Est-ce la douceur du
climat ? L’influence émolliente des pins, ou celle des surfeurs ? Ou
l’âge moyen des résidents, leur niveau de revenus : plutôt élevés, l’un et
l’autre.
Toujours est-il que la « philo »
qu’on y pratique n’est pas de celles qui (r)éveillent, mettent en alerte,
s’appuient sur la mise en doute : la philo, quoi, l’activité qui consiste
à questionner ses croyances, interroger les mots et ce qu’on croyait savoir …
Rien de tel dans les propositions
de « café-philo » organisées dans le secteur, et que votre serviteur
est allé essayer (au péril de sa santé mentale !).
Sous l’appellation (peu protégée)
« philo », on peut mettre, finalement, n’importe quoi : ici, il
s’agit davantage de catéchisme.
On n’y interroge pas, on
assène : on affirme, on se complaît dans ses croyances, mises bout à bout
en guise de « débat ». On s’auto-congratule (il est loin, l’inquiet
« Que sais-je ? » de Montaigne !), on est entre soi :
ça sert aussi (surtout ?) à ça, la « philo » : à produire
des discours de légitimation pour les classes dominantes. Anesthésier les
embryons de culpabilité, à tout le moins d’inconfort, que pourraient engendrer
les privilèges de situation plutôt aisée, au soleil, au milieu (et aux dépends)
de tous ceux qui galèrent, triment, bossent pour trois sous dans des jobs
dépourvus de sens : la société capitaliste, quoi, libérale, bourgeoise.
Celle qui en veut toujours plus, essaie toujours de ronger un peu plus jusqu'à
l’os ceux qu’elle vampirise : en réduisant les « coûts », les
salaires, en reculant l’âge de la retraite, en augmentant les cadences, les
contraintes, les contrôles.
Certains, les plus sensibles, ça
pourrait réveiller en eux un début de culpabilité … Vite, un comprimé !
c’est à ça que peut servir une certaine philo, endormir les consciences :
justifier. Si certains ont plus (et donc, d’autres, moins …), c’est qu’ils le
méritent : c’est « qu’ils le valent bien ! ». Leurs
talents, leur intelligence, leur dévouement … Va falloir m’inventer des
théories de la résignation heureuse, toute une mondanité chic de théories au
look savant pour nous expliquer que le bonheur est dans le pré de nos
« vertus », qu’il n’est que de les développer (au passage, n’oubliez
pas le « guide », vous trouverez à la sortie mon dernier bouquin de
Préceptes pour comprendre le bonheur) : si t’es pas heureux, c’est pas de
notre faute, c’est pas qu’on collabore à une société de merde, prédatrice et
indifférente au sort des humains, sous ses discours « bienveillants ».
C’est que t’as pas su t’y prendre, t’as « pas compris », t’es en
proie aux « Passions tristes » : rien de tel que quelques
citations pédantes pour impressionner le chaland. Leibniz, ça, c’est de la
philo ! Citer, c’est penser. Même si on n’y comprend que dalle, même si ça
n’a pas de sens, sorti de son contexte, hermétique à souhait : vous
reprendrez bien un peu de Lacan ! Surtout pas Bourdieu, malheureux, et sa
funeste théorie des héritiers : faudrait pas pousser le populo à la
révolte, qu’il se rende compte que les dés sont pipés, que, dans cette
« course égalitaire », beaucoup partent avec quelques longueurs de
retard.
Alors, tu te réjouis en
découvrant qu’un café philo va se tenir juste à côté de chez toi, dans ton
bled : Café philo des Landes, c’est sympa comme un club de vacances. Tu
vas voir leur page Facebook, t’informer, c’est quoi leur façon d’opérer ?
Et là, tu tiques. Tu trouves
comme une rengaine. Les thèmes se suivent et se ressemblent dans leur généralité
fumeuse et stérile, « le désir », « l’amour », « le
pouvoir » : c’est quoi que ça interroge, au fond, « la
philo » ? Pourquoi on se pose telle ou telle question, qui les
choisit, et comment ? (Pourquoi et pour quoi on se pose une question, ça
commence par là, une recherche philosophique …)
Surtout, tu remarques
l’omniprésence des références à deux penseurs très à la mode, chéris des
médias, adulés par leur fan-club, des Philosophes de première bourre, au
parcours impeccable : Sciences-Po, HEC, IEP, Arte, etc, pedigree
nickel : les types qui ont su y faire, effectuer les bons choix, aller
droit à la réussite, et sont donc parfaitement qualifiés pour t’enseigner Les
Vertus de l’échec (Charles Pépin), et même toutes les Grandes Vertus (Petit
Traité, Comte-Sponville : le chéri de ces dames, le sympathique joueur
de bonneteau de Conférences télévisées. Ça cite en grec avec brio, ça jongle du
concept, ça a un charme de penseur mondain qui plaît bien aux classes
convenables : « des obligés du pouvoir,
quasiment », a-t-on dit de ce soutien déclaré de Macron.)
Mais, le
problème, ce ne sont pas ces auteurs : tendancieux et contestables, voire
creux, mais pas dénués de tout intérêt. Le problème, « l’arnaque »,
c’est que c’est pas dit sur l’affiche : quand c’est marqué Témoins de
Jéhovah, t’y vas pas : tu sais que ça va tourner en boucle sur leurs
lubies. Alors que là, tu te méfies pas ! Tu crois à une réunion de braves
gens qui vont se faire un peu transpirer la couenne réfléchissante … Tu sais
pas que le résultat est écrit à l’avance, que ça va tomber, inéluctablement, sur
« ce qu’il fallait démontrer », connu des organisateurs : ces
idées molles à la Comte-Pépin-Sponville, où tout le monde il est sympathique et
donc où il faut se révolter contre rien, faut laisser faire les élites, les
diplômés, les élus (tiens ! c’est un élu, le promoteur du Café philo
landais !...), faut accepter son sort et prendre sur soi pour parvenir au
bonheur (ça se mérite ! Voir aussi les conseils extatiques de Lenoir …
Parmi les autres grandes références de ce catéchisme-philo, qui on trouve
… ? Le couple Badinter ! Moi, je les aime bien, ils sont
gentils-propres moralement sur eux, lui, c’est « l’abolition de la peine
de mort » … indispensable, mais un peu gadget mitterrandien
« problème de société », ça dispense d’engager de vraies
transformations sociales (si, la retraite à 60 ans : ça n’a pas duré).
Elle, philosophe plutôt courageuse dans ses combats féministes, est l’une des
grosses fortunes françaises : c’est pas sa faute, mais on est de nouveau
dans ce monde très convenable et on comprend que ça freine l’imagination
révolutionnaire … « Améliorer » un peu le monde, à la marge, oui.
Mais chambouler les fondamentaux dont on profite … Evidemment non !).
Dénouement :
partagé entre mon intérêt initial et ces suspicions, j’adresse aux
organisateurs un petit mot pour leur faire part de mon hésitation. Ils me
répondent : j’ai droit à une citation bateau de Sartre, type copie de Bac
sur laquelle le correcteur noterait : « citer n’est pas
argumenter ». « L’homme est condamné à être libre », évidence
paradoxale qui rejoint le « Je m’en lave les mains » de Pilate … le 2e,
plus directif, jette le masque : « Ne venez pas », m’enjoint-il.
C’est pas un endroit où on est bienvenu si on vient foutre le bordel en posant
des questions, en remettant en cause les encycliques des Pères de la
Philosophie.
Je décide donc de mettre fin à
mon exploration, pas la peine de se faire du mal, il n’y aura pas là plus de
pensée que dans un camp de scouts. Et de dé-cocher mon suivi de cette
page : mais je m’aperçois que c’est impossible. J’ai déjà été viré de la
page ! Ces grands amis de la discussion, revendiquant esprit de tolérance
et amour de « l’altérité » (ça revient beaucoup, dans leurs
publications : gros focus sur « l’autre ». A la mode
« philo » : on en parle, on n’a pas dit qu’on pratiquait), m’ont
supprimé l’accès. Censuré, comme des apparatchiks ordinaires, la philo, on veut
bien, mais on supporte pas des remarques qui pourraient laisser supposer un
risque de critique ! C’est l’esprit du temps. Faut être d’accord, ou tu
dégages (« La France, tu l’aimes ou tu la quittes », disait l’autre
grand démocrate).
M’en fous, j’irai penser (ou
pisser ?) sur la plage. Vous en connaissez pas, vous, des lieux où ça
pense ? Pour de vrai ?...