samedi 14 juin 2025

Les femmes existent-elles ?

 

La question de « l’existence des femmes »

 

C’est une question qui renvoie à la fois aux façons dont nous nous construisons une « identité collective », à la notion même de catégorie, aux choix inconscients que présuppose la langue, aux découpages que nous imposent les mots, à leurs fonctions mêmes.

Est-ce que ça existe, « les femmes » ? En face, voire à l’opposé, des « hommes », comme catégorie distincte, constituée ? Est-il pertinent de diviser ainsi l’ensemble des humains, avec quelles implications, conséquences ? Qu’avons-nous à gagner, et à perdre, avec une telle vision ?

La position « simple », traditionnelle, forte de son « évidence » empirique est que « bien sûr, que nous sommes homme ou femme ». Ça « se voit », comme on voit bien qu’il y a des Noirs et des Blancs. Aux uns et aux autres, les traditions de la plupart des civilisations (mais pas de toutes) attribuent des caractères propres, des capacités et des incompétences supposées, des « qualités » et des « défauts » que la pensée contemporaine a entrepris de contester, de réfuter : en ce que cet essentialisme ancestral constituait d’assignation réductrice, de croyances infondées, au mieux résultats et non sources de conditionnements dès le plus jeune âge, de comportements appris et non « naturels », et donc de limitations aux aspirations et à la liberté d’agir et de se comporter, aujourd'hui rendues caduques, au moins en partie, pour la fraction éduquée des sociétés occidentales.

La femme, « sexe faible », sur les plans physique, psychologique, intellectuel et moral (comme les « races inférieures ») ne pouvait « logiquement », et encore moins décemment, faire du sport, se battre, commander, diriger un pays, décider de leur sexualité, de leur partenaire amoureux, de leurs choix vestimentaires ou professionnels, etc.

C’est contre ces inégalités que s’est battu le « féminisme », le mouvement d’idées prônant une égalité des sexes : pourtant, les croyances en une différence des sexes restent dominantes dans une majorité de pays, et, même dans ceux où la loi stipule une égalité de principe, elles subsistent encore avec force dans la mentalité du plus grand nombre. Il semble même qu’elles trouvent un regain de vigueur (parallèlement aux croyances racistes et aux aspirations à des régimes autoritaires).

Le débat se complique d’une subdivision des positions féministes : l’universalisme, qui conteste l’existence de deux sexes (comme celle des « races »), autrement que comme un produit, contingent, l’éducation, et modulable, donc, par elle. Ce que semble contester un néo-féminisme, qui rétablit une distinction, voire un antagonisme, entre les sexes : il existerait bien une réalité de la féminité, dépourvue toutefois d’une quelconque infériorité.

 

Je devrais avoir toutes les raisons de croire à l’existence d’une catégorie féminine, que semble attester ma propre « expérience » d’ « homme ». « Mâle et femelle Il les créa. »

Comme toi, j’ai une prédilection pour les romans écrits par des femmes (du moins, par certaines) : c’est en eux que je trouve ce qui m’importe aujourd'hui dans une œuvre : la scrutation, le récit et l’analyse des faits du quotidien, de la vie intérieure et intime, l’attention fine aux signes discrets des émotions et des relations. A croire qu’on retomberait sur l’antique opposition entre la « sensibilité » féminine » et les appétences plus cérébrales des auteurs hommes. On trouverait probablement des contre-exemples : mais c’est souvent un gage de trouver ce que je recherche en sélectionnant des auteurs désignées comme femmes. Parmi les contre-exemples possibles, le cas de cette italienne, Anna Ferrante, dans son cycle de L’Amie Prodigieuse, mais dont on ignore tout, justement, quant à son identité réelle. S’il s’agissait en fait d’un homme, cela  interrogerait sur la façon dont il a pu accéder à une telle connaissance intime des réalités féminines : observation, confidences, collaboration d’une autrice …? Mais hommes et femmes ne peuvent-ils être pareillement doués de l’empathie, du talent de « se mettre dans la peau » de toutes sortes de personnages, sans quoi un auteur serait limité à n’écrire que sur sa propre vie ? C’est peut-être par les thèmes qu’ils abordent, et ce qu’ils en disent, qu’auteurs hommes et femmes se distingueraient. Sans que cela constitue indiscutablement la marque d’une différence essentielle : on peut ne voir là qu’un effet, d’une part, des persistances de différences en matière d’éducation ; et, d’autre part, et surtout, des fortes disparités sociales encore vécues par les hommes et les femmes : nos sociétés n’instituent pas pour les uns et les autres les mêmes relations au corps, à l’argent, à la famille, aux responsabilités parentales, au pouvoir, etc. , toutes réalités qui tissent une œuvre. Les pesanteurs, les traditions, les représentations, encore largement sexistes, ont tendance à construire des disparités de genre. Sans qu’on puisse dire pour autant que ces expériences du corps-argent-famille-fonctions soient vécues de façon identique et unanime à l’intérieur de ces catégories supposées. D’autres paramètres interviennent, classe sociale, groupe ethnique, caractéristiques psychologiques, qui interfèrent avec ceux du genre. L’expérience vécue par un homme et une femme de mêmes milieux pourraient être bien plus semblables que celle vécue par deux femmes ou par deux hommes de milieux différents.

Au collège, les conversations entre camarades, particulièrement le lundi, me faisaient préférer la compagnie des filles : celles des garçons tournaient essentiellement autour des résultats sportifs du week-end, c’était avec les filles que je pouvais « parler de la vie », aborder les questions qui m’intéressaient, sentiments, relations, expériences psychologiques. Les garçons me paraissaient péniblement limités à des préoccupations de pouvoir, des activités célébrant leurs prouesses physiques, tout ce qui flattait leur soif de domination. Centres d’intérêt qui m’apparaissaient comme futiles, dérisoires, vides.

Ces apparentes oppositions de genre peuvent avoir pour causes les injonctions sociales pesant sur l’un et l’autre sexe. L’imitation des modèles incarnés par les adultes ; une éducation inhibant les domaines de la sensibilité chez les uns, et la libérant chez les autres, les filles se trouvant plus facilement déchargées du poids d’avoir à prouver en permanence sa « force ». C’est ce qu’il m’a semblé constater ensuite : j’ai trouvé, dans les classes postérieures,  de plus en plus de copains intéressés par les sujets « humains », et comme moi narquois face aux « exploits sportifs ». Et bien des filles aujourd'hui, enfin admises dans la pratique sportive, manifestent le même intérêt pour les performances, les scores de matchs, les résultats de compétitions.

On trouve malgré tout la même prévalence, à l’âge adulte, des femmes dans les activités littéraires : dans les ateliers d’écriture, les hommes existent, mais ils sont rares. Rien qui contredise là encore l’hypothèse des conséquences d’une éducation, et de modèles sociaux, encore très largement genrés.

J’ai eu quelques amis hommes avec qui il était possible de communiquer sur nos vies intérieures et intimes, le « parler de soi » à côté de discussions politiques, ou théoriques. L’accès des hommes au monde intérieur est possible, mais il reste rare, encore souvent verrouillé par l’injonction faite aux hommes de se défier de tout ce qui est « faible » : révéler ses failles, ses souffrances, ses questionnements, découvrir que c’est là pourtant que réside une source incommensurable de notre humanité. « Un homme, ça ne pleure pas. » C’est essentiellement en la compagnie des femmes que je trouve ce qui m’importe le plus : le partage des expériences et des émotions, le goût de raconter « ce qui nous est arrivé » : la communication. C’est avec des femmes que j’ai le plus souvent correspondu. Avec des hommes, j’ai écrit des romans. C’est donc qu’elles « existent ». Qu’il y a bien une catégorie dont j’ai éprouvé la spécificité, que je privilégie pour partager l’écoute, la communication fine et sensible. Chez presque tous les hommes que je connais, on ne « se met pas en danger », on en reste à l’impersonnel, on n’a pas le désir de voyager en l’autre, dans le monde de l’autre. Mais c’est également le cas chez la plupart des femmes : il semble que cette prudence distante soit plus un trait sociétal de l’humain, que les stéréotypes de genre ancrent plus fréquemment chez ceux qu’on a assignés à une identité « masculine ». Mais dont ils soient tout à fait capables de se libérer, si leur désir et les circonstances les y poussent.

Et puis, bien sûr, et surtout, le « sexe ». La sensualité. L’émotion puissante devant la beauté. J’ai toujours été un « passionné des femmes », comme je le suis de certaines musiques, de l’écriture, de la douceur. Ce bouleversement total et vital devant « la beauté d’une passante ». Ce qui naît et se noue avec une femme, avec certaines femmes, l’embrasement de l’âme et des sens, l’urgence de se connaître, de se lancer à la découverte de l’autre, les voluptés de se rencontrer, le partage d’un essentiel qui rend la vie vivante, digne d’être vécue. Et l’anéantissement quand la relation finit, ce vide interminable quand on trouve au petit matin un mot, « je suis rentrée en Allemagne ». Quand cesse ce qui était beau, sans qu’on ait compris, parfois, « pourquoi ». Les souffrances du jeune Werther. Cela, je ne l’ai éprouvé, vécu, qu’avec des femmes. Aussi fortes et joyeuses qu’aient pu être mes amitiés masculines. Là, il n’y a pas de « question » : mais l’évidence, magnifique et tragique, des femmes.

Et pourtant, je ne me sens pas faire partie d’un peuple qui serait celui des hommes. Je ne me reconnais rien de semblable, rien d’essentiel en tout cas, avec ceux qui seraient mes congénères. Je ne partage pas leurs enthousiasmes et frénésies pour les rencontres sportives. Je ne me sens pas tenu de manifester une quelconque « virilité », qualité tautologique qui mêlerait musculature et transpiration, performances et domination, affirmation de soi et conquêtes de territoires, titres, possessions ou trophées don-juanesques, qui me paraissent plutôt relever du règne du gorille. Ni homme ni femme, si peu humains.

De même que la coloration plutôt blanche de ma peau, mes origines petites-bourgeoises et béarnaises, ma nationalité indubitablement française ne me rendent ni solidaire ni partisan des exactions commises par les détenteurs des mêmes « caractéristiques » apparentes, qui ne me semblent pas pouvoir me caractériser. Je me sens plus désireux d’une liberté et d’une égalité véritables entre hommes et femmes, de toutes carnations et nationalités, que bien des femmes ou des peuples victimes de discriminations.

Je me méfie de la croyance qu’il existerait une identité essentielle qui, angéliquement, disposerait à une bienveillance universelle, quand celle « contraire » condamnerait à agir en bourreau. J’ai rencontré toutes sortes de femmes « tyrannes », aussi désireuses de pouvoir et de domination que n’importe quel homme, je ne vois pas de différence marquée quant au service de leur intérêt. Les exemples politiques et historiques ne manquent pas. Je vois là un des principaux risques d’établir une différence a priori entre « hommes » et « femmes », comme nous y poussent certaines représentations : celui de se tromper d’ennemi. De voir chez certains, alliés possibles, des adversaires systématiques. Et de ne pas discerner les pouvoirs de nuisance de certaines, au motif qu’il s’agirait de femmes : à ce titre épargnées par le péché originel de la prédation, qui me semble pouvoir toucher tout le monde. Le même type d’erreur que celles commises par la démarche marxiste : à désigner le « bourgeois », le « réactionnaire », comme obstacle essentiel à une société égalitaire, on a sous-estimé les appétits destructeurs des cercles « progressistes » eux-mêmes. Certains ont mis du temps à convenir que les camarades soviétiques, chinois, cubains, n’avaient rien à envier aux dirigeants « impérialistes ».

Il semble que, sauf à les réguler, après en avoir pris conscience, nos appétits, besoins, désirs, nous poussent tous, aussi bien femmes qu’hommes, à privilégier nos intérêts, fût-ce au détriment de ceux des autres (c’est un peu une tendance de base du vivant …). Pas tout le temps et certains plus que d’autres, mais je crois artificiel et illusoire de distinguer les sexes en la matière.

 

Le principe linguistique des catégories est de différencier et d’opposer. Nommer, accoler un nom à une chose, un être ou une expérience, c’est effectuer une généralisation prédictive dans un but stratégique d’efficacité. Une fois pour toutes, la banane est un fruit que j’apprécie, et le concombre un légume qui me déplaît. C’est utile de le savoir, sans avoir à recommencer l’expérience à chaque fois. Un tigre est à priori davantage source de danger qu’un chat. L’amanite moins recommandable que le cèpe. Mais beaucoup de catégories sont plus discutables, sujettes à caution, sources d’erreurs d’appréciation : quantités de gens imaginent des risques inexistants associés aux mots « arabe », ou « musulman », « bourgeois » … « Hommes » … Il y a, concernant les gens, notamment, du cas par cas : il est patent qu’une certaine sorte de « musulmans », pourvus d’une ceinture d’explosifs et de kalachnikovs, est à éviter. Il y a plus de similitudes entre un « musulman », un « hindouiste », un « chrétien » intégristes, qu’entre deux progressistes de n’importe quelles nationalités et confessions. Les mots sont des tiroirs aux contenus fluctuants et peu fiables. Certains pensent qu’une « femme » peut se définir par sa capacité à enfanter : quid de celles qui sont stériles ? Ou ne le souhaitent pas ? Sont-elles quand même des « femmes » ?

Les catégories « hommes » et « femmes » ne me semblent fonctionnelles, pertinentes et utiles que dans certains cas, situations,, somme toute peu fréquents, où leurs différences jouent un rôle : rarement dans la pratique d’un métier ou d’une activité : deux contrôleurs viennent vérifier mon billet de train : une « femme » « noire » et un « homme » « balnc ». Cela ne fait aucune différence, n’importe pas, c’est l’habitude qui me fait repérer ces « caractéristiques » physiques qui ne caractérisent rien, n’ont pas plus de sens que s’ils avaient été petits ou grands, maigres ou gros, blonds ou roux. Ces adjectifs leurs sont des attributs, insignifiants, dont nous pouvons être tentés, parce qu’on nous l’a seriné, de faire des « essences », parce que nous croyons que le mot crée la chose : « Au commencement était le Verbe [...], et Il créa le Ciel et la Terre, [...] homme et femme Il les créa, et Il vit que c’était bon » : notre jubilation d’enfant à jouer à inventer le monde par la toute puissance (fantasmatique) de ses mots.

Abracadabra ! Je te transforme ... En ce que je veux. Merveille ou abomination, selon mon bon plaisir. Sorcière (promise au bûcher ou à la vénération) celle que je désigne comme telle.

C’est mon désir qui ordonnance le monde : ici les dangers, là les friandises convoitées, d’un côté les fruits savoureux, de l’autre ceux que je n’aime pas. Que mon contrôleur SNCF, « asexué », neutre (indifférent) présente des attributs qui éveillent mon désir, et « le » voilà (le français a perdu, par simplification, la catégorie grammaticale du Neutre) qui se métamorphose en « femme » (ou en « homme », bien sûr, pour une autre modalité d’appétit). En réalité, pas en « femme » mais en une sorte particulière de femmes, celle, mystérieuse parce qu’indéterminée, qui accélère mon rythme cardiaque, et, surtout, m’éveille l’âme. Suscite ce rare et inespéré retour à la vie : m’anime. Il peut s’agir de toutes sortes de « désirs », pas uniquement celui qui obsède les puritains, l’embrasement des sens. Il y a toutes sortes de « femmes » qui nous émeuvent, de regards qui semblent des promesses d’échanges délicats. Elles ne sont pas « femmes », toutes ces personnes que je croise dotées sans doute des caractères sexuels primaires et secondaires féminins, peu m’importe qu’elles puissent ou aient pu enfanter, allaiter, ça ne me concerne pas, ne m’intéresse pas : ce sont des « gens ». Non pas tous identiques et uniformes, bien qu’ils puissent me paraître tels dans l’indifférence de l’ennui qu’ils me procurent, tous différents au contraire de taille et corpulence, carnation, chevelure, types de vêtements, port de bijoux ou de lunettes, regard atone ou observateur ... La classification qui s’opère  distingue les « sympathiques » et les « antipathiques », au milieu de la masse des « sans intérêt ». C’est le sujet qui perçoit, analyse, définit : subjectivement. L’erreur des mots, c’est qu’ils prétendent à une universalité objective. On nous enjoint de nommer selon l’objet, et non selon le sujet et son expérience. Naïve confusion moquée des écrivains, qui savent ce qu’un mot veut dire : Ionesco nous rappelle que « Paris », en espagnol, se dit « Madrid », évidemment. Nous avons une étrange propension à croire qu’ « on est dimanche », ou « en été », ou qu’ « il est midi » : c’est à dire « l’heure de manger », comme le repos doit être dominical, et la plage estivale. Nous devrions tous identifier (nommer) identiquement une situation, selon l’usage qu’on nous en prescrit, en dépit de nos expériences singulières, des ressentis que nous en éprouvons. C’est probablement là que nous perdons l’une de nos premières libertés, quand on nous « apprend à nommer les choses », à coller sur chaque être, chose ou circonstance un nom unique et définitif : invariant. Comme si nos besoins, désirs, émotions ne variaient pas en permanence, si « l’ami » d’hier ne pouvait pas devenir « l’ennemi », ou « l’inconnu », d’aujourd’hui, si « l’amour » ne risquait pas de se muer en indifférence (ou l’inverse !) : « jurez-vous de l’aimer fidèlement et pour toujours, jusqu’à ce que la mort vous sépare ? »

Grands dieux, non ! Ce serait mensonge et parjure. Ce n’est qu’à moi que je peux être « fidèle » : comment saurais-je quels sentiments j’éprouverai dans une heure ? Nommer, c’est mentir, simplifier, mécaniser : enlever le désir du monde. A cette seconde, je t’aime, à cette autre je te déteste, une autre tu m’exaspère ou j’ai du désir ou je ne sais même plus que tu existes : nous occupons tour à tour tous les azimuts de la relation, la relation bouge, vit, respire. Sans doute chez certains moins que chez d’autres : c’est qu’ils ne s’y autorisent pas, que ça leur fait peur, qu’ils ne se sont pas aperçu que ça se passait comme ça, qu’ils trichent, s’en tiennent prudemment au formatage qu’ils ont subi, qui ne les gêne pas aux entournures, qu’ils ne ressentent pas étriqué. Une sorte de hidjab ou de niqab anti-désir. Les poètes savent cela, qu’il n’y a pas de catégorie intangible, ils essaient un mot à la place d’un autre, mélangent les « réalités », superposent, inversent : jamais « n’importe comment », tout n’est pas possible, on peut tout essayer mais tout ne marche pas : le sujet Se Croit Dieu Tout Créant, mais il ne l’est qu’en intention, il lui faudra apprendre à faire avec la matière, ses résistances, ses propriétés, et les désirs des autres. Le sujet désirant n’est pas le seul à désirer : on appelle « relation » la rencontre de deux délires, qui auront d’abord, pour converser, à s’accorder ... A passer en revue le monde, pour s’inventer un nouveau dictionnaire commun.

 Nous savons mal ce que nous sommes, ce que nous aimons, voulons, voyons, et cette mutabilité nous angoisse et nous est inconfortable : nous sommes pétris de tant de matières, reçues, absorbées, secoués de tant de pulsions : presque toutes « inavouables », puisque ne peut être dit que ce qui est conforme (aux préceptes du monde dans lequel nous vivons, à ses codes, ses normes).

Au moins aspirons-nous à nous inventer la permanence d’une « identité », un Nous invariant, pérenne, transcendant. Je suis ...  Je pourrais dire mille choses, mais il faut n’en garder qu’une. Qui éclipsera toutes les autres, les rendra, aux yeux de tous, in-signifiantes, négligeables : Je suis ... Il nous semble que, pour être, il faut forcément être quelque chose, et, idéalement, quelqu’un. Il faudrait « se faire un nom ». Un nom de quoi ? « Ils vont voir comment je m’appelle ! » « Ils vont voir qui je suis ! »

Non, qui es-tu ? Qu’es-tu ? Peu m’importe, devrait répondre l’être raisonnable : compte seulement ce que tu fais, ce que tu me fais (du bien, du mal, ni chaud ni froid), ce que nous pouvons faire ensemble : peu d’importance, ce que tu te dis, ton titre, le nom de ton personnage, le rôle que tu crois devoir jouer, dont tu crois qu’il t’a été assigné. Il l’a été, mais faut-il que tu te soumettes ?

On m’a dit « ce que j’étais », ce que j’étais censé être, on m’a nommé, j’ai été baptisé, c’est-à-dire rattaché, lié à une communauté, inféodé à elle, par le nom que je porte comme elle me l’a donné : pas pour rien qu’un « musulman » doit recevoir, et garder, un nom « musulman » : à vie (espère-t-on), membre servile, « respectueux », de la Umma. Un nom du calendrier chrétien. On nous apprend à répéter : « Je m’appelle ... » Puis « je suis ... ». Complétez selon les rubriques du formulaire : nationalité, date et lieu de naissance, sexe, profession ? Couleur de peau, religion, opinion politique, sport pratiqué, courant artistique, orientation sexuelle ? Je suis ... Français, né à Agen, famille aquitaine, désormais senior, homme, professeur, euh ... Pardon, désormais retraité, Blanc, extrêmement athée, extrêmement à gauche, marcheur ex- joueur de tennis et ex- pratiquant de sabre japonais, plutôt baroque, hétéro. Beurk. Pas une de ces appartenances que je ne récuse, que je ne réfute, privée de sens, ou sans importance, variable, changeante, imprévisible, incertaine, trop vague. Pas une de ces appartenances à laquelle je me ressente à appartenir, dont je me sente intégralement proche : ça dépend, ça dépend avec qui, et pour quoi faire.

Certes, tous ces traits qui me composent influent sur ce que je ressens, désire, pense, fais : je ne peux m’abstraire, pas totalement : pas si je n’agis pas activement sur mes conditionnements, de l’âge qui pèse sur mes articulations, des hormones que charrie mon sang, de la parole de mes ancêtres, des croyances serinées par mon milieu, des intérêts qui guident mes actes sociaux : mais je ne suis aucun de ces traits, aucun ne peut à lui seul, et de manière mécaniquement identique à tous les porteurs du « même » trait, dicter et définir mes actes, mes désirs, mes représentations. Il y a mille façons d’être homme, juif, noir, français. Je me sens plus de parenté (malgré l’irréductible altérité) avec un être qui serait femme, noire, catholique modérée et artiste, qu’avec un homme blanc nationaliste, extrémiste, suprémaciste, par exemple.

Il semble absurde de se demander : « est-ce que les femmes (et donc les hommes) existent. » Une femme (ou un homme) pourrait répondre : « évidemment. J’existe, moi, non ? »

Evidemment. L’illusion n’est pas que nous existions : mais en tant que quoi ? Quel nom générique nous attribuons-nous, et pourquoi celui-là, dans quelles intentions, avec quels profits, et à quels coûts ? Que nous soyons porteurs de traits sexuels, ethniques, sociaux, culturels, etc., et qu’ils nous influencent, n’implique pas que nous nous définissions, limitions, réduisions par et à l’un d’eux : selon notre lubie, que nous brandissions les hasards de notre anatomie, lieu de naissance, langue maternelle, coutumes pour déclarer : « Voici ce que je suis ! Avant tout le reste, et plus que tout. »

C’est plus simple quand ça ne bouge pas. Quand on « sait » une fois pour toutes. Plus facile pour tracer les camps. Savoir qui on doit haïr et combattre. Sous quelle bannière se mettre en ordre de marche. Ça dépend : pour moi, c’est imprévisible, j’ignore aujourd’hui qui et ce que je serai demain, ce que j’aimerai, ce dont je n’aurai plus envie. Ça dépendra de qui je rencontre, de ce qu’on fera ensemble. Qui connaît ses désirs ?

 

Le modèle de la violence ordinaire : A normal family, film de Jin-Ho Hur

 poster du film Bande-annonce A Normal Family

 

Intéressant, fait écho à notre actualité : violence de gamins, qui ont celle de nos sociétés de compétition en exemple, en modèle, et les arrangements opportunistes de leurs parents avec la loi : chacun voit ses intérêts à sa porte 

En thérapie ... musicale ! (un bonheur)


poster du film Bande-annonce Les Musiciens

Enchanté par ce film : pas facile de s'accorder pour jouer (de la musique) ensemble : il y a le choc des égos, les lubies, les certitudes, les exigences de stars ... Et le non-héros Frédéric Pierrot vient dénouer les fils, avec sa patience maladroite, s'essaie malgré tout à faire advenir un peu de parole. Loin du clinquant, la belle humanité de l'acteur suggère une possibilité de chemin vers la beauté : la difficile ascèse de l'écoute.

lundi 26 mai 2025

L'étang noir

 

Pourquoi écrire, pourquoi ne pas écrire ?

 

Quand t’as les boules. Quand il faut que tu leur signales. Ça changera rien. Ils s’en foutent. Leur « engagement », c’est de la rigolade, pour faire genre, genre concerné, qui s’en fout pas, à gueuler à brandir, bannières et pancartes, défilements en rangs serrés, jouissance d’avoir raison, d’être du bon côté, de l’Histoire, du manche, les résultats ils s’en foutent, y en a pas ils font rien pour, ils s’en branlent, c’est juste pour être fiers, Voyez ! On l’a fait, on était là, on s’est « opposés », peut rien nous reprocher.

Je sais bien. Ça leur va comme ça, au fond, juste le plaisir de s’en plaindre, c’est plus simple que d’agir pour de vrai : on aime les Héros, qui prennent le maquis, et puis rendent leurs armes quand c’est fini, rentrent chez eux, font comme si c’était réglé, on cherche pas trop les pourquoi. On célèbre la libération et on se dit à la prochaine, contents de soi.

Je sais bien. Toi non plus ça sert à rien. T’as bien le droit de faire comme eux, péter un bon coup, ça soulage (« Mon Dieu ! Que cet homme est vulgaire ! », se récrie la baronne).

Révolte à deux balles. Tu gueules pour gueuler. Ça fait s’envoler un jet de cormorans, ou d’autre chose, tu connais mal les oiseaux, même pas sûr que ça soulage, l’étang noir toujours aussi désert, y a vraiment personne dans ces forêts, c’est sinistre, au moins ils sont pas là à venir te faire chier, avec leurs règlements, leurs manies, leurs lubies, leurs exigences, leurs certitudes, leurs excommunications, et leurs considérations au ras de la piste de danse

Tu crois valoir mieux qu’eux ?

Mais c’est quoi, cette vision, t’es devenu comme eux ? « Valoir mieux », évaluer, classer, faire des palmarès, podiums, tu crois que c’est ça qui compte ? On s’en fout, de « comparer », savoir qui est plus honorable, plus vertueux, plus révolutionnaire, la seule question c’est qu’est-ce qu’on peut y faire ?

A quoi ?

Justement, c’est la question.

En tout cas, fais gaffe au pavé dans la mare. Des fois, ça éclabousse.

Tu parles ! Y a personne, dans cette forêt, qui veux-tu qui le remarque ? En vrai, ils s’en foutent, ils grognent un peu pour la forme, ils te classent dans les « originaux », les bizarres, les agités du carafon, mais ils voient bien que tu tenteras rien de sérieux, t’es pas le genre à prendre des risques, tout péter : ça sert à rien, ils réparent derrière toi en un tournemain, ils font marcher les assurances, et t’oublient le jour même, et c’est pour toi les emmerdes, t’as gâché le peu de plaisirque t’avais, pour que dalle. L’héroïsme, c’est pour les cons. Les prétentieux. Qui croient qu’ils peuvent, qu’ils vont, qu’il faut sauver le monde. Pauvres pommes ! Sauve-toi toi-même, si tu peux, s’il y a quelque chose à sauver. Un peu d’amour, au fond de lits secrets, un peu de chaud de peau et de tendresse, si tu as eu la chance d’en trouver.

L’étang est noir, et le jour baisse.