vendredi 15 mars 2019

Il est temps de quitter.


Il est temps de quitter.
L’homme aux tempes argentées, ses cheveux sont devenus une étoupe en désordre.
Visage étréci. Pommettes ratatinées. Le feu s’est éteint au fond des prunelles.
Cependant il est là. Son corps est là, encore. Au-dedans, sans doute, ce qu’il reste de sa conscience. Il a commencé le voyage vers l’autre rive. Ce n’est plus lui tout à fait, l’homme rieur, paisible, affable. Le père qui veille à remplir les verres.
Il a quitté la scène, en partie. C’est ce qui trouble. Nous le voyons, encore, mais il n’est plus, déjà, que l’écho de son souvenir.
Que se dit-il, au-dedans de lui ? Nous voit-il, lui, éloignés, un groupe qui reste dans ce monde qu’il commence à quitter ?
Lui, si silencieux souvent, sa voix ténue l’abandonne. Il se fait ombre. Lui, si vigoureux naguère, sportif, recroquevillé sur sa chaise, comme s’il s’excusait d’être encore là, d’encombrer de sa silhouette maigre le monde des vivants, comme s’il resquillait quelques bribes de jours avant de consentir à disparaître tout à fait.
Pourtant notre présence s’empresse autour de lui, comme un cortège qui l’accompagne. Comme des acteurs obstinés qui s’évertuent à poursuivre la pièce, comblent les trous du texte qui s’efface, prolongent le spectacle sans se résoudre à le terminer.
Lui, marche, à petits pas, comme s’il commençait à désapprendre à marcher. Puis il s’endort, bouche ouverte, à la recherche d’un autre souffle, pas encore dans la paix, pas encore délivré de l’âpre lutte du vivant contre ce qui le défait. Nous voyons, déjà, la lueur glacée comme du spectre venu prendre son dû. Quelques secondes étirées en journées où l’on perçoit le seuil qui s’ouvre. Cette hésitation sur l’ultime frontière.
                               Maintenant il est temps de quitter.
                               Comment quitte-t-on la vie qui se souvient, les jours de fêtes en famille, repas, promenades, menue monnaie des conversations, échanges de nouvelles, récits de vacances, scores de tennis, la vie qui luit encore ? il est temps, bientôt, de ne plus se voir. Qui quitte qui ? Est-ce lui, qui part, et nous laisse aux péripéties de nos vies poursuivant leur histoire, sur leur lancée, ou nous qui ferons demi-tour, qui rebrousserons chemin, parvenus devant le seuil infranchissable, le laisserons, seul, passer de l’autre côté ?
                               On ne peut imaginer ce monde qui sera, sans lui, diminué de sa présence, ce futur présent qui n’existe pas encore, inconcevable, si contraire au témoignage de nos yeux et de notre mémoire ; nous assistons, effarés, à l’impossible et banale métamorphose, apercevons, déjà, un demain que nous ne pouvons croire. Ce qui est, cessera. C’est la prophétie antique et incroyable. L’inconcevable qui s’incarne dans l’effacement insensible de ce corps. Nous voyons seulement que nous ne voyons jamais.

dimanche 10 février 2019

Tout ce qu'il me reste de la révolution, film de Judith Davis

Tout ce qu'il me reste de la révolution : Affiche


C’est fort : intelligent et sensible.

L’idée de départ est un spectacle théâtral conçu par Judith Davis  et sa troupe, L'Avantage du doute, en 2008

Le personnage qu’elle incarne est une jeune femme que révoltent le mode de vie « libéral » de notre monde, ses oppressions, ses vides : combative et militante, elle a gardé le sens des luttes de ses parents, maoïstes de 68, avec un peu de leur aspect doctrinaire.
Tantôt drôle, avec ses personnages maladroits, tantôt sensible, lorsqu’il raconte la difficulté des relations, familiales, amicales ou amoureuses, ce film touche en ce qu’il pose à hauteur d’humain la question politique : quels engagements et résistances sont encore possibles, après les désillusions des idéologies ? Il s’affranchit d’un discours militant, il interroge, il n’assène aucune réponse.
Un cinéma qui tranche agréablement avec les produits de grande consommation dont on gave le public à grand renfort de promotion : malheureusement, par cette forme insidieuse de censure, il n’est distribué que dans peu de salles (6 à Paris, par exemple !). Souhaitons que l’adhésion du public motive les distributeurs à en permettre la découverte à plus de monde …
 

dimanche 3 février 2019

Les vieux


            Effrayants effrayés, effarés de leurs yeux qui ont trop vu
Presque squelettes vieillards et vieillardes rongés d’ans
leurs yeux fixes, aveugles de la mort qui s’en vient, de la vie qui s’ensauve
Tremblants de la fatigue de n’avoir plus qui aimer
le sarcasme de la fête sur le point de finir, mascarade, rires égrotants On ne distingue plus les rires d’avec les pleurs Les uns comme les autres finissent en bêlements insanes A eux qui de l’amont voient ce qui est, la faribole amère des honneurs qu’ils ont crus, la défaite de leurs victoires vaines Toute cette splendeur factice J’étais belle si tu savais comme j’étais belle j’en ai fait tourner des têtes, ils étaient tous après moi, si tu savais Tu vois, c’est moi, là, sur la photo, mais si, je t’assure, elle montre l’image d’une très belle femme au regard éclatant, à la taille si fine Comme si la photo avait brûlé
s’était racornie avait jauni et qu’il en était sorti cette sorcière hideuse
Tu vois, coupe ce spectre moribond, à la tête qui branle, moi regarde cette baraque ! Il montre une splendeur insolente, des palmiers une pelouse irréductiblement verte et tondue de frais, une terrasse au bord de la piscine et un homme debout, impeccable et fier dans un costume blanc, du lin peut-être, et ce regard qui domine le monde
Ils s’approchent tous, maintenant, main tendue, comme un crochet avide de harponner encore un dernier résidu de bonheur, un relief de mémoire, comme des indigents venus à la fin d’un banquet, en ramasser les miettes
J’étais célèbre ! s’écrie l’un, J’avais du pouvoir s’extasie un autre, J’ai eu une très belle carrière Moi c’était la fête ! la fête ! la fête !
L’air s’emplit de leurs visions, du cliquetis de leurs rêves, leurs doigts déformés battent le vide, la déraison
Ils savent
Maintenant qu’ils ont passé le seuil
Ils ont vu ce qu’il y avait après la bataille
non les honneurs et les fanfares annoncés
Au bout de leurs luttes
Ils gémissent : Ah ! nous n’avons pas ménagé notre peine
Maintenant ils connaissent le dénouement de la farce sinistre
Cette odeur de pisse et de silence et de vomi et de désinfectant
Ils voient l’horreur dans les yeux des vivants
Relégués
On les a éloignés le plus possible du monde qui s’agite et s’évertue dans les rues les magasins les routes sur les places dans des salles qui s’amuse, le plus possible, qui amasse, désespérément
De peur qu’ils ne le contaminent de leur lenteur, leur maladie de mort
Bien loin les futurs morts s’agitent, désespérément, s’abrutissent de bruit et de paroles et de projets pour oublier, ce qu’ils savent déjà, qui les attend, leur place au mouroir est déjà réservée

Alors il vient un rire aux vieux qui n’attendent plus rien, un rire dément et gai à voir la foule s’évertuer à éviter l’inéluctable, ils se les montrent d’un doigt retors comme un crochet, Tu as vu celui-là avec toutes ses médailles et ses décorations ! Et regarde, là, cette jeunette qui minaude devant son miroir et rentre son ventre commençant Ils ont un rire qui secoue leurs os cliquetants comme un souffle qui soudain fait vaciller la flamme


Gorilles dans la brume

C’est ce que nous sommes, je pense.
Au balbutiement du langage.
Qui s’aperçoivent, interloqués, légitimement suspicieux, rassurés.
Le langage, inapproprié, à inventer, encore, peut servir à communiquer, aussi.
A faire espèce, au moins un peu. Parce que même les fauves solitaires aspirent à faire clan, au moins de temps en temps.
La démystification, la « déconstruction » si l’on veut, l’incroyance devant les idoles, quand elle n’est pas qu’une danse de salon, sert aussi à nous débarrasser, nous alléger des contraintes inutiles, nous sauve de quelques fourvoiements. Dés-espérante et desséchante, quand elle n’est qu’une posture, elle peut aussi faire préalable à un sens reconstruit, plus cohérent, nettoyé.

Je crois que l’action de penser, pour ne pas l’appeler « philosophie », terme mal fréquenté, compromis, revient toujours, comme aux « origines », à se fabriquer des outils, pour aménager la cabane et chasser le mammouth. Aménager au mieux notre île de Robinson.
Continuer à inventer le langage, pas pour faire neuf, ni beau (pour ça aussi, si ça chante), mais pour faire le tri, remplacer les mots usés, inadéquats, qui voilent et altèrent le réel. Se défaire des vieux concepts, pas parce qu'ils sont vieux, faire le tri, jeter ceux qui ne fonctionnent pas, ou plus, en forger d’autres : pas pour surprendre le bourgeois, ou faire le pitre dans les galeries (pour ça aussi, si ça nous enchante), le fou des rois ou le caniche de ces dames.

Il faudrait reprendre le chantier là où il en est resté, inachevé. Voir « ce qu’on fait maintenant », plutôt que de se complaire à une pensée de la répétition, à une glose radotante. Tirer les leçons des cinq derniers siècles : l’impasse du progressisme humaniste, cette théorie du ruissellement dont on doit aujourd'hui admettre qu’elle ne fonctionne pas : des Penseurs qui théorisent, d’autres qui vulgarisent, et une masse dont la capacité de penser augmenterait, se raffinerait sous l’effet de « l’éducation », émancipation du grand nombre garante d’un mieux pour tous.
La libération par les Lumières, la révolution par les progressistes, ça ne marche pas : très bien, pas grave : qu’est-ce qu’on fait ? Remplacer les concepts marxistes de la lutte des classes, insuffisamment affinés, non à jeter mais à repolir ; la vision binaire, stérile et inadéquate, oppresseurs/opprimés, puisqu’on a expérimenté que les uns et les autres sont l’un et l’autre, que la frontière de l’affrontement ne passe pas tout à fait par là, que c’est plus complexe, que ce sont des catégories inopérantes : là est pour moi le vrai point de la réflexion politique. Redécouper les catégories du réel, conçues selon des modes antagoniques, hommes/femmes, noirs/blancs, riches/pauvres, progressistes/réactionnaires, dominants/dominés. Penser en termes d’intrications, de définitions multiples, mobiles et non statiques, réversibles.

Se poser ces deux questions : quoi faire à l’endroit où nous sommes arrivés, et celle du statut du penseur-individu, des limites de la portée de celui qui s’interroge, isolé, donc peu audible : la contradiction entre la dimension intrinsèquement individuelle de « là où ça pense » et celle intrinsèquement collective de « là où ça agit », double condition d’une efficacité. Alors l’action de penser me semble redevenir joyeuse, qui fait vie : also sprach Zarathustra !

Seul moyen, me semble-t-il, pour que l’action de penser ne se réduise pas à « un condensé d’impuissances et d’échecs ». Le sentiment de « l’échec » me semble ne relever que des attentes qu’on a pu se laisser fixer, par une société, un système de formulations qui placent le « succès » dans la seule reconnaissance du pouvoir ou du nombre. Il n’est dans le formatage permanent de notre imaginaire que de grands philosophes, écrivains, politiques, artistes, savants, c'est à dire adulés (par le nombre) ou adoubés (par les cercles de pouvoir). C’est dire que leur « réussite » a pour prix, pour condition de recevabilité, leur impuissance, leur engagement tacite ou assumé à ne rien faire, à ne rien changer de l’ordre (et des désordres) du monde, dont ils sont redevables. C’est la loi de leur accession et maintien dans la caste mandarinale. Qu’un Bourdieu vienne cracher dans la soupe, secouer le cocotier, et, après qu’on a échoué à l’étouffer, à l’éliminer (voir le court-métrage de son fils, Le Candidat), sa consécration inévitée se solde par une assimilation aux formes indolores de l’expression universitaire : telle est la terrifiante et auto-destructrice efficacité du système « libéral », sa plasticité, qui lui permet d’absorber, de digérer ce qui vient le menacer. De ce fait, rien ne peut venir sauver le système de lui-même, comme des cellules malignes qui auraient acquis le pouvoir de transformer les leucocytes en nouvelles cellules malignes. Le gain, puisqu’il y en a forcément un, étant la conservation des personnes en profit. Exemple semblable de l’outsider Onfray, dont la para-université est une université …

Soit le dilemme entre « réussir » (être publié, reconnu, recruté, considéré : assimilé) comme autre que soi, accepter de passer sous les fourches caudines, se conformer (vendre son âme, dans les anciennes terminologies), ou rester soi mais à l’écart : dialectique de l’individuel et du collectif. N’être « rien », puisque c’est le groupe qui nomme, qui reconnaît, rien que soi, forcément chétif, ou être « quelqu'un », mais quelqu'un d’autre. La danse du courtisan, fût-ce de cours marginales ou minoritaires, comme s’y décident maints « opposants » et rebelles : il n’y aurait à choisir que la secte dont on puisse devenir l’officiant.

Dernière idée, qui assemble les autres : forger le concept d’une double intrication du collectif et de l’individuel, de l’élément et de l’ensemble, qui rend compte de bien des « contradictions » apparentes dans certaines carrières, positions, théories. Mon destin individuel est évidemment un élément de l’histoire collective, dans laquelle j’occupe un point paramétré (1e intrication). Mais à l’inverse, l’histoire collective, et le rôle que j’y joue ne sont que des éléments dans l’ensemble de « ma vie ». Le théoricien, même étiqueté contestataire, le leader politique, même « opposant », quand il pense le monde, les changements qu’il prétend y apporter, ne peut que simultanément bien que contradictoirement œuvrer pour lui-même, dans son intérêt sinon exclusif du moins prioritaire (qu’il s’agisse de son confort, son salaire, sa position sociale, sa satisfaction narcissique). De là ce jeu de dupes où d’aucuns prétendent (et se font croire, parfois) combattre un système dont ils dépendent, dont ils ne peuvent en réalité provoquer la disparition : contradiction qu’ils résolvent par la mise en scène d’un simulacre.

On en serait là, et, c’est excitant comme un suspense de film d’aventures, cela étant : qu’est-ce qu’on peut inventer pour se sortir de là ? La chasse au mammouth à poursuivre …