Vous savez ? Je l’aime bien, moi, votre escalier minable, ce décor mesquin de votre tragédie racinienne. Il est là, l’avenir du roman ! Dans cette mise en scène scrupuleuse de la réalité. Foin des cadres princiers ou féériques ! Laissez cela aux faiseurs d’artifices. C’est comme cela que je veux peindre ma paysanne. Mais qu’est-ce qu’elle m’en fait voir ! Je ne sais pas comment lui faire rencontrer son benêt d’officier de santé ...
- Peut-être ...
- Oui ?
- Je me disais ... Comme il est médecin ... Il pourrait, disons, se rendre au chevet du père, pour quelque soin ?
- Mais oui ! Mais c’est excellent, ça ! Mais je vous garde à souper, nous formons un excellent attelage, mon jeune partenaire ! Je vois la scène ... Mon bonhomme est appelé en consultation. Il ... Ah, quel nom lui donner ? C’est toujours une peine, de leur trouver un nom !
- Pourquoi pas Bovary ? C’est une buse, il est un peu bovin, donc Bovary ?
- Bovary ... Vous croyez ? Je ne suis pas sûr que ce nom ait beaucoup de succès ... Mais, je le note. Vous permettez ? Notre discussion m’a procuré des démangeaisons d’écriture, pour un peu je me remettrais à la tâche !
- Mais c’est ce que vous allez faire. Je vous remercie de m’avoir ouvert votre porte, croyez que je garderai cette rencontre dans mes plus précieux souvenirs.
- Vous croyez ? Je ne peux vous abandonner si vite à la rue ...
- Tranquillisez-vous : ce feu et votre cordial, et votre cordialité plus encore, m’ont ressuscité. Je vous laisse à votre labeur.
- Oh ! Je ne suis pas bien sûr d’en faire quelque chose, à la fin. Il y a peu à croire que ma jeune oie blanche passe à la postérité ...
- Détrompez-vous ! On la suivra dans ses rêves bien après que nous aurons disparu, vous et moi. »
Il me couvre encore de remerciements et de louanges pour ces encouragements, nous échangeons une forte embrassade, et je reviens à ma rue, l’esprit tout retourné, incertain de ce que je viens de vivre, et peu convaincu que cela ait existé.
Je sens encore aux tréfonds de moi la blessure vive de Marianne, peu consolé de m’y savoir en noble compagnie : que peuvent tous les romans du monde pour nous faire oublier les misères de nos vies ?
« Qui sait où la Voie nous mène ? »
Je regarde la sorte de mendiant qui vient de m’apostropher ainsi, faisant écho à mes méditations. Il émerge d’un tas confus de hardes puantes, mais il émane de lui une énergie farouche, et comme une sorte de joie, peu compatible avec son état miséreux.
« Bonjour, Monsieur. Vous ne pourriez mieux dire, et il me semble même que toute possibilité de voie a disparu ...
- C’est quand il cesse de chercher la Voie que le sage la trouve.
- Vraiment ? Que voulez-vous dire par là ?
- Ne me pose pas la question ! Tu connais les réponses à celles que tu ne t’es jamais posées.
- Excusez-moi ... Ce que vous dites est un peu confus pour moi ...
- C’est dans la nuit qu’on aperçoit la lumière. Aveugles sont les yeux qui font face au soleil. Et maintenant, laisse-moi dormir. »
Je m’éloigne du vieux fou, pas plus avancé, mais je sens qu’il y a quelque chose à glaner dans ses paroles hermétiques.
Quatre types avancent vers moi au milieu de la rue sombre, chichement éclairée par une torche fichée dans le mur en pierres. Je crains de tomber sur une bande malintentionnée, mais leurs costumes, pourpoints bleu ciel et chapeaux à plume, n’évoquent pas vraiment la banlieue.
« Holà ! Manant ! Ote-toi de notre chemin, avant qu’il ne t’en coûte !
- Laisse, Porthos, ce n’est qu’un gamin inoffensif. Tes excès de boisson te font-ils imaginer des hommes du Cardinal dans le moindre passant ?
- Messieurs ...
- Es-tu perdu, petit ? Dis-nous, si tu as besoin d’aide. Fuis-tu quelque danger ?
- Oh, rien de moins épouvantable qu’une belle indifférente, et vous arrivez trop tard, Mes Seigneurs : la mort a déjà fait son œuvre. J’erre plus que je ne fuis. Et Messire Porthos n’imagine pas si mal : l’inconnu qu’il rencontre n’est plus, en vérité, qu’un fantôme.
- Le gamin a de l’esprit.
- Messire Athos, si je ne me trompe ?
- Tu nous connais donc ?
- Qui n’a entendu conter les exploits de votre troupe ?
- Et, saurais-tu me nommer, moi ?
- Votre élégance raffinée me souffle, Messire, que vous devez être Aramis.
- Percé à jour, Aramis ! Je t’ai toujours dit que tes coquetteries te perdraient !
- Et vous, Messire, taquin et disert, devez être l’intrépide d’Artagnan ! »
Ma clairvoyance me vaut multiples saluts emplumés et vigoureuses embrassades.
« Mordiou ! Le gamin me plaît ! Il est estéquit comme un poulet, mais a déjà l’âme bien prise ! Il mériterait de rejoindre notre compagnie !
- C’est aller vite en besogne, mon cher Porthos. Et Monsieur a peut-être mieux à faire ?
- Rien de plus nécessaire que me trouver en noble et joyeuse compagnie. Mais je crains manquer des titres nécessaires.
- Ta modestie t’honore.
La proposition certes me tente. Mais j’aperçois, au loin, le fantôme de Marianne, et il semble me faire signe.
« Adiou ! Mon ami Cyrano ! Sont-ce vers ou bien marauds, que tu cours déconfire ?
- Mon ami, j’ai de mauvaises heures ! J’aime. Qui j'aime ? Mais cela va de soi ! J'aime - mais c'est forcé ! - la plus belle qui soit ! »
Le poète bretteur se fond dans la nuit de ses tristesses.
« Tu vois, gamin ? Celui que cent ennemis ne parviennent à défaire, une femme le peut. Et l’amour.
Ne balance plus ! Sois des nôtres ! Non, sans doute, pour manier la rapière, je te sens de son art peu familier. Mais tu pourras au moins conter nos exploits ! Nous sommes tous vaillants, mais il nous manque un aède. Viens avec nous noyer tes pensers sombres au Cochon Qui Fume !
- J’accepte.
- Cadédis ! La belle disposition que voilà !
Messieurs ! Pour notre nouvel ami : Un pour tous !
- Tous pour un ! »
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